Dossier pédagogique - Parcours Exposition

 

CHARLOTTE
PERRIAND

Du 7 dÉcembre 2005 au 27 mars 2006

 
 

Charlotte Perriand, 1974. Photographie Pernette Perriand-Barsac et Jacques Barsac/AChP © AChP 2005

INTRODUCTION

LE MOBILIER MÉTALLIQUE ET L'ESPRIT MODERNE
Les débuts d'une carrière

LE LOGEMENT MINIMUM
Les théories novatrices des CIAM

L'ENGAGEMENT POLITIQUE
Le rôle des intellectuels et des artistes à partir de 1930

L'ART BRUT
La recherche d'une création naturelle

LE JAPON
Un écho aux théories corbuséennes

L'ÉQUIPEMENT COLLECTIF
Les maisons d'étudiants à Paris

L'ART D'HABITER
Créer pour tous

LE BRÉSIL
Nouvelles formes et nouveaux matériaux

LA PASSION DE LA MONTAGNE
Privilégier la relation intérieur-extérieur

LA MAISON DE THÉ
Entre tradition et modernité

BIBLIOGRAPHIE

 

INTRODUCTION

Cette exposition rétrospective présente une étude approfondie du travail de Charlotte Perriand, artiste majeure du 20e siècle. Dans un parcours chronologique, à travers la reconstitution de nombreux espaces, elle met en valeur tant l'architecte que la designer d'un mobilier original.

À ses débuts remarqués de créatrice de meubles modernes en 1927 font suite ses recherches menées sur l'habitat minimum, les maisons de week-end et les refuges de montagne. Son engagement politique en faveur de la cause sociale est évoqué avec la réplique de la fresque de 16 mètres de long, intitulée la Grande Misère de Paris. Charlotte Perriand exprime, dans ce photomontage, les revendications ouvrières de 1936 : retraites, conventions collectives, allocations familiales et congés payés.

Un espace est ensuite consacré à ses séjours à l'étranger. Le Japon, tout d'abord, où elle est invitée peu avant la Deuxième Guerre mondiale comme conseillère dessinatrice en art industriel. Elle retrouve, dans cette culture traditionnelle, un écho favorable aux recherches architecturales de Le Corbusier. Le Brésil, ensuite, est pour elle l'occasion de découvrir un pays à l'exotisme généreux.

À son retour, Charlotte Perriand reprend ses recherches sur l'équipement collectif lors de l'aménagement de la Cité Internationale Universitaire de Paris vers 1952. Ses réalisations aux côtés d'architectes de renom comme Le Corbusier ou le Brésilien Lucio Costa sont ici reconstituées. L'étape suivante présente son mobilier en métal et bois édité par la galerie Steph Simon.

Tout au long de sa vie, Charlotte Perriand voue une passion à la montagne. Devant la démocratisation des sports d'hiver, elle se préoccupe de l'aménagement de nouveaux complexes et participe à la création de la station des Arcs en Savoie (1967-1989). Cette réalisation voit l'aboutissement de ses recherches sur l'habitat collectif et l'aménagement d'intérieur. En témoignent les salles de bains et cuisines préfabriquées présentées ici.

L'exposition prend fin avec son ultime création, virtuellement reconstruite, sa Maison de Thé (1993), un espace éphémère dédié au recueillement et à la méditation.

 

 

LE MOBILIER MÉTALLIQUE ET L'ESPRIT MODERNE
Les débuts d'une carrière

Charlotte Perriand naît à Paris en 1903. Après des études à l'Union Centrale des Arts Décoratifs sous la direction d'Henri Rapin, elle réalise quelques meubles pour des commandes privées.

 

L'appartement-atelier de la place Saint-Sulpice

Sa carrière d'architecte-designer démarre véritablement avec le mobilier métallique qu'elle crée pour son appartement-atelier de la place Saint-Sulpice et qu'elle présente au Salon d'Automne de 1927. Ce « Bar sous le toit » lui vaut d'élogieuses critiques car Charlotte Perriand réussit à donner à cet espace une atmosphère à la fois luxueuse et décontractée, représentative du courant avant-gardiste.
En effet, en rejetant les préceptes des arts décoratifs dénoncés comme « survivance du passé », les créateurs de l'époque expérimentent des matériaux modernes, industriels, comme les toiles tendues, les nouveaux bois contreplaqués et le tube d'acier que Marcel Breuer utilise depuis 1925. Ils démontrent, par la plasticité de leurs créations que ces médiums ne sont pas réservés aux lits d'hôpitaux ou aux bicyclettes.

Charlotte Perriand, Table extensible, 1927
Cadre en aluminium. Piétements en tube d'acier chromé
Plateau recouvert d'une feuille de caoutchouc déroulante
grâce à des roulements à bille
72 x 180 x 91 cm

Pour la salle à manger de cet appartement, Charlotte Perriand résout ingénieusement le problème du manque de place. Visuellement, l'espace est agrandi grâce aux nombreux miroirs qui tapissent les meubles et les murs. Elle invente une Table Extensible en bois et en aluminium permettant de passer de cinq à huit convives grâce à un mécanisme interne tout à fait novateur. Entraînée par une manivelle placée sur le caisson, la surface caoutchoutée du plateau glisse sur des rails jusqu'à la longueur souhaitée. Des tubes de chauffage courbés sont détournés de leur usage premier pour réaliser le châssis chromé ; quant au plateau, il est constitué de fines lattes de bois.
Autour de cette table prennent place des Fauteuils Pivotants B 302 construits sur le modèle des tabourets tournants de cuisine. Charlotte Perriand leur ajoute un dossier de cuir rembourré, fixé sur un tube en acier courbé pour maintenir le dos et rendre la station assise plus confortable. Dans le but d'égayer la pièce et de donner une ambiance plus bohême à l'appartement, les couleurs disponibles pour les parties métalliques ou pour les cuirs sont multiples (beige, bleu, rouge ou vert).
Enfin, la pièce est éclairée par un puissant phare de voiture acheté au Salon de l'Automobile.

 

Dans l'atelier de Le Corbusier et Pierre Jeanneret

Son succès soudain en tant que spécialiste de l'aménagement d'intérieur et du mobilier la conduit à s'intéresser à l'architecture. Après avoir poussé la porte de l'atelier d'architecture de Le Corbusier et Pierre Jeanneret, elle est engagée comme associée en 1928.
Elle doit veiller à l'élaboration du programme « des casiers, des sièges et des tables » et assurer l'exécution du mobilier destiné à leurs réalisations. Dans le même temps, Le Corbusier et Pierre Jeanneret la chargent d'équiper la villa du banquier La Roche dans le 16e arrondissement et celle de la famille Church à Ville d'Avray. Elle crée alors un mobilier devenu emblématique parmi lequel un fauteuil et une chaise longue.

Le Corbusier, Charlotte Perriand, Pierre Jeanneret
Grand Confort, 1928

Ossature métallique. Coussins en cuir amovibles
67 x 97 x 70 cm

Le fauteuil Grand Confort adopte une structure légère en tube d'acier laqué enveloppant des coussins de cuir rembourrés par des plumes. Ce « panier à coussins », comme elle le nomme alors, est son adaptation moderne du fauteuil Club anglais. Celui qui est présenté ici appartenait à la conceptrice et se distingue par sa légère inclinaison vers l'arrière pour en augmenter le confort.

Pour la bibliothèque de la Villa Church, Charlotte Perriand crée la Table B 308 dont la particularité réside dans la séparation du plateau et du piètement. Pour ce dernier, la créatrice opte pour un tube ovoïde en tôle d'acier laqué trouvé par hasard dans un catalogue de produits aéronautiques. Des petits amortisseurs en caoutchouc sont vissés dans le métal et soutiennent la grande vitre de verre qui semblent flotter.

Le Corbusier, Charlotte Perriand, Pierre Jeanneret
Chaise longue, B 306
, 1928/1932

Piétement en H en acier laqué. Structure supérieure en acier chromé
Assise à réglage continu
70 x 57 x 160 cm

Charlotte Perriand, Pierre Jeanneret et Le Corbusier associent encore une fois le cuir et le métal lors de l'élaboration de la fameuse Chaise Longue B 306. Après plusieurs essais peu concluants au niveau du dossier et du piétement, ils posent la toile du matelas en cuir de poulain sur une structure de fils d'acier fixée par des ressorts à l'ossature métallique. Pour le piétement, les trois associés réutilisent le tube d'avion de la grande table de verre sur lequel ils fixent quatre pieds de forme conique. Cette chaise longue ne comporte aucun mécanisme et peut être utilisée par simple glissement comme fauteuil, siège de repos ou rocking-chair.

 

Salon d'Automne, 1929 : la rationalisation de l'espace

Tout ce mobilier est présenté au Salon d'Automne de 1929 sous l'appellation Equipement intérieur de l'habitation. Sur une surface de 100 mètres carrés, Le Corbusier, Pierre Jeanneret et Charlotte Perriand exposent le fruit de leurs recherches.
L'organisation, désormais fonctionnelle, correspond aux études sur la réforme des pratiques domestiques et la rationalisation de l'espace. Ce dernier devient modulable notamment grâce à des cloisons coulissantes. L'espace à vivre est composé d'un grand salon, de deux chambres, d'une cuisine et d'une salle de bain. La cuisine est séparée de la salle à manger par des casiers métalliques utilisables des deux côtés et pouvant servir de passe-plat.
L'atmosphère moderniste qui se dégage de cet appartement est rendu possible grâce à la richesse des matériaux comme le verre et le métal. Le sol est recouvert de grandes dalles transparentes posées sur une couche de sable. Les meubles chromés scintillent et se réfléchissent dans les nombreux miroirs.

L'aménagement de cet espace d'exposition reflète la conception nouvelle de Charlotte Perriand en matière d'architecture intérieure. Le mobilier est conçu pour être utilisé indépendamment des pièces : le Fauteuil Pivotant, la Chaise Longue ou le Grand Confort trouvent aussi bien leur place dans une salle à manger, un bureau ou un salon. C'est désormais le propriétaire du lieu qui est considéré comme le créateur de son espace et non plus le décorateur. Devant le succès de cette exposition, la firme Thonet décide d'éditer le mobilier de Le Corbusier, Pierre Jeanneret et Charlotte Perriand.

 

L'Union des Artistes Modernes (UAM)

Cette même année, Charlotte Perriand, René Herbst, Pierre Chareau s'éloignent de la conservatrice Société des Artistes Décorateurs et fondent l'Union des Artistes Modernes (UAM). Présidée par Robert Mallet-Stevens, elle regroupe des artistes réunis par affinités esthétiques parmi lesquels Francis Jourdain, Raymond Templier, Eileen Gray, Jean Prouvé, Louis Sognot et Charlotte Alix… Ils incarnent une avant-garde désireuse de concilier modernisme et rationalisme tout en préservant la grande tradition de l'art décoratif à la française. L'UAM organise sa première exposition collective en juin 1930 au Pavillon de Marsan du Musée des Arts Décoratifs.
Pendant 4 ans, l'Union des Artistes Modernes exposera des créations de luxe innovantes, toujours dans l'esprit moderniste et fonctionnaliste. Les statuts plutôt vagues de l'UAM, les divergences théoriques internes et les critiques accusant les artistes de sympathie pour le régime soviétique aboutissent, en 1934, à la publication d'un manifeste dans lequel ils réaffirment leurs théories.

 

 

LE LOGEMENT MINIMUM
Les théories novatrices des CIAM

La volonté de promouvoir une architecture et un urbanisme fonctionnel, rassemble, à partir de 1928, une trentaine d'architectes européens sous l'appellation CIAM (Congrès Internationaux d'Architecture Moderne). Les figures les plus emblématiques en sont Walter Gropius, Gerrit Rietveld, Ludwig Mies van der Rohe et José Lluis Sert. Emmenés par Hélène de Mandrot, Le Corbusier et Sigfried Giedon, leur but est d'apporter une réponse au développement hasardeux des villes. Ils se réunissent en Congrès annuel, chacun traitant d'un thème précis : « Etude du lotissement rationnel », « Etude de l'habitat humain », « Etude du problème logis et loisirs »…

En 1933, lors du IIIe Congrès, les théories novatrices de ces avant-gardistes sont mises en forme, sous le titre de Charte d'Athènes. Les membres insistent sur « la nécessité d'une conception nouvelle de l'architecture, qui satisfasse aux exigences matérielles, sentimentales et spirituelles de la vie présente ». (Le Corbusier, La Charte d'Athènes)
Quatre préceptes majeurs peuvent être dégagés et forment le style dit « International » : maximum de rendement,  modularité, concept de zone et  préfabrication des éléments.

Le premier de ces principes fondamentaux est illustré par Le Corbusier en 1929 au IIIe congrès des CIAM à Bruxelles. Il y présente ses recherches sous le titre : La cellule de 14 m2 par habitant. Tous les mouvements des occupants sont étudiés et analysés dans le but de réduire l'espace de vie tout en le rendant le plus fonctionnel possible. L'espace d'habitation est conçu comme ceux que l'on exécute à l'époque pour les bateaux et les trains wagons-lits. Le but est de tirer le maximum de rendement d'un minimum d'espace.

 

Le principe de modularitÉ : la Maison de week-end

Le principe de modularité est exposé au grand public lorsque les membres de l'UAM répondent au concours organisé en 1934 par Paul Breton, en collaboration avec la revue L'Architecture d'Aujourd'hui. Le thème porte sur « La maison individuelle, pour une famille composée des parents et de trois enfants ». L'année suivante, ces mêmes architectes sont invités à réfléchir à un nouveau programme : « Une maison de week-end ». Il stipule que cette maison doit pouvoir accueillir les parents, trois enfants et deux invités. La structure doit être légère et aisément démontable. Les meilleurs projets sont exposés à la 2e Exposition de l'habitation en 1935.

L'originalité de la Maison de Week-end de Charlotte Perriand réside dans l'extrême modularité de l'architecture intérieure et extérieure. Conçue comme une grande tente de bois et de métal posée sur une plate-forme à 50 cm du sol, cette maison est constituée de plusieurs cellules de 9 m2, juxtaposables les unes aux autres, selon les besoins et le budget des commanditaires. Elle développe le concept de « zonage », qu'elle avait expérimenté avec Le Corbusier lors du Congrès de Bruxelles, en ayant recours à des cloisons coulissantes pour segmenter l'appartement selon les besoins de ces occupants.

 

La prÉfabrication : le refuge bivouac

Charlotte Perriand, architecte, André Tournon, ingénieur
Refuge Bivouac
,
1936-1937

Enfin, lors de la construction d'un refuge de haute montagne, en collaboration avec André Tournon, Charlotte Perriand s'applique à mettre en pratique le concept de préfabrication.
Le refuge bivouac pour 6 personnes s'élève sur le col du Mont-Joly, près de Megève en Haute-Savoie. Tous les éléments y sont préfabriqués et s'organisent autour d'une ossature métallique tubulaire. Il est décidé d'utiliser des éléments en aluminium pour les nombreuses qualités que possède ce matériau. Il est léger (le transport peut donc se faire à dos d'homme), robuste (il peut résister aux difficiles conditions atmosphériques), isolant thermique et peu cher. Enfin, cette construction adaptable à tous les emplacements, peut être montée et assemblée en seulement 4 jours. Pour l'espace intérieur réduit (8m2), Charlotte Perriand imagine un équipement compact et facilement transformable. Les sommiers de bois des lits sont amovibles et servent de banquettes dans la journée, des tabourets cubiques servent de rangements pour les affaires personnelles…

Son projet suivant, le refuge tonneau, apporte des améliorations au niveau structurel mais reste inabouti pour des raisons de financement.

 

 

L'ENGAGEMENT POLITIQUE
Le rôle des intellectuels et des artistes à partir de 1930

Les effets de la crise de 1929 ne commencent à se faire sentir en France que vers 1930-1931. Ils se manifestent par une chute de la production surtout dans le domaine agricole et dans les branches anciennes de l'industrie comme la métallurgie et le textile. Le chômage atteint le chiffre considérable pour l'époque de 500 000 personnes et touche en grande majorité la classe moyenne urbaine et rurale.

Beaucoup d'intellectuels et d'artistes pensent que la crise leur attribue le rôle de « directeur de conscience ». Comme pour montrer l'exemple, bon nombre d'entre eux optent pour un engagement révolutionnaire. L'Association des Ecrivains et des Artistes Révolutionnaires (AEAR) est créée en 1932 sous l'impulsion de Paul Vaillant-Couturier, rédacteur en chef de l'Humanité. Elle rassemble dans ses rangs « pour la lutte aux côtés du prolétariat contre le fascisme et l'impérialisme » de nombreux intellectuels et artistes proches du parti communiste et représentatifs de « la littérature et de l'art non-conformiste » comme Signac, Gide, Eluard, Hélion, Jourdan, Giono, Malraux et Charlotte Perriand.

 

La Maison du Jeune Homme, 1935

Ses convictions politiques influent sur son travail, notamment lors de « l'Exposition internationale de Bruxelles » en 1935. Elle réalise en compagnie de René Herbst, Louis Sognot, Le Corbusier et Pierre Jeanneret un espace intitulé La Maison du Jeune Homme , une réflexion commune sur l'espace d'habitation d'un jeune homme en 1935. Ils décident que cet habitat type s'adresse avant tout à un jeune homme sportif et cultivé.

Le Corbusier, René Herbst, Pierre Jeanneret,
Louis Sognot et Charlotte Perriand
La Maison du Jeune Homme,
Exposition internationale de Bruxelles, 1935

L'espace est symboliquement scindé en deux « zones », une synthèse harmonieuse du corps et de l'esprit. L'atelier Le Corbusier se consacre à la pièce réservée à l'activité intellectuelle, René Herbst à la salle de gymnastique. Il y dispose un rameur, des anneaux, un trapèze, des cordes, un punching-ball et ses célèbres chaises en sandows.
Cette pièce, mise en valeur par une fresque de Fernand Léger, est séparée de la salle d'étude par un mur-filet retenant les ballons de basket.
Le Corbusier, Pierre Jeanneret et Charlotte Perriand imaginent pour celle-ci un mobilier fabriqué en grande partie à l'aide de matériaux naturels. Charlotte Perriand expose pour la première fois son fameux fauteuil en bois paillé qui prend place devant une grande table au lourd plateau d'ardoise.

Le long du filet est présenté un important meuble à casiers de rangement, « Manifeste à la gloire de Paris », sur lequel Le Corbusier évoque les « Temps Nouveaux ». Il dessine sur une des portes son « Plan Voisin », un vaste projet d'urbanisme parisien élaboré en 1925. Ce programme prévoit, outre de raser le centre de Paris, la construction d'une cité d'affaires et d'une cité de résidence. La gare centrale se trouve entre les deux cités et deux grands axes autoroutiers traversent la ville du Nord au Sud et d'Est en Ouest. Enfin un autre dessin à la gloire de Gustave Eiffel est reproduit sur le flanc de ce meuble « unique et lourd d'intentions » comme le décrit Charlotte Perriand.
Sur un des murs en ardoise de cette salle de travail, elle trace à la craie le plan de cette habitation idéale et inscrit les noms de tous les créateurs ayant participé à ce projet. Leur appartenance aux groupes CIAM ou UAM est clairement soulignée pour faire connaître ces mouvements d'artistes, engagés à bâtir dans la modernité un nouvel art de vivre.

 

Le Salon des Arts Ménagers de 1936

Charlotte Perriand ne peut rester à l'écart de l'élan, tant intellectuel que politique, en direction des classes populaires. Elle participe au Salon des Arts Ménagers de 1936 dont l'ambiance est, cette année-là, plus à l'équipement qu'à la décoration.
Chaque architecte participant est tenu d'agencer un espace réduit de trois mètres sur 4 correspondant à la surface moyenne d'une pièce dans une Habitation Bon Marché (ancienne HLM).

Salle de séjour à budget populaire,
3e Exposition de l'habitation, Salon des arts ménagers, 1936

Pour répondre aux contraintes économiques difficiles, Charlotte Perriand propose, en compagnie d'autres architectes, un mobilier accessible aux classes moyennes particulièrement frappées par la crise. Dans un espace ouvert sur une terrasse, elle crée une grande table en chêne massif pour les repas, des Fauteuils pliables et empilables en tube (édités par Thonet) et présente des casiers de rangements métalliques de la maison Flambo. André Hermant installe un meuble de rangement pratique, Francis Jourdain et André Louis disposent une petite table de fumeur.

Charlotte Perriand, La Grande Misère de Paris,
3e Exposition de l'habitation, Salon des arts ménagers, 1936

Dans une autre pièce, elle évoque, à travers un gigantesque photomontage appelé La Grande misère de Paris, la situation déplorable de ses habitants. En effet, Paris est à cette époque en pleine mutation. La ville s'étend dans la plus totale anarchie bien au-delà des limites historiques que sont les fortifications. Les plans d'urbanisme se succèdent, cependant aucun ne se concrétise. Charlotte Perriand désire interpeller l'opinion et les pouvoirs publics. Elle imagine cette « fresque » de près de 16 mètres de long composée de photos des beaux quartiers, d'immeubles de banlieue, de scènes de la vie quotidienne sur lesquelles elle écrit: «  surpeuplement, misère du logement, maladies », « l'argent existe », « du travail pour tous », ce qui lui vaudra d'être qualifiée de communiste.

 

Le Front populaire et l'organisation des loisirs

1936, les partis de gauche regroupés en une coalition, le Front Populaire, remportent pour la première fois en France les élections. Léon Blum, Président du Conseil, forme un gouvernement composé de socialistes, de radicaux, soutenu par les communistes. Presque simultanément, de grandes grèves ouvrières éclatent et paralysent le pays tout entier. Près de deux millions de salariés occupent leur lieu de travail et menacent la paix sociale. En juin, à la demande de Léon Blum, les représentants du patronat et les syndicats ouvriers se rencontrent pour signer les accords de Matignon. Les travailleurs obtiennent l'augmentation des salaires, les congés payés, la limitation du temps de travail et la reconnaissance du droit syndical. Pendant l'été 1936, les ouvriers partent pour la première fois en congés payés.

Désormais est privilégiée l'organisation des loisirs, même en architecture. Le concours organisé par L'Architecture d'Aujourd'hui lors de l'Exposition de l'Habitation n'est autre qu'« Une cité de week-end située dans la presqu'île de la Cride dans le Var ». Charlotte Perriand y participe.

 

Sa collaboration pour le ministÈre de l'Agriculture

Août 1936, Charlotte Perriand est chargée par le ministre de l'Agriculture, Georges Monnet, de transformer la salle d'attente du ministère en un lieu de propagande. Elle reprend le mode d'expression « réaliste, accessible, compréhensible et efficace » utilisé pour La Grande Misère de Paris, collant, à même les murs, d'imposantes photographies sur le monde agricole. La présentation est thématique : une cloison est dédiée aux dures conditions de travail des paysans, celle qui lui fait face prône les avantages du progrès technique. Sur le mur qui les relie, elle positionne des diagrammes de production et des cartes de la France pour expliquer au public l'intérêt de la politique agricole du gouvernement mais aussi la légitimer.

Charlotte Perriand et Fernand Léger
Pavillon du ministère de l'Agriculture
, Exposition internationale des arts
et techniques dans la vie moderne, Paris, 1937

Photomontage

Sa collaboration avec le ministère de l'Agriculture se poursuit avec l'Exposition Internationale de 1937 à Paris. Dédiée aux « arts et techniques de la vie moderne » elle se tient dans un contexte international trouble : guerre civile en Espagne, montée du fascisme en Italie et du nazisme en Allemagne. Charlotte Perriand réalise avec Fernand Léger l'identité visuelle du Pavillon de l'Agriculture situé Porte Maillot. En utilisant une nouvelle fois la technique pédagogique du photomontage, elle illustre la politique agricole du Front Populaire sur les grands panneaux de bois qui forment le pavillon. Les slogans se détachent en grosses lettres. Ils expriment les idées de l'époque : conventions collectives, limitation de la journée de travail, retraite, allocations familiales. Ils soulignent aussi les bienfaits de la politique gouvernementale : «  l'effort collectif des masses reçoit le soutien financier de l'état, les travailleurs doivent bénéficier d'une juste rémunération, l'action concertée de l'Etat et de la profession doit équilibrer production et consommation » etc.

 

Le Pavillon des Temps Nouveaux

Juste à côté de la Porte Maillot, Charlotte Perriand coordonne en même temps la réalisation du Pavillon des Temps Nouveaux dont elle est le maître d'œuvre. Ce « musée d'éducation populaire » est imaginé par Le Corbusier comme une grande tente mobile de 31m sur 35 à l'intérieur de laquelle sont montrées les possibilités et les qualités de l'urbanisme moderne. Le but de ce pavillon est didactique. Il faut « éclairer et éduquer la population, lui faire comprendre les causes véritables de tout son mal (…) ».
Beaucoup d'artistes des CIAM, reconnus au niveau international illustrent les quinze thématiques différentes exprimées dans cet immense espace : charte de l'urbanisme, plan de Paris, la misère de Paris, les îlots insalubres, les quatre fonctions de l'urbanisme, les travaux des CIAM …
La réalisation difficile de ce Pavillon des Temps Nouveaux, notamment pour des raisons économiques, idéologiques et humaines, conduit Charlotte Perriand à laisser la maîtrise d'ouvrage à André Masson et à quitter l'atelier de Le Corbusier.

 

 

L'ART BRUT
La recherche d'une création naturelle

Pendant leurs temps libres, Charlotte Perriand et Pierre Jeanneret parcourent les côtes françaises à la recherche de toutes sortes d'objets façonnés par la mer. Ils ramènent de leurs périples des galets, des bouts de bois, des squelettes de poissons, polis et mis en forme par les va-et-vient de la mer. Ils visitent aussi des entrepôts et des décharges où ils récoltent des pièces de métal aux silhouettes inattendues. Une fois de retour à Paris, ces trouvailles sont nettoyées, exposées, photographiées et accèdent au statut d'œuvres d'art.
Charlotte Perriand et Pierre Jeanneret donnent à cette création naturelle dépourvue de démarche artistique l'appellation d'« art brut ».

 

 

LE JAPON
Un écho aux théories corbuséennes

Depuis 1868 et l'avènement de l'ère Meiji, le Japon se modernise en prenant modèle sur l'Occident. Le pays passe rapidement d'un état féodal vivant en autarcie à un pays capitaliste ouvert sur le monde grâce à la politique du « gouvernement éclairé » (Meiji). Le Japon fait appel à des spécialistes internationaux dans tous les domaines : les Britanniques se chargent des chantiers navals, les Américains de la bourse et de l'industrie. La France est consultée pour les domaines de la mode et des arts. De nombreux étudiants japonais sont envoyés en formation en Europe et aux Etats-Unis. Kunio Maekawa et Junzo Sakakura, jeunes architectes nippons, viennent, par exemple, travailler dans l'atelier Le Corbusier.

 

1940, conseillÈre dessinatrice en art industriel

En 1940, Charlotte Perriand est appelée au Japon par le ministère impérial du Commerce. L'invitation officielle précise qu'elle sera « conseillère de l'art industriel du Bureau du Commerce, auprès du ministère impérial du commerce et de l'industrie ». Bien que ce pays soit pour elle « le bout du monde », elle accepte, d'autant plus que la France est en guerre et en pleine débâcle militaire.
Résidant à l'Hôtel Impérial construit par l'architecte américain Frank Lloyd Wright, elle découvre une nation émergente et moderne, mais qui paradoxalement préserve des coutumes d'un autre temps. En architecture, elle trouve l'illustration grandeur nature des théories apprises à l'atelier Le Corbusier : harmonie et cohésion entre architecture intérieure et extérieure, espace intérieur modulable et standardisation des éléments. «  Etablir un standard, c'est déduire un type reconnu conforme aux fonctions, à rendement maximum, à emploi minimum » (Le Corbusier, Vers une architecture).
Son rôle consiste à orienter l'industrie japonaise vers l'Occident. Elle donne des conférences et enseigne auprès de jeunes architectes. Lors de ses nombreuses visites dans le pays, elle remarque les qualités de l'artisanat local. Enfin, elle s'imprègne de la philosophie et de l'art de vivre japonais.

 

Les sÉjours de 1941 et 1953

L'année suivante, elle organise une exposition intitulée Sélection, Tradition, Création dans les grands magasins Takashimaya de Tokyo et d'Osaka. Il s'agit de montrer comment la production japonaise peut s'adapter aux usages occidentaux. À côté de réalisations traditionnelles, Charlotte Perriand expose ses propres créations, notamment la transposition en bambou de la chaise longue de 1929 et son fauteuil pliable de 1936.

Suite à l'entrée du pays dans le conflit mondial, Charlotte Perriand est obligée de quitter le Japon dans l'urgence. Elle se réfugie en Indochine et ne réussira à rentrer en France qu'en 1946.

Charlotte Perriand, Chaise empilable, Ombre, 1955
Contre-plaqué cintré teinté
64 x 50 x 51 cm

Lors de son deuxième séjour en 1953, Charlotte Perriand organise une exposition collective avec Fernand Léger et Le Corbusier. Intitulée Synthèse des Arts, cette manifestation illustre l'association des arts plastiques avec l'équipement intérieur de l'habitation. À côté des céramiques de Léger et des tapisseries de Le Corbusier, elle présente sa chaise Ombre, en contre-plaqué cintré autour d'une grande table de bois massif. Sur le mur, elle fixe l'étagère Nuage, transposition en aluminium et bois des tablettes de la villa impériale Katsura construite au XVIIe siècle à Kyoto par Kobori Enshu, architecte et maître de la cérémonie du Thé. En dessous prend place une grande banquette en lames de bois blanc fixées à l'aide de tiges filetées, similaire à celles disposées dans l'espace d'exposition.

En 1965, Junzo Sakakura réalise la résidence de l'ambassadeur du Japon à Paris. Cet ami de longue date dont elle avait fait la connaissance lors de son stage à l'atelier Le Corbusier la charge de l'aménagement intérieur. Elle opte alors pour un équipement intégré à l'architecture selon les préceptes qu'elle affectionne, mêlant ainsi théories corbuséennes et art de vivre japonais.

 

 

L'ÉQUIPEMENT COLLECTIF
Les maisons d'étudiants à Paris

Fondée en 1925, en réponse à la Première Guerre mondiale, la Cité Internationale Universitaire de Paris doit promouvoir la paix entre les peuples, favoriser la mixité culturelle et répondre aux carences en logements étudiants que connaît la capitale. 37 pavillons nationaux ou « Maisons » seront édifiés entre 1929 et 1969 pour accueillir les étudiants du monde entier.

 

La Maison de LA Tunisie, CitÉ Internationale Universitaire de Paris

Charlotte Perriand
Chambre d'étudiant de la Maison de la Tunisie,
Cité Internationale Universitaire de Paris, 1952

Charlotte Perriand qui a déjà participé dans les années 30 à l'agencement du Pavillon Suisse, construit par Le Corbusier, travaille à son retour d'Orient, à l'aménagement de la Maison de la Tunisie édifiée par l'architecte Jean Sebag en 1952.
Sa mission comprend l'agencement de la cafétéria, de la salle de réunion ainsi que 40 des 200 chambres du bâtiment. Pour celles-ci, elle crée un mobilier spécifique qui répond aux impératifs budgétaires limités comme à l'utilisation qu'en feront les étudiants. Elle dispose de manière cohérente et fonctionnelle dans cet espace restreint un lit, deux tables, des tabourets et une grande bibliothèque imaginée comme une étagère à 4 étages de hauteur différente. Le meuble est segmenté par des plots en tôle d'acier pliée et rythmé par des petites portes coulissantes en aluminium peint.

Pour réaliser ce mobilier, Charlotte Perriand s'entoure de spécialistes : Les Ateliers Jean Prouvé fabriquent les parties métalliques, l'ébéniste Jean Chetaille coupe les pièces de bois et assemble le tout sur place.

 

La Maison du Mexique, CiTÉ Internationale Universitaire de Paris

Cette équipe est reconduite lorsque Charlotte Perriand aménage la Maison du Mexique construite par Jorge Medellìn. Pour les chambres d'étudiants, elle crée une bibliothèque sur le même type que celle de la Maison de la Tunisie. Les plots métalliques en « U » de hauteur variable sont réutilisés et placés en alternance sur chaque flanc de la bibliothèque. Comme ses deux côtés sont utilisables, Charlotte Perriand l'utilise comme un élément séparateur.

Ces plots en tôle pliée standardisés permettent des réalisations très diverses.  « En partant de ces éléments, je pouvais librement composer des murs entiers, ou des combinaisons partielles, voire des meubles. » (Charlotte Perriand, Une vie de création.)

 

La Maison de l'ÉTudiant

Parallèlement, Charlotte Perriand travaille à l'aménagement de la bibliothèque de la Maison de l'étudiant à Paris. Pour la salle de lecture, elle crée de grandes tables de travail qui disposent de leur propre système d'éclairage. S'entourant des meilleurs spécialistes, elle consulte l'expert André Salomon pour s'assurer du bon fonctionnement électrique de la barre éclairante. Jean Prouvé lui propose un piètement en tôle pliée pour supporter le lourd plateau de bois massif fourni par l'ébéniste Chetaille.

 

Le Pavillon du BrÉsil, CitÉ Internationale Universitaire de Paris

L'architecte Lucio Costa est chargé dès 1952 de construire le Pavillon du Brésil de la Cité Universitaire Internationale. Membre des CIAM Brésil, il appelle Le Corbusier pour qu'il collabore avec lui sur ce projet qui prévoit un bâtiment de 100 chambres, un théâtre, une bibliothèque et une salle de réunion.

Sur proposition de Costa, Le Corbusier charge Charlotte Perriand d'équiper cette résidence étudiante. Le mobilier créé pour cette chambre est multifonction. Un module fixé au mur regroupe une bibliothèque et un tableau noir faisant office d'aide-mémoire. Une armoire de rangement s'utilise comme penderie et sert de meuble écran. Enfin, le lit s'utilise comme banquette le jour.



Charlotte Perriand, Mobilier, 
Meuble de séparation
, 1956-1959

Chambre de la Maison du Brésil,
Cité Internationale Universitaire de Paris
Bois et matière plastique
152 x 179 x 68 cm


Charlotte Perriand, Lit, 1956-1959
Chambre de la Maison du Brésil,
Cité Internationale Universitaire de Paris
Bois et tissu
10 x 190 x 80 cm


Charlotte Perriand, Table, 1956-1959
Métal et bois mélaminé.
Tiroirs en matière plastique
70 x 86 x 89 cm

La polychromie voulue par Le Corbusier rythme cet immeuble de béton tant à l'extérieur qu'à l'intérieur. Conçue sur le modèle de la Villa Radieuse de Marseille, la façade donnant sur l'avenue Pierre de Coubertin se compose de petites loggias aux tonalités vives. À l'intérieur, la couleur envahit les espaces collectifs, séparés par de lourds rideaux aux teintes différentes. Le même traitement est appliqué aux portes des chambres, chacune vernie d'une couleur différente. Hormis les petits tiroirs en plastique coloré de la table et de la penderie, l'intérieur est, en revanche, traité de la façon la plus neutre possible.

Après cinq ans de travaux et de multiples déboires, le Pavillon du Brésil est inauguré le 24 juin 1959.

 

 

L'ART D'HABITER
Créer pout tous

Steph Simon, l'éditeur de Charlotte Perriand et de Jean Prouvé pour les équipements collectifs (Cité Universitaire Internationale de Paris, Cité Universitaire d'Anthony…), décide, en 1956, d'ouvrir une galerie de mobilier représentant ces deux grands noms du design français.
Il associe des artistes moins connus du grand public, comme Isamu Noguchi, Sori Yanagi, Serge Mouille, Georges Jouve, Jean Luce ou Serge Kétoff et présente leurs créations dans un espace de vente aménagé par Charlotte Perriand. Cette dernière qui a toujours voulu voir son mobilier édité et accessible au plus grand nombre accepte l'aventure.

 

« Composez-le vous-mÊme »

Charlotte Perriand, Bibliothèque, 1956
Bois et plots en aluminium
260 x 260 cm
Editeur Steph Simon, à partir de 1956

Charlotte Perriand présente à la galerie Steph Simon son mobilier en bois massif, ses Bibliothèques-plots réalisées par les Ateliers Jean Prouvé, ses créations japonaises et ce qu'elle appelle sa « quincaillerie ».
Celle-ci consiste en une association d'éléments standardisés pouvant s'acheter séparément (tiroirs en plastique, crémaillères, tiges filetées, plots métalliques) et conçue comme un véritable mécano modulable. Le client peut aménager à loisir une bibliothèque, un placard ou un buffet selon le slogan : « Composez-le vous-même ».
Bien que révolutionnaire, ce concept de meuble en kit, adaptable par le client, ne remporta pas le succès escompté. Sans doute trop en avance sur son temps, Charlotte Perriand ne réalisa pas que le public n'était pas encore prêt à tant de liberté.

Charlotte Perriand, Lampe de chevet, 1960
Corps métallique avec volet orientable
12,5 x 16 cm
Editeur Steph Simon

Charlotte Perriand, Tiroir de rangement, 1952
Prototype
Polymétacrylate de méthyle (Plexiglas) ou ABS, moulés
6 x 40 x 30 cm

La galerie édite aussi une petite lampe de chevet en aluminium peint qui a l'avantage de s'adapter un peu partout dans la maison. Mais ce sont ses tiroirs-casiers en plastique moulé, diffusés au BHV puis à La Redoute, qui auront le plus de succès commercial. Économiques et pratiques, adaptables à toute sorte de meubles, ils sont les seuls éléments réellement industriels des créations de Charlotte Perriand.

La galerie Steph Simon éditera le mobilier de Charlotte Perriand de 1956 à sa fermeture en 1974.

 

Des piÈces uniques pour des espaces spÉCifiques

Si Charlotte Perriand espère la production en série de son mobilier, elle crée aussi des pièces uniques pensées pour des espaces spécifiques.

Charlotte Perriand, Table en forme, 1938
Prototype
Plateau en madrier de sapin. Piétement en sapin massif tourné
Assemblage par rainures et languettes
69 x 183 x 125 cm
Epaisseur du plateau : 6,5 cm

En 1937, elle crée avec les madriers de sapin récupérés lors du démontage du Pavillon des Temps Nouveaux, une table pour son petit appartement de Montparnasse. Elle l'appelle Table en forme car elle est réalisée en fonction des éléments fixes présents dans sa salle de séjour et de la place disponible. Non conventionnel, cet ingénieux système lui permet cependant d'accueillir 7 personnes sans avoir les inconvénients d'une table ronde ou carrée.

L'année suivante, elle dessine un important bureau sur le même principe pour Jean-Richard Bloch, le rédacteur en chef de la revue Ce Soir. Ce meuble est réalisé en tenant compte de ses contingences professionnelles. En effet, Bloch travaille quotidiennement avec une dizaine de collaborateurs qui ne peuvent prendre place autour d'une table rectangulaire. Elle imagine donc un épais plateau de bois en forme de boomerang au milieu duquel elle installe Jean-Richard Bloch assis sur un fauteuil pivotant.

Charlotte Perriand, Bureau en forme, 1939
Prototype ayant appartenu à Charlotte Perriand
Plateau en madrier de sapin. Tiroir en aluminium
69 x 226 x 96 cm
Epaisseur du plateau 6,5 cm

En 1939, Charlotte Perriand réalise, un Bureau en forme. Trois pieds supportent un épais plateau de sapin sur lequel est fixé un tiroir en aluminium.

Au cours des années 50, Charlotte Perriand continue ses recherches sur la normalisation d'éléments de rangements et l'aménagement intérieur. Elle travaille à un concept de cuisine intégré pour la Villa radieuse de Marseille (1947), participe à l'aventure Formes Utiles au sein de l'UAM (1949), expose en 1952 sa propre salle de bain conçue sur le modèle japonais, fait breveter avec Jean Borot les WC suspendus et présente en 1958 l'aboutissement de son travail sur l'organisation rationnelle avec La Maison du Sahara.

 

 

LE BRÉSIL
Nouvelles formes et nouveaux matériaux

Entre 1962 et 1969, Charlotte Perriand effectue de nombreux voyages au Brésil. Elle y retrouve l'architecte Lucio Costa et fait, grâce à lui, la connaissance de l'intelligentsia brésilienne : Oscar Niemeyer, Jorge Amado, Burle Marx…

 

L'appartement de fonction de son mari à Rio de Janeiro

Quand son mari est nommé directeur d'Air France pour l'Amérique Latine en 1962, c'est elle qui aménage son appartement de fonction à Rio de Janeiro.
Il lui est impossible de réutiliser les meubles qu'elle a créés au Japon en 1954 car la simplicité de leur ligne ne s'intègre pas dans ce pays baroque. Elle doit donc créer un mobilier spécifique en harmonie avec les lieux et la culture brésilienne.

Charlotte Perriand, Bibliothèque de l'appartement
de Jacques Martin à Rio de Janeiro,
1962

C'est grâce à Maria-Elisa Costa qu'elle découvre le jacaranda, un bois local particulièrement tendre, de couleur pourpre foncé. Connu sous l'appellation de « palissandre de Rio », il est utilisé en Europe uniquement en placage pour des raisons esthétiques et économiques.
Charlotte Perriand l'utilise pour créer la Table de sa salle à manger. Les dimensions exceptionnelles de son plateau en bois massif (3,50 m de long pour 7 cm d'épaisseur !) lui permettent d'accueillir facilement 10 à 12 personnes.
Pour le salon, elle imagine une version « brésilienne » de sa bibliothèque « plots métalliques-bois ». Le jacaranda remplace le sapin pour toute la structure, et les panneaux coulissants, autrefois en aluminium, sont désormais tressés en jonc. L'alternance de pleins et de vides est préservée cependant, le rythme n'est plus donné par la polychromie mais par les décors géométriques du tressage.

Face à cette Bibliothèque, Charlotte Perriand dispose une imposante Banquette aux extrémités relevées « en forme d'appui jambe comme la chaise longue de 1929 ». (Charlotte Perriand, Une vie de création) Grâce à la finesse de sa structure, le meuble semble flotter dans la pièce malgré ses dimensions hors normes : 6,50 m !
Elle associe encore une fois le cannage et le jacaranda lorsqu'elle imagine une Table basse ronde au plateau s'ouvrant comme un éventail.
Charlotte Perriand n'oublie pas pour autant le Japon et dispose des lampes en papier d‘Isamu Noguchi pour éclairer l'espace.

En équipant cet appartement, elle réussit à marier sa fonction de représentation avec l'exotisme brésilien.

 

 

LA PASSION DE LA MONTAGNE
Privilégier la relation intérieur-extérieur

Issue d'une famille savoyarde, Charlotte Perriand a toujours éprouvé une passion pour la montagne et collaborera à de nombreuses réalisations dans les Alpes.
Après son avant-gardiste refuge bivouac, elle réalise, en 1938, l'équipement intérieur du chalet Le Vieux Matelot dans le village de Saint Nicolas-de-Véroce près de Megève.

 

MÉribel-les-Allues

Après la guerre, elle participe avec Peter Lindsay à la naissance de la station de ski de Méribel-les-Allues. Elle y aménage l'hôtel du Doron, ainsi que plusieurs chalets d'habitation en respectant l'architecture vernaculaire des chalets savoyards.
La partie basse constitue la zone d'habitation ; elle est faite de murs de pierres arasées. L'étage, qui correspond à la zone où l'on stocke le foin, comporte, lui, une ossature de bois. Enfin, la charpente supporte un toit à double pente.
Charlotte Perriand reprend ce modèle lorsqu'elle construit son propre chalet à Méribel en 1961. Elle y apporte cependant quelques modifications qui témoignent de son expérience japonaise et de sa volonté de faire corps avec la montagne. D'imposantes parois de verre en façade permettent à la lumière de rentrer dans un espace intérieur libre, sans cloisons, au sol recouvert de tatami. Le rez-de-chaussée de plain-pied n'est séparé de la nature que par une seule baie vitrée.
La relation intérieur-extérieur est privilégiée dans ce chalet imaginé plus comme un refuge qu'un chalet résidentiel.

 

Les Arcs 1600

En 1962, Charlotte Perriand participe au concours pour le développement de la vallée des Bellevilles et imagine, pour le futur complexe des Ménuires, une station intégrée sans voitures ; projet malheureusement sans suite. Ce n'est que quelques années plus tard que ce projet de station sans voiture, qui lui tient tant à cœur, sera réalisé aux Arcs.

L'aventure des Arcs débute avec la rencontre de Robert Blanc, conseiller municipal de Bourg-Saint-Maurice, et Roger Godino, promoteur immobilier. Amoureux de la montagne, ils décident de créer une station de sports d'hiver intégrée en Haute-Tarentaise avec les architectes de l'Atelier d'Architecture en Montagne (AAM), Guy Rey Millet, Gaston Regairaz et Bernard Taillefer.
À la demande de Roger Godino, Charlotte Perriand rejoint cette équipe de passionnés et coordonne pendant près de vingt ans une équipe d'architectes, d'urbanistes, d'ingénieurs et de graphistes. Son travail consistant à donner une cohérence à ce complexe de sports d'hiver, elle intervient tant au niveau de l'architecture que de l'urbanisme et de l'équipement des appartements.

Charlotte Perriand et Guy Rey-Millet (architectes)
Arcs 1600, Résidence La Cascade,
1969

Face à la démocratisation des sports d'hiver, la station des Arcs est imaginée comme un complexe à forte capacité d'hébergement (30 000 lits au total sur trois sites distincts) mais où la protection de la nature et du site reste primordiale.
À Arcs 1600, une attention particulière est portée aux bâtiments qui épousent la pente sans jamais dépasser quatre étages. Les toitures sont de longues pentes douces qui, l'hiver, disparaissent totalement sous le manteau neigeux qui les recouvre. Fidèle à ses conceptions architecturales, Charlotte Perriand privilégie l'ouverture des chambres vers l'extérieur. Les façades Sud sont décalées de manière à proposer de vastes balcons baignés de soleil en journée qui ne se superposent pas les uns aux autres. Au Nord, les façades sont en retrait pour abriter des voies de passage pour piétons. Les studios de 16 à 55 m2 sont tous équipés à l'aide d'éléments normalisés.
En 1969, Charlotte Perriand réalise sur ce modèle, avec Gaston Regairaz et Guy Rey-Millet, la Résidence La Cascade.

 

Les Arcs 1800, l'aboutissement des recherches
Sur l'habitat collectif et l'amÉNAgement d'intÉrieur

Si la station des Arcs 1600 est une station d'hôtels et de résidences  privées, Arcs 1800 est au contraire prévu comme une station intégrée d'hôtels et d'appartements destinés à la location. L'architecture des immeubles en témoigne : celui des Belles-Challes, construit en 1975, atteint 10 étages.

Charlotte Perriand, Arcs 1800
Salle de bain préfabriquée en polyester
. 1975

Cette réalisation voit l'aboutissement des recherches de Charlotte Perriand sur l'habitat collectif et l'aménagement d'intérieur. Les studios à quatre lits sont équipés avec un mobilier normalisé et répondent au même schéma : un espace modulable, sans vis-à-vis et ouvert sur l'extérieur grâce à une grande baie vitrée. La cuisine est ouverte et séparée du séjour par un meuble bar en bois. Un long bandeau de sapin courant sur le mur sert de repose-tête, cache les fils électriques, abrite le poste de Radio-Arc et reçoit les appliques métalliques orientables. Enfin, la salle de bain préfabriquée est constituée de deux coques de polyester assemblées en usine. L'une d'elles contient une grande baignoire, un lavabo, des toilettes suspendues ; l'autre, de couleur vive, recouvre le tout. Mises en place à l'aide d'une grue, les ouvriers n'ont plus qu'à faire les branchements d'eau et d'électricité. Trente ans après, elles sont toujours intactes.
Ces grands immeubles sont rythmés grâce à une polychromie ingénieuse et économique. En témoignent les façades, scandées par les rideaux de couleurs primaires ou les balustrades en fonte des balcons. En journée, les larges baies vitrées agissent comme un miroir et reflètent la neige et les montagnes.

Charlotte Perriand, Arcs 1800. Résidence Aiguille Grive II
Studio normalisé duplex,
1988

Charlotte Perriand imagine, par ailleurs, pour un ensemble de petits immeubles d'Arcs 1800, des studios normalisés de 18 m2 avec mezzanine. On retrouve les blocs salle de bain et cuisine préfabriqués en polyester, le principe de la cuisine ouverte sur le séjour et la modularité de l'espace de vie. Le séjour dispose d'un canapé transformable en lit, d'une table à manger, d'une longue banquette faisant office de meuble de rangement et de petits tabourets tripodes. À 2,10 m du sol, Charlotte Perriand installe une mezzanine en sapin pour accueillir des matelas. On y accède par un petit escalier ingénieusement installé sur les meubles de rangement, comme au Japon.
Enfin, une grande baie vitrée de près de 4 mètres de hauteur donne sur un grand balcon et ouvre l'appartement sur la nature environnante.

En 1989, Charlotte Perriand met fin à 20 ans de travail aux Arcs 1600 et 1800. Elle a 86 ans.

Extrait vidéo du film Charlotte Perriand et les Arcs (format RealPlayer)
Un film de Philippe Puicouyoul, sur une idée de Marie-Laure Jousset. Conseillers scientifiques : Pernette Perriand, Jacques Barsac. Avec la collaboration de Pierre Dutrievoz Marielle Dagault et Martine Moinot. Interventions de Roger Godino, fondateur de la station, et Gaston Regairaz, architecte. Commentaire dit par Stéphanie Germonpré. Chargée de production Myriam Bezdjian. Production : Centre Pompidou

 

 

LA MAISON DE THÉ
Entre tradition et modernité

Charlotte Perriand, « Maison de thé » à l'Unesco, Paris, 1993

En 1993, Charlotte Perriand, Tadao Ando, Yaé Lung Choï et Ettore Sottsass sont invités par Hiroshi Teshigahara à énoncer leur vision de la maison de thé japonaise sur la plazza de l'Unesco à Paris.
Charlotte Perriand imagine un espace destiné au recueillement et à la méditation dans une architecture mêlant tradition et modernité. Une immense corolle circulaire en mylar, un film de polyester connu pour sa résistance thermique et ses propriétés isolantes, est tendue à l'aide de bambous et recouvre une petite maison en bois de sapin qui flotte virtuellement au-dessus d'un sol de pavés noir.

« J'ai tenté d'exprimer un « espace thé » éphémère, pour méditer et rêver à un nouvel Age d'Or », écrit Charlotte Perriand, dans sa biographie, Une vie de création.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Ecrits de l'artiste
• Charlotte PERRIAND, Une vie de création, Editions Odile Jacob, 1998

Essais sur Charlotte Perriand
• Jacques BARSAC, Charlotte Perriand, un art d'habiter, Norma, 2005
• Arthur RÜEGG, Charlotte Perriand, livre de bord, 1928-1933, Infolio éditions, 2004

Catalogues d'exposition
• Sous la direction de Marie-Laure JOUSSET, Charlotte Perriand, Catalogue d’exposition, Centre Pompidou, 2005
• Galerie DOWN-TOWN, François LAFFANOUR, Charlotte Perriand : Brésil, Catalogue d'exposition, 2004
• Brigitte HEDEL-SAMSON, Charlotte Perriand - Fernand Léger, une connivence, Catalogue d'exposition, RMN, 1999
• Chantal BIZOT, Yvonne BRUNHAMMER, Suzanne TISE, Les années UAM 1929-1958, Catalogue d'exposition, UCAD, 1988

Ouvrages généraux
• Jean JENGER, Le Corbusier, l'architecture pour émouvoir, Découvertes Gallimard, 2004
• Guillemette DELAPORTE, René Herbst, pionnier du mouvement moderne, Flammarion, 2004
• Laurence ALLEGRET, Valérie VAUDOU, Jean Prouvé et Paris, Picard, 2001
• Marie-Laure JOUSSET, Martine MOINOT, La collection de design du Centre Pompidou, Editions du Centre Pompidou, 2001
• Stéphane LAURENT, Chronologie du design, Flammarion, 1999
• Le CORBUSIER, La Charte d'Athènes, Editions de Minuit, 1957
• Edmond LABBE, L'Exposition Internationale des Arts et des Techniques, 11 vol, 1937

Revues
Architecture d'Aujourd'hui : 1935, n°10 ; 1959, n°84
Art et Décoration : 1930, pp 41-49 ; 1936, p 103
Le Jour : 1936, février
L'œil : 1959, septembre

 

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© Centre Pompidou, Direction de l'action éducative et des publics, décembre 2005
Texte : Ivan Mietton
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