La rime difficile des sourds: Alphonse Allais

Publié le 20/12/2021 à 08:53 par poeguy Tags : moi coup homme pouvoir art amis mort

 

Rimes riches à l'œil

      ou

   Questions d'oreille

 

Un des plus graves inconvénients que comporte l'état de sourd- muet, c'est de ne pouvoir rien entendre, car, pour parler, on arrive à les faire parler.

Et cet inconvénient est d'autant plus sérieux qu'il entraîne, pour celui qui en est atteint, l'impossibilité de faire son chemin dans certaines carrières vers lesquelles une irrésistible vocation parfois pousse le pauvre garçon comme, par exemple, chef de fanfare ou concierge.

Les sourds-muets qui se sentent en tempérament artistique peuvent se jeter dans la peinture, la sculpture, la gravure, la ciselure...

- Et la poésie, m'interrompez-vous.

- Hélas non ! vous répondrai-je non sans tristesse, pas la poésie.

- Pourquoi donc ? insistez-vous curieusement.

- Parce que, veuillé-je bien vous expliquer, bien que rien ne m'y contraigne, parce que, dans l'art de la Poésie, la Rime joue un très grand rôle, et que la Rime est une question d'oreille.

- C'est vrai, convenez-vous franchement, je n'y avais point songé.

Je peux parler d'autant mieux de ce sujet que l'un de mes amis, sourd-muet de naissance ( et très probablement, aussi, de mort ), a la rage de confectionner des poèmes.

Je lui ai toujours caché l'affreuse vérité, mais à vous j'aime mieux vous la dire parce que vous allez immanquablement vous En apercevoir ( à moins d'être fort pris de boisson ), Ses vers ne riment pas.

Et pourtant, il s'applique de toute son âme, le pauvre garçon !

La consonne d'appui lui est devenue familière et, sans le moindre effort, il vous aligne des sonnets entiers dont je ne vous dis que ça !

Le seul malheur, encore une fois, c'est que ça ne rime pas.

Voyez plutôt par vous-mêmes:

 

L'homme insulté qui se retient

Est, à coup sûr, doux et patient.

Par contre, l'homme à l'humeur aigre

Gifle celui qui le dénigre.

Moi, je n'agis qu'à bon escient ;

Mais, gare aux fâcheux qui me scient !

Qu'ils soient de Château-l'Abbaye

Je les rejoins d'où qu'ils émanent,

Car mon courroux est permanent.

Ces gens qui se croient des Shakespeares !

Ou rois des îles Baléares !

Qui, tels des condors, se soulèvent !

Mieux vaut le moindre engoulevent !

Par le diable, sans être un aigle,

Je vois clair et ne suis pas bigle.

Fi des idiots qui balbutient !

Gloire au savant qui m'entretient !

 

Alphonse Allais

"Par les bois du Djinn

Parle et bois du djin"

Éditions Poésie/Gallimard