Quand elle était adolescente, dans la cité HLM de La Seyne-sur-Mer (Var) où sa mère vit encore, Samira Sedira a été anorexique. «Je voulais effacer tout signe extérieur de féminité. Je savais que devenir femme, chez nous, c'était dangereux, on portait l'honneur de tout un clan.» C'est une cocotte-minute qui l'a tirée de là. Préparant à manger pour ses sept frères et sœurs, elle a dévissé le couvercle de la cocotte avant même de libérer la vapeur. Brûlée sur une partie du corps, elle a dû rester à la maison le temps de la guérison. Pour la première fois, elle avait sa mère pour elle seule et ne faisait plus partie des «oubliées», ces filles dont on parle peu chez ces enfants d'immigrés de la première génération. «Mes frères ont été élevés dans une grande liberté et nous, les filles, pas du tout. Les seules qui peuvent débloquer ça, ce sont les mères. Elles éduquent les garçons comme des rois, des petits machos, les filles comme des servantes», dit-elle. C'est pour donner une voix à ces oubliées que Samira Sedira a écrit Majda en août, son deuxième roman. Un texte court qui prend aux tripes, avec ses phrases acérées comme des lames.
Majda, son héroïne, a 45 ans. Née «d'une mère tunisoise et d'un père algérois», elle a six frères. A 12 ans, quand ses seins poussent, on la regarde d'un drôle d'air dans la cité de La Ciotat. Son père ne la surveille pas assez ? Le frère aîné va s'en charger. Coups, insultes, crachats, humiliations, il n'épargne rien à la jeune fille. «Alors un jour, elle s'est inclinée. […] Son statut était réduit à son plus simple effet : elle était une fille, elle devait obéissance à tous. Sa droiture morale était le garant de l'honneur du clan.» Majda, à force de se gommer, en perd le goût de vivre. Elle finira à l'asile avant d'être récupérée par des parents désarmés.
Samira Sedira a pris soin de brouiller les pistes. Née en Algérie, elle a grandi à La Seyne-sur-Mer, et non à La Ciotat. Elle a des frères, mais aussi des sœurs, notamment Salima, à qui elle a dédié ce roman. Il y a du vécu dans ce livre-là, c'est une vraie charge contre la façon dont les filles sont traitées dans les cités à l'heure où l'écrivain algérien Kamel Daoud se fait traîner dans la boue pour avoir osé critiquer ce monde arabo-musulman où «la femme est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée». Avec Majda, nous y sommes et, cette fois, c'est une femme qui l'écrit. Une femme qui l'a vécu.
Quand elle nous ouvre la porte de son appartement de Maisons-Alfort, un rez-de-chaussée avec un jardin ensoleillé qu'elle partage avec son compagnon, Pascal, prof de sciences physiques, et leur fils, Tidjani, notre premier réflexe est de regarder ses ongles. Sa mère a toujours mis du vernis, sa seule coquetterie. «En grandissant, j'ai moi aussi gardé ce tic, je me fais les ongles. D'elle, je n'ai que cela…» écrit sa fille dans son premier roman, l'Odeur des planches. C'est vrai, Samira Sedira a les ongles rouges, on en prend note en souriant. Elle hoche la tête. «Ma mère n'en met plus, elle est devenue religieuse, s'est mise à la prière, porte un foulard.» La remarque nous surprend. Rien, dans ses deux romans, puisés aux sources de sa propre histoire, n'évoque une influence de la religion sur la famille. Elle confirme. «Mes parents faisaient le ramadan, mais ils ne priaient pas. Mon père jouait le rôle du bon musulman qui, parfois, injuriait Dieu quand il était énervé. Ma mère, c'est le contexte qui l'a influencée. Une femme âgée qui ne fait pas ses cinq prières par jour, c'est mal vu dans son milieu. A la fin, elle avait même convaincu mon père de s'y mettre, il s'y pliait pour lui faire plaisir…» Soudeur à l'arc chez un fabricant de bateaux, son père, mort en 2012, est enterré en Algérie, «sous la pression de la communauté, dit-elle. Quand je lui demandais où il se sentait le mieux, il répondait : "Ici, en France."»
Samira Sedira aime prêter sa voix à celles et ceux qui n'en ont pas. Comédienne formée à l'Ecole de la comédie de Saint-Etienne, elle racontait déjà dans l'Odeur des planches la précarité des intermittents du spectacle. Précarité qui l'a conduite à faire des ménages après qu'un courrier des Assédic lui a annoncé qu'elle était en fin de droits. Un témoignage saisissant, cru, sans pathos. Ainsi ce jour où elle «découvre avec stupeur au fond de la cuvette une diarrhée frais déposée du matin, agrémentée en son centre d'un mégot de cigarette surnageant tant bien que mal à la surface du désastre». Alors elle pense à toutes celles, oubliées elles aussi, dont c'est le métier. «Huit heures de ménage par jour pendant des années […], sans autre possibilité de s'en sortir […]. Personne ne devrait en arriver à passer ses journées à laver la souillure des autres. L'humanité vaut mieux que ça.» Insensiblement, ces heures de ménages la ramènent à ce qu'elle a cherché à fuir. «Ça y est, l'existence de ma mère a envahi la mienne, je revois son visage et j'ai l'impression que c'est le mien. Ça y est j'y suis, là où je n'ai jamais voulu être», écrit-elle. «Moi, je traçais ma route, et mes origines m'ont sauté à la figure quand j'ai commencé à faire des ménages, j'avais mis un voile sur tout ça pour pouvoir avancer, avoir une identité propre», dit-elle. Elle a dû batailler pour éviter d'être orientée en BEP après la troisième et pour décrocher le bac, passeport pour la liberté. Il faut «dégetthoïser» l'école, qui génère trop d'injustice et donc de haine, dit-elle.
Aurait-elle pu être Majda ? Elle réfléchit. «Non, j'ai l'impression d'être une combattante depuis toujours. On a eu la chance d'avoir un père qui n'était pas comme les autres. Je le revois dire à ma mère : "Mes filles, ce ne sont pas des vaches. Je ne veux pas les marier…"» Pour elle, «la nouvelle génération est en perte d'identité. Du coup, elle se rapproche de ce dont notre génération s'est délestée, la religion.» A sa sortie, l'Odeur des planches bouleverse le metteur en scène Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence. «Je me suis souvenu qu'elle m'avait contacté quand elle cherchait du boulot et que je n'avais pas donné suite. Ce que je n'avais pas pu faire alors, j'ai voulu le réparer en donnant vie à ce livre magnifique.» Il lui propose de jouer son rôle, elle refuse, trop personnel. Alors il pense à Sandrine Bonnaire qui, issue d'une famille nombreuse en banlieue, est touchée par le texte. «Samira est une grande artiste, le fait d'avoir été dans l'ombre pendant des années lui a donné de la force», nous confie la comédienne. La pièce a été jouée en 2014 à Valence, grand succès. Samira Sedira a repris le chemin des planches (elle vient de jouer dans Roberto Zucco au TGP de Saint-Denis) et pense déjà à son troisième roman. «C'est un vrai écrivain, pas juste l'auteure d'un témoignage», dit son éditrice, Sylvie Gracia. Ce qui est sûr, c'est que la rudesse de sa vie l'a aidée à relativiser. «Je n'ai plus peur de rien», dit-elle.
29 janvier 1964 Naît à Annaba (Algérie).
1991 Premier spectacle à Caen.
2005 Naissance de son fils, Tidjani.
2006 Mort de son frère aîné, Zeinedine.
2012 Mort de son père, Chabane.
2013 Publie l'Odeur des planches (Rouergue).
2016 Publie Majda en août (Rouergue).