Comment soigner l'hôpital ? Avec le Ségur de la santé, le gouvernement a mis des moyens importants sur la table : 9 milliards d'euros de revalorisations salariales, 19 milliards d'investissements, 7 500 créations nettes de poste à venir, 6 000 nouvelles places dans les écoles d'infirmiers et d'aides-soignants, mais aussi plus de concertation dans la gestion des établissements... Pourtant, le malade ne semble pas répondre au traitement. Au contraire : aux 30% de postes de praticiens hospitaliers déjà vacants depuis plusieurs années, sont venus s'ajouter les départs de personnels soignants, et les difficultés croissantes à trouver de nouvelles recrues. Au delà des polémiques sur le nombre de lits fermés, à propos desquels le ministre Olivier Véran promet de faire toute la lumière, 25000 infirmières et aides-soignantes manquent à l'appel. A quoi il faut ajouter un absentéisme en hausse. Rendre l'hôpital à nouveau attractif devient une question urgente. Pour cela, il faudra sans nul encore des moyens supplémentaires. Mais il faudra aussi oser s'attaquer à des réformes délicates - organisation de la permanence des soins, écarts de rémunérations public-privé, mode de financement des établissements, et bien d'autres encore... Revue de détail.
Plus de personnel ?
Des primes ici, des bourses de formation là... Dans les allées du Salon infirmier qui se tenait du 8 au 10 novembre porte de Versailles à Paris, hôpitaux, cliniques et agences d'intérim tentaient désespérément de séduire des recrues. "C'est la première fois que nous venons : nous avons plus de départs que d'habitude, et moins de candidatures. Ce n'est pas facile", soupire Myriam Simon, cadre à l'hôpital de Niort (Deux-Sèvres).
Dans les établissements les plus touchés par les pénuries de personnel, comme ceux de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), l'heure est aux réorganisations pour tenter de pallier les manques. "Nous nous sommes aussi engouffrés dans les souplesses ouvertes par le Ségur pour négocier des primes et des majorations d'heures supplémentaires, en plus des augmentations prévues au niveau national", souligne Martin Hirsch, directeur général de l'AP-HP. A cela s'ajoutent une diversification des horaires de travail pour une partie des agents, la possibilité d'accéder à des formations longues, des budgets pour l'amélioration du cadre de travail, et bientôt des aides au logement.
"Mais on ne changera pas la donne sans améliorer les conditions de travail", plaide Thierry Amouroux, porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers. La priorité, pour les soignants ? Des ratios de malades par agent, pour éviter par exemple qu'une infirmière se retrouve seule pour 15 lits, une importante source de stress. Une demande appuyée par le corps médical : "Avoir un nombre de personnels suffisant conditionne la qualité et la sécurité des soins", insiste le Pr Rémi Salomon, qui représente les médecins de l'AP-HP.
Trouver les candidats nécessaires pour combler les 25 000 postes vacants - et a fortiori augmenter les effectifs - passera aussi par la poursuite de la hausse du nombre de places dans les écoles d'infirmiers, en même temps que par d'autres mesures d'attractivité, à commencer par la revalorisation du travail de nuit, oublié du Ségur, ou par le fait de donner aux paramédicaux des compétences nouvelles et des perspectives de carrière.
Pourvoir les 30 % de postes de praticiens vacants s'annonce plus ardu encore. "Les écarts salariaux avec le privé expliquent beaucoup de nos difficultés. Nous attendons du gouvernement un rapport qui les objective", indique Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France (FHF). Et après ? Réduire ces différences impliquerait de coûteuses augmentations dans le public, ou une délicate remise à plat des rémunérations dans le secteur privé. Le prochain gouvernement s'y attellera-t-il ?
Plus d'IA et de robots ?
Prédire l'hospitalisation d'un patient dès son arrivée aux urgences et lui réserver un lit ne relève plus de la science-fiction. Depuis deux ans, le Dr Emilien Arnaud, praticien au département de médecine d'urgence du CHU d'Amiens, développe ce projet d'intelligence artificielle (IA). "En théorie, nous pourrions gagner en temps et en efficacité", affirme-t-il. Mais, dans les faits, impossible d'en mesurer les résultats. "S'il n'y a pas assez de lits disponibles, l'IA a beau afficher de belles performances, elle ne peut pas être utilisée de manière optimale", soupire le médecin.
Pleines de promesses quant aux gains de productivité et à l'amélioration de la prise en charge des patients, les nouvelles technologies ne résoudront pas en un claquement de doigts les problèmes des hôpitaux. "Mais le potentiel est là : j'ai vu aux Etats-Unis des expériences de gestion de flux des patients qui fonctionnent très bien", nuance Cyrille Politi, ex-conseiller transition numérique à la FHF. "La technologie ne viendra pas tout résoudre, mais elle peut intervenir à de nombreuses étapes du parcours de soins pour épauler les soignants", abonde Laure Millet, responsable du programme santé de l'Institut Montaigne.
Dans certains domaines, les premières applications de l'IA s'avèrent plutôt encourageantes "pour limiter le temps consacré à certaines tâches administratives, analyser des images médicales, ou détecter en amont l'aggravation de l'état de malades chroniques", énumère le Pr Philippe Ravaud, responsable scientifique du projet "@Hoteldieu" à l'AP-HP, qui vise à construire "l'hôpital numérique" de demain. A condition au préalable de poursuivre la mise à niveau des outils informatiques. "Dans certains établissements, on utilise encore le fax et les dossiers papier, et il faut jongler avec quatre logiciels pour gérer les soins d'un seul patient", se désole un jeune médecin.
Côté robotique, le constat est pour l'instant mitigé. L'automatisation des analyses biologiques ou de certaines pharmacies hospitalières a permis d'indéniables gains d'efficacité. "A terme, les exosquelettes pourraient améliorer l'attractivité des métiers d'aides-soignants ou d'infirmiers. En revanche, les robots qui viennent les assister, en livrant les plateaux-repas par exemple, se développent très peu", constate Cyrille Politi. Quant aux robots chirurgicaux, ils sont pour l'instant très coûteux, alors que le bénéfice pour les malades reste discuté.
Plus d'argent ?
"La santé n'a pas de prix", déclarait Emmanuel Macron lors de l'annonce du premier confinement. Mais elle a un coût. En 2022, les dépenses hospitalières devraient atteindre 95 milliards d'euros. Un budget dopé par les mesures du Ségur de la santé (10 milliards par an de hausses salariales et 19 milliards d'investissement sur dix ans), qui n'ont pourtant pas suffi à éteindre les revendications des soignants. Une demande légitime selon Brigitte Dormont, professeur d'économie à l'université Paris-Dauphine - PSL : "Depuis une dizaine d'années, toute la maîtrise de l'Ondam [NDLR : objectif national des dépenses d'assurance-maladie] a reposé sur leurs épaules, car il est plus facile de serrer la vis aux hôpitaux qu'à la médecine de ville." "Nous souhaiterions que les budgets hospitaliers suivent une évolution d'au moins +2,4% par an, ce qui est un plancher minimal pour éviter des économies aveugles car la hausse naturelle des dépenses de santé est de 3% à 4% par an en raison notamment du coût des traitements innovants, et que l'on nous donne de la visibilité sur plusieurs années", précise Frédéric Valletoux, de la FHF.
Mais où trouver les milliards nécessaires ? "La France est déjà l'un des pays européens où les dépenses hospitalières sont les plus élevées : plus de 4 % du PIB", souligne François Ecalle, ancien rapporteur général de la Cour des comptes. Mais si l'on compare les dépenses par habitant, l'Hexagone décroche du haut du classement (voir page 26). "Les mesures du Ségur ont été financées à crédit ; on peut le faire pour des dépenses d'investissement, mais pas pour celles de fonctionnement, sauf si l'on veut creuser le déficit", rappelle Frédéric Bizard, économiste de la santé. Autre levier possible, celui de la hausse de la CSG et des cotisations sociales. Mais entre le ras-le-bol fiscal et nos problèmes de compétitivité, les marges de manoeuvre sont étroites.
Reste, sinon, à faire le ménage dans les dépenses de santé. "De 20 % à 30 % d'entre elles pourraient être mieux utilisées, si l'on évite les actes inutiles, redondants ou de non-qualité", estime Frédéric Valletoux. Un chantier qui nécessiterait de changer bien des habitudes, mais aussi de s'attaquer aux rentes dont profitent certains professionnels, du fait de tarifs trop élevés au regard des gains de productivité réalisés ces dernières années avec les progrès médicaux. "Nous ne pourrons pas non plus faire l'économie d'une réforme de la tarification à l'activité : celle-ci incite les établissements à multiplier les actes à budget quasi constant", ajoute Brigitte Dormont.
L'idée de "Grande Sécu", relancée par le ministre Olivier Véran, pourrait aussi redonner des marges aux hôpitaux : "Nous sommes le dernier pays à avoir un copaiement, assurance-maladie et complémentaires, pour les mêmes soins, regrette Martin Hirsch. Rien qu'à l'AP-HP, cela nous oblige à employer un millier d'agents pour la facturation. Sans parler des millions d'euros d'impayés !"
Un nouveau pacte public-privé ?
Et si la pandémie avait permis d'enterrer la hache de guerre ? Au plus fort de la crise sanitaire, hôpitaux publics et cliniques privées ont dû affronter ensemble la marée de patients. "Dans beaucoup d'endroits, on a réussi à coopérer dans l'urgence, en se répartissant les malades Covid et les autres, ou en s'échangeant du personnel", se souvient Thierry Chiche, directeur du groupe Elsan, un des leaders de l'hospitalisation privée en France. Si la coopération public-privé n'est pas la recette magique, elle permet parfois de consolider une offre de soins de qualité... en soulageant au passage les comptes de l'hôpital. A une condition, "accepter une vraie division des tâches", pour Laure Millet, de l'Institut Montaigne. Au cas par cas et souvent par pragmatisme, des rapprochements s'opèrent. Dans le jargon médical, on appelle ces fiançailles des groupements de coopération sanitaire (GCS). A Arles, toute l'activité de chirurgie de la clinique de la ville se fait désormais sur le plateau technique de l'hôpital. "On mutualise les équipes, les anesthésistes, les infirmiers", explique Thierry Chiche. Même montage à Fontainebleau, où 11 médecins libéraux d'une clinique qui a fermé ses portes opèrent désormais à l'hôpital public, dans un bloc flambant neuf. "Nous leur avons garanti la même rémunération, et en échange ils ont accepté certaines contraintes comme la continuité des soins", explique Benoît Fraslin, directeur du centre hospitalier du Sud Seine-et-Marne. Les patients, eux, n'ont pas de dépassement d'honoraires. "C'est toute la question de l'amortissement des coûts fixes. Plus le bloc est utilisé, plus les équipements sont rentabilisés", poursuit Benoît Fraslin, qui a calculé que ce rapprochement public-privé a dopé son activité de l'ordre de 5 à 10 %.
Pour généraliser la pratique, une barrière devra cependant être levée : l'exemption, depuis la réforme de 2004, de l'obligation de permanences de soins pour les libéraux. Un sujet dont il paraît difficile de faire l'économie, y compris, de façon plus large, pour l'amélioration du fonctionnement des urgences hospitalières. "C'est l'un des enjeux majeurs, insiste le Dr Thierry Godeau, président de la Conférence nationale des présidents de commission médicale d'établissement de centre hospitalier. L'hôpital ne peut pas continuer à assumer seul la plus large part de l'accueil des soins non programmés. Des mesures ont déjà été prises, mais le système côté généralistes, et libéraux dans leur ensemble, repose encore trop sur le volontariat." De rudes batailles en perspective.
Moins d'administration ?
La crise sanitaire, qui a vu médecins et gestionnaires travailler main dans la main, aurait pu être l'occasion d'une réforme en profondeur du fonctionnement de l'hôpital. Les praticiens l'espéraient, alors que depuis une loi de 2009 le directeur d'établissement est le seul "patron" de l'hôpital. Sur le papier, le gouvernement a semblé entendre le corps médical : la loi Rist consacre le retour du service comme l'échelon de référence pour l'organisation du travail, et redonne un peu de poids aux médecins dans la stratégie de l'hôpital. "L'esprit qui flotte autour de nous a évolué, mais, dans la pratique, le changement est encore loin d'être effectif partout", constate le Pr François-René Pruvot, à la tête de la Conférence nationale des présidents de commission médicale d'établissement de CHU. "Les chefs de service n'ont pas la main sur la gestion du personnel, du petit matériel ou des formations", confirme le Dr Thierry Godeau, son homologue pour les autres hôpitaux.
Au-delà, la gestion très étatique de l'hôpital fait aussi l'objet de critiques récurrentes : "Nous avions calculé qu'un directeur reçoit chaque année 150 instructions, circulaires ou recommandations de l'administration centrale et des différentes agences", rapporte Frédéric Valletoux, de la FHF. Un lourd corset, qui empêche aussi de s'adapter aux réalités des territoires. D'un peu partout - médecins, directeurs, patients... -, une demande d'autonomie se fait de plus en plus entendre. "L'Etat devrait fixer des objectifs de santé publique, tout en laissant les acteurs et les professionnels de terrain s'organiser, en concertation avec les représentants des patients et les élus locaux, au niveau régional et local", plaide Claude Rambaud, vice-présidente de France assos santé. Tout un programme...
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