Pendant qu’une tragédie dantesque se joue au Moyen-Orient, on trouve dans notre beau pays de fiers combattants et d’admirables résistants. Personne ne leur contestera le droit à s’invectiver, à se détester, à nier les droits historiques de leurs ennemis, mais il ne saurait être question de les laisser se vautrer dans les ordures racistes ou dans l’antisémitisme. Les mots ont non seulement un sens mais ils ont aussi un poids et ils tuent, parfois aussi sûrement qu’un kamikaze ou qu’un tir de roquette.
L’augmentation, terrifiante, du nombre d’actes antisémites dans notre pays en quelques semaines ne doit pas être prise à la légère, ou même considérée comme un épiphénomène. Nicolas Lebourg a d’ailleurs admirablement replacé le phénomène dans notre histoire récente, et son propos n’avait rien de rassurant. Il ne pourrait, cependant, être question de s’incliner devant la persistance de cette abjection. A défaut de lire les grands auteurs ou les grands témoins, il est possible de se tourner vers quelques monuments du cinéma, à commencer par Shoah, le chef-d’œuvre indépassable de Claude Lanzmann, récemment rediffusé par France 2.
La Shoah n’est cependant pas survenue d’un coup, comme un coup de tonnerre dans un ciel pur. Elle est le produit d’un enchaînement complexe de causes, dont certaines très anciennes (relisez Ian Kershaw ou Raul Hilberg), mais elle n’aurait jamais eu lieu si certaines de ces causes avaient été combattues. Le processus aboutissant aux pires des crimes n’est jamais si rapide qu’il soit inarrêtable.
Le cinéma et la télévision offrent de temps en temps, avec la prudence qui sied – et parfois malgré les injonctions de Lanzmann – des récits d’une clarté remarquable à ce sujet. En 2001, HBO et la BBC ont ainsi produit un téléfilm exceptionnel, Conspiracy, retraçant le déroulé de la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, étape essentielle de la mise en œuvre de la « solution finale ».
Le scénario, tiré du seul exemplaire du compte-rendu de la conférence ayant survécu à la guerre, ne se perd pas en fioritures et évite le ton professoral d’autres reconstitutions. On discerne cependant sans mal, à travers des dialogues ciselés, quel désordre administratif était le Reich, dont la supposée excellence organisationnelle ne fascine jamais que les imbéciles ou les nostalgiques. Bien supérieur à une simple pièce de théâtre filmée, le téléfilm nous plonge au cœur d’un empire criminel, habillant son désir irrépressible de mort d’une apparente rationalité administrative, de planification soignée et de même de lois.
Ce qui se décide à Wannsee n’est pas un crime de guerre comme il y en avait déjà eu des centaines dans cette guerre. Ce qui se décide à Wannsee, par les plus hauts responsables du Reich ou leurs représentants, est le crime ultime, l’extermination industrielle d’une communauté, à travers un continent – et n’oublions pas les Tsiganes, qui furent eux aussi systématiquement assassinés par les nazis.
Le passage de la phase des exécutions de masse à celle de la déportation vers des camps de mise à mort est étudié par cet aéropage de fonctionnaires et de militaires avec un mélange sidérant de professionnalisme glacé et d’antisémitisme enragé. Autour de la table, qu’ils soient officiers SS glacés, cadres du parti fanatiques, ou hauts fonctionnaires, tous adhèrent à cette haine viscérale des Juifs, mais tout n’est cependant pas si simple. Face à l’ampleur du crime qui se décide dans cette élégante villa, quelques consciences, étonnamment, s’émeuvent. Chasser leurs concitoyens juifs de la société, leur interdire de travailler, leur arracher tous leurs droits, soit, mais les massacrer dans des camps – alors même que des tueries de masse ont déjà eu lieu dans les Pays baltes – secoue quelques participants, manifestement sincèrement émus. L’incohérence de leur posture est fascinante à observer alors qu’ils ont participé à la mise en place des conditions permettant justement le crime qu’ils rejettent désormais, comme s’ils reculaient, trop tard, devant l’abîme qui s’ouvre devant eux.
Le plus stupéfiant reste l’affrontement entre Heydrich et Stuckart au sujet des modalités juridiques de l’extermination qui s’annonce. Magistralement interprété par Kenneth Branagh, le chef du SD, dont l’extrême courtoisie ne cache pas la dangerosité et le goût pour la violence, propose une mise en œuvre sans délai et sans argutie. Stuckart, auquel Colin Firth, parfait en défenseur d’un antisémitisme légal, prête ses traits, lui oppose la nécessité de compléter les Lois de Nuremberg afin que les actions entreprises soient juridiquement inattaquables. On est là au cœur de l’absurde alors que le projet est débattu comme on débattrait du lancement d’un nouveau produit dans une entreprise.
La messe, de toute façon, est dite. La Shoah par balles a déjà commencé (le massacre de Babi Yar a eu lieu au mois de septembre précédent) et la volonté d’accélérer le processus d’extermination est là. Eichmann – joué par Stanley Tucci, comme toujours impeccable – exécute les ordres avec la minutie de l’officier zélé, terne et sans talent que nous savons qu’il fût et il a organisé la conférence avec une grande efficacité. On connaissait l’avocat de la terreur. Il en est, lui, le majordome.
Convaincus de la justesse et de la nécessité de leur mission, les planificateurs du génocide n’ont cependant pas la conscience si tranquille. Des précautions sont prises, les comptes-rendus sont numérotés et certaines des phrases prononcées n’y figurent pas. L’ensemble est de toute façon accablant et la qualité de la reconstitution permet de saisir la nature réelle de ce qui se trame, la froideur avec laquelle il sera commis et la responsabilité écrasante de l’Allemagne toute entière, et pas seulement celle de l’Etat nazi.
On y mesure également, à entendre certaines formules haineuses, prononcées avec naturel, comme « Nous devons contenir le surplus de ce peuple parasite qui contamine nos professions et contrôle notre monnaie », à quel point les slogans, les clichés et les fantasmes, à nouveau à la mode ces temps-ci chez certains, n’ont rien d’anodin. On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions, mais la route qui y conduit est faite d’un enchaînement de petites lâchetés, de défaites de la conscience et d’abandon de la dignité. Aucune pitié ne doit être de mise à l’égard de ceux qui prêchent la haine ou la justifient au nom de causes qu’ils prétendent défendre mais qui ne les intéressent pas.