Le cinéma de David Cronenberg et la peinture
de Francis Bacon
Regards croisés
Université de Toulouse II - Le Mirail
U.F.R. Arts et archéologie Sébastien ROSSIGNOL
Maîtrise Cinéma et Histoire Juin 2003
Sous la direction de Natacha LAURENT
Remerciements
Tout d’abord, je tiens à remercier particulièrement Natacha Laurent, Pierre Cadars et toute l’équipe de la Cinémathèque de Toulouse, dont j’ai pu disposer à loisir des moyens de recherche.
Je remercie aussi Vanessa Nadjar, Xavier Carrère et les services de documentation de Radio France.
Merci à Sylvain Corlu, conférencier du Centre Culturel Le Colombier, à Rennes, pour avoir initié mon esprit aux liens qu’entretiennent le cinéma et la peinture.
Enfin, ma gratitude va encore à mon camarade David Pujo pour m’avoir suggéré le sujet de ce mémoire.
Tables des matières
Introduction
I) Présentation comparative
A) Vies et carrières
1) Francis Bacon
2) David Cronenberg
B) Vers une interdisciplinarité ?
1) Les rapports de Francis Bacon à la photographie et au cinéma
2) Les rapports de David Cronenberg aux arts plastiques
C) Esquisse d’une taxinomie
1) Modernité et Tradition
2) Définition d’un genre
II) Analyse thématique
A) La composition à l’intérieur du cadre
1) L’isolement de la Figure
2) La couleur
3) Le hors-champ
B) La duplication
1) Seconde peau
2) L’effet miroir
3) Le Dédoublement
4) Les niveaux de réalité
C) Le corps mis à mal
1) La violence
2) La mort
D) Esthétique de la laideur
1) Monstration
2) Mutation
3) Une nouvelle esthétique
E) La démystification de la chair
1) Papes et Crucifixions
2) L’Incarnation
Conclusion
Bibliographie
Sources publiées
Sources non publiées
Annexes
Table des illustrations
Avertissement
Pour les films de David Cronenberg, j’ai préféré utiliser les titres originaux, certains films ayant été distribués en France sous une appellation un peu fantaisiste, ou tout du moins assez éloignée de la signification originale. Vous pouvez, pour chaque film, retrouver les deux titres dans la filmographie, à la fin du volume.
Introduction
« La vie entière n’est rien d’autre que des questions devenues formes, qui portent en elles les germes de leur réponse - et des réponses grosses de questions. » Gustav Meyrink.
Est-ce que les questionnements d’une époque
déterminent des tendances artistiques pour cette même époque
? Est-ce qu’à partir de deux œuvres semblables, on peut
dégager les questions qui les sous-tendent ? Et sont-elles vraiment
les mêmes pour ces deux œuvres ? Prenons deux œuvres contemporaines
et prenons-les dans deux disciplines artistiques différentes, pour
que la forme elle-même ne conditionne pas le questionnement, et essayons
de retrouver les questions qui les ont fait naître. Peut-être
apparaîtra alors l’esprit de l’époque.
Si l’on se fixe à la deuxième moitié du XXème
siècle, il sera plus facile de discerner dans la forme les préoccupations
qu’elle exprime, car elles restent encore proches de nous. En quelque
sorte, nos questions actuelles étaient en germe dans les réponses
formelles que cette époque proposait. Cet écart d’une
génération est à la fois une durée suffisamment
courte pour que les questions de cette époque ne nous soient pas complètement
étrangères et suffisamment longue pour bénéficier
d’un recul par rapport aux œuvres et donc d’un corpus critique
minimal.
Sur quels arts allons-nous nous pencher ? Je propose de
nous appuyer sur une œuvre cinématographique et sur une œuvre
picturale. J’ai choisi ces deux disciplines parce que le cinéma
est, par excellence, le nouvel art du XXème siècle, tout au
moins le plus populaire, et parce qu’à l’inverse, la peinture
est riche d’une longue tradition historique, tous deux restant comparables
puisqu’étant des arts du regard. Il peut donc être intéressant
de regarder de plus près si une forme récente et une forme ancienne
traduisent les mêmes questions, suivant en cela l’exemple de Sylvain
Corlu qui propose, tous les mois, à Rennes, des conférences
d’histoire de l’art, préliminaires à des projections
cinématographiques . Gardons à l’esprit tout de même
que le cinéma est un art populaire et industriel tandis que la peinture
reste élitiste. Est-ce qu’en touchant des populations aussi diverses,
ces deux formes artistiques peuvent résoudre les mêmes questionnements
? Si tel est le cas, la divergence même de nature des deux disciplines
artistiques tendrait à conforter l’existence d’un esprit
d’époque.
Parmi tous les cinéastes de la fin du XXème siècle, je
propose de nous intéresser de très près au canadien David
Cronenberg (né en 1943). Et parmi les peintres, adjoignons-lui l’anglais
Francis Bacon (1909-1992), comme alter ego. Pourquoi choisir d’arrêter
notre regard sur ces deux artistes-ci ? Tout simplement parce que certains
journalistes ont suggéré cette convergence ; il y a donc toutes
les raisons de penser que l’on a peut-être là deux œuvres
distinctes qui mettent en forme les mêmes questions. Dans la revue de
cinéma, Repérages, Réjane Hamus affirme que « Tant
au niveau figuratif qu’idéologique, les corps torturés
de Bacon rappellent les monstres de Cronenberg. » Elle va jusqu’à
affirmer que « le cinéaste reprend le peintre là où
il s’arrête ». Même son confrère Martin Scorsese
compare David Cronenberg à Francis Bacon . Dans Beaux-Arts Magazine,
Véronique Bouruet-Aubertot est persuadée que David Cronenberg
s’est inspiré des tableaux de Francis Bacon. Elle s’en
entretient donc avec le cinéaste qui lui répond : « J’adore
Bacon en effet et cela me semblerait tout à fait étrange, voire
impossible d’être seul de mon temps à aborder ces sujets.
» Et, pour finir, Serge Grünberg, l’ambassadeur en France
du cinéma de David Cronenberg, pose la même question au réalisateur
canadien qui répond avoir une grande affinité avec cette peinture
.
La première question qui se pose est d’abord de savoir si David Cronenberg, le cadet, a subi l’influence de son aîné Francis Bacon, ce qui compliquerait d’un degré le passage du questionnement à sa mise en forme. En effet, ce ne serait plus le schéma qui nous intéresse ici, de mêmes questions trouvant leur mise en image différemment ; il s’agirait alors d’une question suscitant une première forme, elle-même en suscitant une seconde, dans une sorte de maniérisme. Quand les journalistes parlent de Francis Bacon à David Cronenberg, celui-ci ne s’étend pas sur le sujet. Il ne fait que reconnaître des affinités, comme on accepte délicatement un compliment. En tout cas, jamais il n’affirme avoir puisé une quelconque inspiration dans les toiles de Bacon. Le but de ce travail n’est pas (et ne peut pas être) de répondre en lieu et place de David Cronenberg à cette question qu’il élude, il s’agit par contre de pousser à fond la logique de ce rapprochement entre deux personnalités, importantes chacune dans leur discipline artistique propre.
Il n’est tout d’abord pas évident de comparer une image fixe et silencieuse à une image animée et sonore. Ensuite, un des buts que se fixe la peinture est de créer un objet unique, dont la valeur artistique puisse éventuellement devenir spéculative, tandis que le cinéma recherche à l’inverse à répandre ses copies dans un espace géographique le plus grand possible. En fonction, donc, de la particularité de chacune de ces deux disciplines, nous nous efforcerons d’éprouver la validité du rapprochement entre ces deux œuvres, de manière non systématique (non pas œuvre à œuvre), mais en épuisant les thématiques qu’elles sous-tendent, dans la mesure du possible.
Le but premier de ce sujet est d’approfondir les intuitions des journalistes, de proposer un support scientifique permettant d’asseoir (ou non) des affirmations qui bien souvent ont valeur de vérité du seul fait de leur publication. Les milieux autorisés lancent parfois ainsi des idées, dans la précipitation à laquelle les contraignent leurs responsabilités. Et bien souvent, ces idées restent en suspens, si personne ne prend le temps de s’y arrêter et de leur donner véritablement un sens. Il aurait été intéressant de partir de ce rapprochement entre Francis Bacon et David Cronenberg, et d’élargir à d’autres artistes pour aboutir à une réflexion sur les liens qu’entretiennent peinture et cinéma. Seulement les œuvres de Cronenberg et de Bacon, même si elles forment chacune un ensemble cohérent, sont suffisamment riches pour que ce travail se cantonne à éprouver leurs affinités. Pour ce qui est de Francis Bacon, nous prendrons en considération ses tableaux à partir de 1944, puisqu’il a lui-même détruit la quasi-totalité de ses œuvres antérieures, jusqu’aux ultimes toiles, avant sa mort survenue en 1992. Pour David Cronenberg, nous nous intéresserons à ses quatorze longs-métrages distribués dans le circuit commercial (de Shivers en 1975 à Spider en 2002) , nonobstant ses quatre premiers films amateurs, inédits en France, ainsi que ses réalisations pour la télévision canadienne. On remarquera déjà qu’il n’y a pas vraiment une simultanéité de leurs carrières : Francis Bacon étant avant tout un peintre de l’après-guerre, tandis que David Cronenberg est issu du mouvement contestataire des années 70.
Rien n’ayant été publié sur une parenté artistique unissant David Cronenberg à Francis Bacon, je me suis naturellement appuyé sur les monographies consacrées à chacun des deux artistes : principalement l’essai de Gilles Deleuze intitulé Francis Bacon : Logique de la sensation , la thèse de Gilles Ringuet sur Le corps nu dans l’œuvre du peintre anglais Francis Bacon et le numéro consacré à Francis Bacon de la revue L’ARC . J’ai aussi profité, pour éclairer ma connaissance de Francis Bacon, d’une conférence de Sylvain Corlu, le 5 février 2002, à Rennes, conférence suivie de la projection du film biographique, Love is a devil , de John Maybury. Pour David Cronenberg, les deux ouvrages sur lesquels je me suis le plus appuyé ont été la biographie en langue anglaise par Peter Morris et le dossier établi par Piers Handling et Pierre Véronneau, L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg , publié aux éditions du Cerf. Pour mon plus grand bonheur, autant Francis Bacon que David Cronenberg se sont beaucoup entretenus de leur art (séparément bien sûr). J’ai pu retrouver nombre de ces confessions dans des journaux, ou dans des émissions de radiodiffusion et de télévision. Certains de ces entretiens ont fait l’objet de publications, en particulier ceux de Francis Bacon avec David Sylvester en 1976 (que je n’ai pas compulsés puisqu’ils sont largement repris dans tous les travaux sur l’artiste), et ceux de David Cronenberg avec Serge Grünberg .
Le premier problème rencontré aura été
bien sûr d’accéder directement aux œuvres puisque
très peu de tableaux de Francis Bacon sont conservés sur le
territoire français et que le cinéma reste un art relativement
éphémère. J’ai eu la chance que la Cinémathèque
de Toulouse m’ouvre les portes de son fond de conservation et qu’elle
organise, en mars 2003, une rétrospective David Cronenberg. Pour Francis
Bacon, j’ai pu accéder dans un premier temps au triptyque Trois
figures dans une pièce , au Portrait de Michel Leiris , ainsi qu’à
l’Étude du corps humain , tous trois exposés au Centre
Georges Pompidou, à Paris. Puis, la rétrospective de l’art
britannique du XXème siècle, au musée d’art contemporain
de Toulouse, m’a permis de me confronter aux Étude[s] de figure
I [et] II , ainsi qu’au Triptyque 1976 . Pour le reste de l’œuvre
du peintre, je me suis fié aux reproductions du catalogue de la rétrospective
présentée en 1996, au Centre Georges Pompidou, regroupant pas
moins de 88 tableaux.
Au delà de ces contingences pratiques, l’autre difficulté
aura été de me sortir de cette logique manichéenne d’une
influence avérée (ou non) de Francis Bacon sur David Cronenberg,
et de me faire mon propre avis sur la question en évacuant les impératives
suggestions des spécialistes. Il s’agit de comprendre ce qui
pousse à comparer David Cronenberg à Francis Bacon et d’établir
quel éclairage nouveau ces regards croisés apportent à
chacun.
J’ai donc choisi de présenter les résultats
de mes recherches de la façon suivante. Dans une première partie,
je présente chacun des deux artistes par juxtaposition : leurs carrières
d’abord, puis les rapports qu’ils entretiennent avec la discipline
de l’autre et enfin la place qu’ils occupent dans une histoire
de l’art. Dans une seconde partie, j’éprouve ce rapprochement
par une analyse thématique : les principes de composition tout d’abord,
puis le thème de la duplication, celui du corps mis à mal, celui
de la nouvelle esthétique qu’ils développent, pour finir
enfin sur des préoccupations d’ordre métaphysique.
L’altérité de nature de ces deux formes que sont le cinéma
et la peinture me force à privilégier l’analyse thématique
au détriment d’une analyse strictement plastique qui nous éloignerait
de cette tentative de dégager une caractéristique commune à
ces deux œuvres. Pour comprendre les raisons d’une convergence
entre deux arts aussi distincts, il faut remonter aux questions qui en sous-tendent
la forme.
I) Présentation comparative
A) Vies et carrières
1) Francis Bacon :
Francis Bacon naît le 28 octobre 1909 à Dublin, de parents anglais. Son père, ancien commandant de l’armée britannique, est entraîneur de chevaux de courses. S’il reçoit ce prénom de Francis, c’est certainement pour rappeler la noble ascendance : Sir Francis Bacon (1561-1626), philosophe anglais et chancelier de Jacques Ier d’Angleterre ; Sir Francis Bacon développa une théorie empiriste de la connaissance et proposa une classification des sciences . Selon Gilles Ringuet, « Francis Bacon en 1605 publie un essai : Advancement of Learning, dans lequel il montre que l’étude du langage du corps est essentiel au philosophe qui cherche à connaître les mouvements de l’esprit. Cette étude s’appelle la Physiognomonie » . En réalité, la physiognomonie sera inventée par Johann Kaspar Lavater (1741-1801), philosophe, poète et théologien suisse. En tout cas, que cela ait un rapport ou non avec sa noble ascendance, la physiognomonie est une problématique centrale de l’oeuvre de Francis Bacon. C’est Lorenza Trucchi qui explique le mieux ce lien indissociable entre le corps et l’esprit qui opère dans les toiles du peintre anglais : « S’il n’était qu’un contemplatif, Bacon tomberait en effet dans l’esthétique et sa vision se décanterait jusqu’à un nouveau classicisme de type apollinien. S’il n’était qu’un voyeur, il se laisserait entraîner par ses émotions jusqu’à une peinture impétueuse, expressionniste, à tendance dionysiaque. »
La prise de conscience du corps et de sa corruptibilité
s’effectue très jeune chez Francis Bacon. Lorsqu’éclate
la première guerre mondiale en 1914, son père est rappelé
au ministère de la Guerre. Toute la famille s’installe à
Londres. A propos de cette époque, Francis Bacon avoue : « La
proximité d’une menace guerrière a été pour
moi une expérience fondatrice. » Puis, après la guerre,
la famille vit entre l’Angleterre et l’Irlande où la vive
agitation dure jusqu’à la partition de la province en 1921 et
l’autonomie de l’Ulster.
Dès son plus jeune âge, Francis Bacon souffre d’asthme
et, comme tous les asthmatiques, il a donc vécu avec cette conscience
de la mort que peut-être ne connaissent pas les enfants bien-portants.
Mais plutôt que de se renfermer face à cette omniprésence
de la mort, Francis Bacon aspire à vivre plus intensément :
au collège il ne cesse de fuguer. La mésentente avec son père
devient telle qu’il quitte la maison familiale à seize ans. Il
passe quelques mois à Londres, discrètement entretenu par sa
mère, puis son père décide de le confier à l’un
de ses amis avec lequel il part à Berlin. Francis Bacon le narre à
Daniel Farson : « Ce furent mes grandes années décadentes
berlinoises. Pour moi qui sortais d’une société aussi
puritaine que l’Irlande, les nuits étaient très excitantes...
Tous les soirs, nous faisions la tournée des bars et des cabarets.
Je ne me posais pas de questions, je trouvais cela fantastique et je m’amusais
bien. Je ne l’ai pas compris tout de suite mais cela dût me marquer
profondément. »
Après l’Allemagne, c’est la France où
Francis Bacon vient passer quelques années : « A 19 ans, je me
trouvais à Paris, en 1928, 1929, j’y ai vu le Chien Andalou de
Buñuel. Ses images ont commencé à danser dans ma tête...
Et puis, un jour, je me suis mis à peindre... » La découverte
de Picasso à la galerie Paul Rosenberg est décisive : «
Les oeuvres de Picasso en 1926-1930, ses années de surréalisme
avec ces figures isolées sur les plages. J’en avais reçu
un choc qui m’a donné envie d’être peintre. Pourquoi
n’essaierais-je pas moi-même ? me suis-je dit. »
Cependant, lorsqu’il rentre à Londres, et ouvre son atelier,
c’est d’abord comme décorateur d’intérieur
et créateur de meubles que Francis Bacon se fait remarquer. En août
1930, il est salué comme l’un des jeunes décorateurs les
plus prometteurs par le magazine spécialisé Studio, dans un
article intitulé « Le style 1930 dans la décoration anglaise
» . A la fin de cette même année, il expose tapis et peintures
à l’huile dans son atelier, en compagnie de son ami Roy de Maistre
(1894-1968) et de l’actrice et peintre Jean Shepeard (1904-1989).
Francis Bacon décide ensuite de se consacrer exclusivement
à la peinture ; il subsiste alors en exerçant de petits métiers
tels que standardiste, cuisinier, valet de chambre... En 1933, il peint ses
premiers tableaux importants, dont plusieurs Crucifixion[s] qui trouveront
leur place dans deux expositions collectives de la Mayor Gallery : «
Exhibition of Recent Paintings by English, French and German Artists »
en Avril et « Art Now » en Octobre. L’une de ces Crucifixion[s]
est reproduite en regard de la Baigneuse aux bras levés (1929), de
Pablo Picasso, dans le livre d’Herbert Read : Art Now - An Introduction
to the Theory of Modern Painting and Sculpture . Pourtant, la critique n’est
globalement pas tendre avec Francis Bacon ; il se met à peindre de
moins en moins et se laisse aller à sa passion du jeu, passion qu’il
entretiendra toute sa vie. D’ailleurs, Francis Bacon conçoit
l’art ainsi : « Le bon artiste prend sa situation comme base de
jeu : amener par l’image la sensibilité à s’ouvrir.
La vie est un jeu, l’art est un jeu. » Sylvain Corlu commente
d’ailleurs cette assertion : « L’art de Francis Bacon, c’est
quand même plus de la roulette russe que de la marelle ! »
En tout cas, sa carrière est encore hasardeuse à cette époque.
Lorsqu’il propose quelques peintures pour l’« International
Surrealist Exhibition » qui se tient du 11 juin au 4 juillet 1936 aux
Burlington Galleries de Londres, les organisateurs Herbert Read et Roland
Penrose les jugent « insuffisamment surréalistes » . En
janvier 1937, il présente trois toiles à l’exposition
« Young British Painters » de la galerie Thomas Agnew and Sons
de Londres.
Puis, c’est de nouveau la guerre, elle ravive chez
Bacon les images d’horreur de son enfance. Pourtant, son asthme lui
épargne la mobilisation militaire : « On m’a mis dans la
réserve de la Défense passive, mais j’avais tellement
d’asthme que, même de là, on m’a renvoyé.
Je me suis donc retrouvé tout seul. C’est à ce moment-là,
vers 1943-44, que j’ai vraiment commencé à peindre. Rien
ne s’était vraiment coagulé jusqu’alors. »
Il se produit en effet un déclic qui marque le véritable commencement
de la carrière de Francis Bacon peintre. En 1944, il achève
son premier triptyque, Trois études de figures au pied d’une
crucifixion , qu’il expose l’année suivante à la
Lefevre Gallery, aux côtés d’oeuvres d’Henry Moore
(1898-1986) et de Graham Sutherland (1903-1980), entre autres. Eric Hall lui
achète le triptyque puis en fera don à la Tate Gallery en 1953.
En 1946, Francis Bacon participe à de nombreuses expositions collectives
(Lefevre Gallery, Redfern Gallery, Tate Gallery) et sera même présent,
avec Peinture 1946 , à la section britannique de l’exposition
internationale d’art moderne organisée par l’UNESCO, à
Paris, en novembre 1946. Erica Brausen, qui est désormais le marchand
de Francis Bacon jusqu’en 1958, lui achète cette toile majeure
de ce début de carrière, qu’elle revendra ensuite à
Alfred J.Barr, le directeur du Museum of Modern Art de New York.
En deux ans est enfin lancée sa carrière.
Francis Bacon confiera plus tard à David Sylvester : « Je regrette
maintenant d’avoir été un débutant si tardif. Il
semble que j’ai été un débutant tardif en tout.
»
Acte significatif : Francis Bacon détruit un grand nombre de ses premières
oeuvres. Il ne reste guère qu’une quinzaine de ses productions
antérieures à 1944. Tout comme Georges Rouault (1871-1958) qui,
en 1948, organise un gigantesque autodafé de 315 de ses tableaux non
achevés, qu’il avait récupérés par voie
judiciaire des mains des héritiers de son marchand Ambroise Vollard
, Francis Bacon n’hésite pas à détruire ce qui
selon lui ne participe pas pleinement de son oeuvre, considérée
comme un ensemble cohérent. En cela, on retrouve des préoccupations
similaires (toutes proportions gardées, bien sûr) chez le cinéaste
David Cronenberg qui effectue souvent un montage au plus serré de ses
films, évacuant systématiquement toute scène non indispensable
à la compréhension de l’intrigue, ce qui n’est pas
d’ailleurs sans désorienter le spectateur. Ainsi, avant Dead
Ringers (1988), les films de Cronenberg faisaient toujours environ 90 minutes
et même ensuite, il n’a jamais été jusqu’à
120 minutes. Comme il le confiait à Serge Grünberg : « J’aime
que mes films soient denses et serrés. »
Dans les années 1948-49, Francis Bacon travaille
à une série de six Tête[s] qu’il exposera du 8 novembre
au 10 décembre 1950 à la Hanover Gallery aux côtés
d’oeuvres de Robin Ironside. Dans Tête VI , apparaît pour
la première fois la figure de pape hurlant emprisonné dans une
structure transparente. L’année suivante, il commencera sa série
de figures de papes inspirées du célèbre tableau de Vélasquez
(1599-1660) : Innocent X .
Ces années-ci, Francis Bacon commence à fréquenter le
Colony Room, bar de Soho tenu par Muriel Belcher, où il retrouve régulièrement
ses amis : le peintre Lucian Freud (né en 1922) rencontré chez
Graham Sutherland ; Frank Auerbach (né en 1931) ; John Minton qu’il
remplace quelques semaines de l’automne 1950, à sa chaire du
Royal College of Art à Londres ; et surtout le photographe John Deakin
(1912-1972). Dans un autre bar de Soho, le Gargoyle, il fera la connaissance
de deux de ses futurs modèles : Henrietta Moraes et Isabel Rawsthorne,
« ancienne maîtresse de Derain [1880-1954], amie de Giacometti
[1868-1933] et de Bataille [1897-1962] » . Ce n’est qu’à
partir des années 1963-64 qu’il commence à représenter
ces deux femmes.
A la fin de l’année 1951, Francis Bacon bénéficie
de sa première exposition personnelle à la Hanover Gallery où,
en plus de trois Pape[s]de sa série, on peut retrouver un Portrait
de Lucian Freud inspiré d’une photographie de Franz Kafka. En
juillet-août 1952, il participe à l’exposition collective
« Recent Trends in Realist Painting » (Tendances récentes
de la peinture réaliste) organisée par Robert Melville et David
Sylvester pour l’Institute of Contemporary Arts de Londres.
En 1953, le peintre fait scandale avec l’exposition à la Hanover
Gallery de la toile intitulée Deux Figures , représentant deux
hommes nus sur un lit, d’après une photographie de lutteurs d’Eadweard
Muybridge (1830-1904). Au mois d’octobre de cette même année,
a lieu à la Durlacher Gallery de New York la première exposition
personnelle de l’artiste en dehors du territoire britannique. On peut
y retrouver entre autres quelques unes des toiles de sa série des huit
Etude[s] pour portrait, la plus longue de ses séries. C’est un
succès :
« La première exposition personnelle de Francis Bacon, attendue
avec impatience, nous apporte quatorze immenses et sombres peintures de ce
côté-ci de l’Atlantique. D’apparence inachevées
et titrées études par l’artiste, elles sont assez audacieuses
pour expliquer pourquoi Bacon a eu tant d’influence et d’imitateurs
dans sa Grande Bretagne natale [...]. Ce sont des images malsaines, des symptômes
névrotiques transmis par les sensations. »
En 1954, David Sylvester accroche douze toiles de Francis Bacon au pavillon
britannique de la Biennale de Venise, aux côtés d’oeuvres
de Ben Nicholson (1894-1982) et de Lucian Freud (né en 1922). La critique
le remarque : « Francis Bacon, né en 1909, nouveau peintre expressionniste,
fait apparaître d’étranges personnages grimaçants
ou hurlant qui émergent comme des spectres entre des rideaux. Cette
œuvre, vision d’épouvante de l’homme actuel, constitue
sans doute la seule révélation véritable de toute cette
Biennale. »
En janvier 1955, l’Institute of Contemporary Arts de
Londres organise la première rétrospective de l’oeuvre
de Francis Bacon, avec treize toiles seulement. En mars de la même année,
il décroche sa première commande prestigieuse avec les portraits
de Sir Robert Sainsbury et de sa femme Lisa. Puis, en mai, c’est «
Masters of British Painting 1890-1955 » au Museum of Modern Art de New
York, exposition collective à laquelle participe Francis Bacon.
En 1956, il attaque sa série de toiles inspirées du tableau
de Vincent Van Gogh, Le peintre sur la route de Tarascon (1888), malheureusement
détruit pendant la seconde guerre mondiale. Bacon s’est appuyé
pour son travail sur une reproduction en couleurs de la peinture de Van Gogh.
Ses six Etude[s] pour portrait de Van Gogh seront exposées à
la Hanover Gallery en mars 1957.
A l’été 1956, Francis Bacon se rend en résidence
à Tanger, ce qu’il fera plusieurs années de suite. Il
peint Paysage près de Malabata, Tanger , un des très rares paysages
de toute son oeuvre. Il rencontre, à Tanger, Paul Bowles ainsi que
les écrivains de la « Beat Generation ». Dans une lettre
adressée à Jack Kerouac, Allen Ginsberg écrit à
propos du peintre : « Dans des chambres d’hôtel grises,
il peint des gorilles fous vêtus en robes du soir avec de macabres parapluies
noirs. »
De retour à Londres, Francis Bacon peint le premier de ses Autoportrait[s]
. Du 12 février au 10 mars 1957, Francis Bacon a sa première
exposition personnelle à Paris : vingt et un tableaux accrochés
sur les cimaises de la Galerie Rive Droite. Ce n’est qu’un demi-succès.
En 1958, c’est au tour de l’Italie de lui offrir
ses premières expositions personnelles : à Turin, Milan et Rome.
En octobre de cette même année, il interrompt sa collaboration
avec la Hanover Gallery de Londres pour signer un contrat avec la Marlborough
Fine Art Gallery. Pourtant ce n’est qu’en mars 1960 qu’a
lieu la première exposition personnelle de Bacon à la Marlborough
Fine Art Gallery.
L’année 1959, trois toiles de Francis Bacon sont exposées
à la Documenta II à Cassel, douze à la Biennale de Sao
Paulo et cinq dans une exposition collective au Museum of Modern Art de New
York. En 1960, il présente Figure allongée au seizième
Salon de Mai, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, auquel
il participe de nouveau en 1961, en 1962 et en 1964.
A l’automne 1961, Bacon s’installe à South Kensington,
dans la banlieue de Londres, dans l’atelier qu’il occupera jusqu’à
la fin de sa vie. Après avoir constamment déménagé,
hormis les neuf années (1942-1951) passées avec son ancienne
nourrice dans ce qui fût autrefois l’atelier du peintre préraphaélite
John Everett Millais, Francis Bacon se fixe dans ces anciennes écuries
transformées en un garage et un appartement relativement exigu, en
haut d’un escalier raide et étroit qui ne simplifiait pas le
transport de ses grands formats. L’atelier de Francis Bacon participe
un peu de la légende du peintre : tout y est à traîner
à même le sol, les murs servent de palette, un vrai « foutoir
» comme le décrit Sylvain Corlu . C’est que Francis Bacon
a besoin, pour créer, de ce capharnaüm :
« Un jour, j’ai acheté un bel atelier à Roland Gardens,
avec la plus parfaite lumière et je l’avais si bien installé
[...] que je ne pouvais absolument pas y travailler [...]. J’avais trop
bien fait les choses, je me sentais absolument châtré dans cet
endroit. Je l’avais tellement bien arrangé qu’il n’y
avait pas de place pour le chaos. »
En mai 1962 a lieu, à la Tate Gallery de Londres, la grande rétrospective de l’oeuvre du peintre : 91 toiles, soit environ la moitié de celles subsistant alors. Cette rétrospective à succès est ensuite présentée à Mannheim, Turin, Zurich et Amsterdam. Dans un article du Times, on peut lire ce commentaire : « Aucun autre peintre actuel [...] ne pourrait donner aussi fortement l’impression que ces cinq salles exposent un maître ancien, quoiqu’il ne fasse aucun doute que ce qui est projeté sur la toile, ressemblant à une photo de presse sensationnelle ou à une image cinématographique dont les peintures dérivent si souvent, est un cri de souffrance. » Pour cette rétrospective, Francis Bacon peint à la hâte son premier grand triptyque depuis celui de 1944 : Trois études pour une crucifixion . « C’est une chose que j’ai faite en quinze jours environ, dans une mauvaise période d’ivrognerie. » Le panneau de gauche est retouché après l’exposition et le triptyque est acheté par le Guggenheim Museum de New York qui organise à son tour, en 1963, une rétrospective de 75 peintures de Francis Bacon. Cette exposition se déplace ensuite à l’Art Institute de Chicago et au Contemporary Arts Association, à Houston. En 1964, paraît aux éditions Thames and Hudson un catalogue raisonné des oeuvres de Francis Bacon, préfacé par John Rothenstein, le directeur de la Tate Gallery . Il recense 221 tableaux.
C’est à l’automne 1963 que Francis Bacon
se lie à George Dyer et qu’il en tire un premier portrait : Trois
études pour un portrait de George Dyer. Il devient le sujet de nombreuses
toiles : Portrait de George Dyer accroupi, Portrait de George Dyer à
bicyclette , George Dyer regardant un cordon, Etude de George Dyer dans un
miroir , Deux études de George Dyer avec chien ... Pendant l’été
1967, Francis Bacon présente pour la première fois, à
la Marlborough Gallery de Londres, de nombreux portraits, en petits formats,
souvent combinés en triptyque. « Le résultat, sans aucun
doute remarquable, me rappelle cependant l’atmosphère déprimante
d’un dossier médical. » En 1968, c’est avec George
Dyer qu’il traverse pour la première fois l’océan
pour présenter vingt toiles à la Marlborough Gallery de New
York. Elles sont toutes vendues dès la première semaine, dont
le Triptyque inspiré du poème de T.S.Eliot « Sweeney Agonistes
» (David Cronenberg, lui, reconnaît être familier des oeuvres
de T.S.Eliot mais, selon lui, elles n’ont jamais excité sa fibre
créatrice.)
Cette même année, Francis Bacon se rend plusieurs semaines chez
sa mère, malade, en Afrique du Sud. Elle décède le 14
Avril 1971.
En 1971, c’est au tour de la France d’organiser une rétrospective
des œuvres de Francis Bacon. 108 toiles, dont 11 grands triptyques sont
accrochées au Grand Palais, à Paris. L’exposition, qui
est ensuite présentée à la Kunsthalle de Düsseldorf
en 1972, est un grand succès public. Seule ombre au tableau : quelques
jours avant le vernissage, George Dyer, l’amant de Francis Bacon, se
suicide dans leur chambre d’hôtel. En novembre-décembre
1971, Francis Bacon peindra Triptyque - A la mémoire de George Dyer
. Les années suivantes, il réalisera ce que Hugh Davies a nommé
les « Triptyques noirs » : Triptyque, Août 1972 , Trois
portraits : portrait posthume de George Dyer, autoportrait, portrait de Lucian
Freud , Triptyque, Mai-Juin 1973 . A cette période de sa vie, Francis
Bacon est aussi affecté par la mort de son ami le photographe John
Deakin, qui décède en mai 1972, à l’âge de
soixante ans. En 1974, Francis Bacon se lie avec le photographe John Edwards.
En mars 1975, s’ouvre, au Metropolitan Museum de New
York, l’exposition intitulée « Francis Bacon Recent Paintings
1968-1974 ». En janvier 1977, une exposition similaire à la Galerie
Claude Bernard, à Paris, est un tel succès que la police est
obligée de couper la rue à la circulation. C’est Daniel
Farson, un de ses biographes, qui nous l’apprend, précisant d’ailleurs
que « le peintre lui-même s’avéra une attraction
de choix, assis au café du coin, immédiatement reconnaissable
et immédiatement reconnu. » Eddy Batache, lui, nous raconte les
réactions du public :
« Les visiteurs de l’exposition manifestaient des réactions
diverses. Il y avait, certes, celui qui semblait secoué d’un
fou-rire irrésistible, mais aussi ceux, nombreux, qui scrutaient les
toiles avec une émotion intense, ceux qui admiraient la perfection
technique, les trouvailles inattendues, le sens de la mesure et de la mise
en valeur qui sont les qualités du véritable classique, et aussi,
ceux qui, insensibles au langage pictural proprement dit, percevaient en profanes,
l’extraordinaire présence de leur propre condition. »
A la fin de cette année 1977, une exposition des oeuvres de Francis
Bacon a lieu au Museo de Arte Moderno de Mexico, puis au Museo de Arte Contemporaneo,
à Caracas. Francis Bacon réalise Peinture 1978 d’après
deux vers de T.S.Eliot : « J’ai entendu la clé tourner
une fois, une seule fois dans la serrure ».
Fin octobre 1979, il peint Sphinx - Portrait de Muriel Belcher, après
le décès de la tenancière du Colony Room, à Soho,
où Bacon passa tant de ses soirées d’ivresse. Fin mars
1981, c’est au tour de sa soeur cadette, Winifred, de trouver la mort.
Cette même année, l’« Orestie » d’Eschyle
lui inspire un triptyque .
En juin 1983, le Musée National d’Art Moderne de Tokyo organise
la première exposition de Francis Bacon au Japon ; elle circule ensuite
à Kyoto et Nagoya. En 1985 est organisée une nouvelle rétrospective
de Francis Bacon à la Tate Gallery de Londres. Ces 125 toiles peintes
entre 1944 et 1984 sont aussi montrées à Stuttgart et à
Berlin. En juin 1987, c’est au tour de la Galerie Beyeler, à
Bâle, de proposer une rétrospective du peintre. En 1988 a lieu
à Moscou une grande première pour un artiste occidental encore
en vie : ce sont 22 tableaux réalisés entre 1945 et 1988 qui
sont exposés. Cette même année, il peint une seconde version
de son triptyque de 1944 en vue d’une rétrospective au Hirshhorn
Museum de Washington en Octobre 1989. Cette nouvelle rétrospective
américaine, après celle du Guggenheim Museum en 1963, sera ensuite
présentée à Los Angeles, puis à New York.
En avril 1992, alors qu’il était à Madrid, Francis Bacon est hospitalisé pour une pneumonie, compliquée par une grave crise d’asthme. Six jours plus tard, le 28 avril, il décède d’une crise cardiaque, à l’âge de 82 ans. Toute la presse internationale lui rend hommage. Le Figaro titre avec cette phrase du peintre : « Le jour où je m’arrêterai de peindre, ce sera l’heure de ma mort » . En Mars 1993, le Museo d’arte moderna de Lugano lui organise une rétrospective et, en 1996, c’est la grande rétrospective du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, à Paris, qui se tient du 27 juin au 14 octobre, comme un point final à la carrière de celui qu’en 1971, la revue Connaissance des Arts classait en tête d’une liste des dix artistes contemporains les plus importants , et qui était, en tout cas, à l’époque, « le peintre le plus cher du monde » .
2) David Cronenberg :
La biographie de David Cronenberg par Peter Morris, la seule qui existe à ce jour, s’ouvre par cette expression : « Une vie simple, un art complexe » . Et effectivement, il y a un contraste entre la vie presque banale du cinéaste et son œuvre dérangeante, malsaine, un contraste qui ne cesse de surprendre tous ceux qui ont eu l’occasion de rencontrer David Cronenberg. Selon Peter Morris, plusieurs des premiers interviewers de Cronenberg remarquent avec perplexité le décalage entre l’aspect macabre de ses films et son apparence composée de premier de la classe, sa manière timide, scolaire même . Et ce contraste saisissant reste valable tout au long de sa carrière puisque, plus proche de nous, Hervé Aubron, dans son portrait intitulé « eXistence Zen », paru dans le quotidien Libération, parle du cinéaste comme d’un personnage d’une « extrême civilité » . C’est aussi l’avis qui prévaut sur les plateaux de tournage, comme le rapporte Peter Morris : « Parmi les acteurs et techniciens, il est maintenant réputé comme quelqu’un de bien organisé, de calme et raisonnable, un metteur en scène qui veut vraiment que chacun donne le meilleur de lui-même. Lorsque Martha Jones l’a observé sur le tournage de Fast Company, elle a relevé : Patience, écoute et gentillesse sont les mots qui viennent à l’esprit .» D’ailleurs, selon le cinéaste : « Les studios hollywoodiens ont toujours une bonne opinion de moi, surtout parce que j’ai la réputation de ne pas dépasser les budgets, que l’image de maîtrise dont nous avons parlé signifie, pour les gens des studios, que je ne suis pas un dingue. » David Cronenberg s’étonne de cette surprise récurrente qu’il perçoit dans la pupille des gens autour de lui : « La manière dont la société me regarde [:] voilà un homme qui fait son chemin et qui est gentil : il aime les gens, il est chaleureux, amical, il s’exprime avec aisance, et pourtant il réalise des films malades, grotesques et dégoûtants. » On est loin du mythe de l’artiste torturé, hérité du romantisme du XIXème siècle et de Charles Baudelaire (1821-1867) en particulier. Comme le dit Peter Morris, non sans une pointe d’humour : « Certainement c’était très éloigné de cette sorte de vécu familial, traumatisant mais formateur, souvent évoqué dans le passé des artistes [...]. Le plus terrible événement qu’il se souvienne lui être arrivé était, à l’âge de 18 ans, lorsque son chat préféré est mort d’un cancer et d’une pneumonie. »
Penchons-nous donc un peu sur la vie de ce mystérieux
Docteur Jekyll. Osons ce que François Angelier annonce ainsi, sur France
Culture : « Entre vivisection mentale et spéléologie psychique,
une incursion risquée dans l’univers du cinéaste David
Cronenberg [...] le mage de Toronto, visionnaire de la nouvelle chair et biomécanicien
cauchemardesque. »
David Cronenberg est né le 15 Mars 1943 à Toronto, dans l’Ontario
(Canada). Il est d’origine juive mais ça ne transparaît
pas dans son œuvre. Comme le remarque Pierre Véronneau à
propos d’une des scènes de Dead Zone : « Le flash-back
de la guerre constitue même une des seules allusions claires de Cronenberg
à son origine juive. » David Cronenberg coule une enfance heureuse
dans un univers plutôt stimulant intellectuellement puisque son père
est écrivain et sa mère pianiste. Le jeune David lit Burroughs,
Nabokov et voudrait devenir lui-même écrivain, comme il le dit
lui-même : « J’aspirais à devenir un romancier obscur.
» Il se passionne pour les sports mécaniques, mais comme il s’intéresse
aussi à l’entomologie c’est dans la filière scientifique
qu’il s’inscrit à l’Université de Toronto
en 1963. Rien d’étonnant à ce que Martin Scorsese lui
trouve finalement un air de gynécologue de Beverly Hills (D’ailleurs
dans The Fly , David Cronenberg interprétera le rôle de l’obstétricien,
dans la séquence onirique de l’accouchement)... En tout cas,
rien encore qui laisse présager l’imagerie sanguinolente et viscérale
dont David Cronenberg est le spécialiste.
En 1965, il décide de passer un an en Europe, déçu
par ses études scientifiques et avide de découvrir un peu l’ailleurs
prôné par les écrivains de la « Beat Generation
». Comme nous le raconte Peter Morris :
« Cronenberg s’est principalement installé à Copenhague
mais a aussi passé du temps à Londres à la grande époque
des Beatles, des Rolling Stones et de la mode outrée de Carnaby Street.
Il a raconté à Bruce Martin en 1969 qu’il se procura une
vieille Volkswagen automatique pour visiter Berlin-Est, la Yougoslavie, Istanbul
et Paris. »
Puis il retrouve sa vie estudiantine à Toronto. Il tourne alors ses
premiers courts-métrages en 16mm, avec ses camarades et des moyens
ridicules. C’est Transfer en 1966, sept minutes sur le transfert psychanalytique,
et From the Drain en 1967, quatorze minutes à guetter une étrange
forme de vie, cachée dans les canalisations (du véritable cinéma
underground !) Pour ces deux courts-métrages d’un coût
de quelques centaines de dollars canadiens, David Cronenberg est à
la fois au scénario, à la photographie, à la réalisation
et au montage. Ce n’était pas alors une entrée en cinéma
(du moins pas consciemment) mais tout simplement la participation d’un
jeune étudiant à la vogue des films amateurs de l’époque.
Peter Morris nous dresse un historique bien documenté de ce mouvement
du milieu des années soixante :
« Les années soixante témoignent d’une expansion
des films underground, et, au Canada, la plupart sont réalisés
par des universitaires [...]. Quelques uns se sont lancés dans la carrière
cinématographique, et une poignée d’entre eux sont maintenant
célèbres. Le premier de ces films étudiants a été
filmé en 1962 à l’université de Montréal.
Le long-métrage Seul ou avec d’autres a été réalisé
par Denys Arcand et Denis Héroux, et a associé beaucoup de ceux
qui, à l’instar des réalisateurs, eurent un rôle
majeur dans le développement du cinéma canadien [...]. En Ontario,
l’activité cinématographique étudiante se concentrait
sur les campus de l’université de Toronto et de la McMaster University
[...]. Le premier fût David Secter, un étudiant anglais en quatrième
année à l’université de Toronto, qui commença
par tourner Winter Kept Us Warm, fin 1964 [...]. Le financement initial fût
fourni par le conseil étudiant et les acteurs et techniciens étaient
tous étudiants [...]. Fin 1966 l’activité filmique à
Toronto et Hamilton gagna un niveau sans précédent. A la McMaster
University, de régulières projections de films underground commencèrent
en 1965, et la commission cinématographique McMaster fût créée
[...]. L’activité filmique à l’université
de Toronto, au milieu des années soixante, ne fût rien moins
que prolifique, même si peu de réalisateurs de carrière
émergèrent de cette vitalité. »
Toujours dans cette continuité, Cronenberg tourne Stereo l’année
suivante, un moyen-métrage 35mm, noir et blanc, où des expériences
sexuelles sont menées dans un but scientifique. La première
officielle a lieu au Centre National des Arts, à Ottawa, et, en septembre,
Stereo est l’unique film canadien d’un programme de science-fiction
projeté au Museum of Modern Art de New York . Puis il fait partie des
dix films canadiens selectionnés pour représenter le «
Nouveau Cinéma » international lors de projections à Bruxelles
. Fort de cette reconnaissance, Cronenberg auto-produit un autre film du même
métrage : Crimes of the Future fin 1969, début 1970. Il s’agit
d’une fiction mettant en scène la gent masculine devant se réorganiser
après la disparition de toute femme de la surface du globe (peu après,
David Cronenberg se marie, avec Margaret Hindson !). Ces deux films, souvent
considérés comme représentatifs de l’underground
canadien de l’époque, sont généralement présentés
par la critique internationale comme la préhistoire de l’œuvre
commerciale de David Cronenberg, perçue comme un ensemble cohérent.
Peter Morris nous rapporte que « certains critiques, Sammon en particulier,
qui admirent les films postérieurs de Cronenberg, ont rejeté
ces deux premiers films comme étant esthétisant, excessivement
prétentieux et statiquement ennuyant, intéressant seulement
pour leur anticipation des questions thématiques de son œuvre
professionnelle. »
L’année universitaire suivante (1970-1971), David Cronenberg obtient une bourse pour se rendre en France. Là-bas, il écrit et réalise trois intermèdes pour la télévision canadienne : Tourettes, Letter from Michelangelo et Jim Ritchie Sculptor. Il se rend aussi, naïvement, au Festival de Cannes avec les bobines de Stereo et de Crimes of the Future sous le bras ; il en repart un peu écœuré. De retour au Canada, il écrit et filme six autres intermèdes pour la télévision : Don Valley, Fort York, Lakeshore, Winter Garden, Scarborough Bluffs et In the Dirt, puis il réalise un court téléfilm Secret Weapons (à partir d’un scénario de Norman Snider) qui est diffusé le 1er Juin 1972, dans la série « Programm X ». 1972 est aussi l’année de naissance de sa fille Cassandra.
Ensuite, David Cronenberg se met à l’écriture
du scénario d’« Orgy of the blood parasites », ce
qui deviendra Shivers . Son père est mourant à cette époque,
il décède en 1973. Cronenberg le raconte lors d’un entretien
accordé à John Colapinto en 1986 : « Ça a commencé
par une inflammation de l’intestin et ça a tourné en une
étrange inaptitude de l’organisme à produire du calcium.
Ses os ont commencé à devenir fragiles. Il voulait se tourner
dans son lit et se cassait les côtes. » Mais, comme le précise
Peter Morris : « L’état de santé paternel ne signifiait
en aucun cas que le script était autobiographique. Cela a simplement
rendu Cronenberg conscient de sa propre mortalité à un niveau
incroyablement vif, émotionnel et intime. » En effet, il serait
difficile de considérer cette subite furie sexuelle qu’est Shivers
comme quelque chose d’autobiographique, même partiellement. Une
fois l’écriture du scénario terminée, il s’est
agi pour Cronenberg de trouver le financement de son premier long-métrage.
Depuis quelques années, David Cronenberg a monté sa propre maison
de production : Emergent Films Ltd. Le nom même de cette société
de production est intéressant ; lisons le commentaire qu’en fait
Peter Morris :
« De toutes les influences scientifiques qu’il a rencontrées,
l’une mérite une mention spéciale : c’est la théorie
de l’Évolutionnisme Émergeant. Variation sur les bases
de la théorie darwinienne de l’évolution, cette théorie
soutient que l’évolution n’a pas toujours été
un processus continu, graduel. Des bonds pourraient advenir (et ont été
observés) en tel sens qu’émergent des nouveautés
biologiques. Du fait que ces événements émergeants soient
authentiquement nouveaux, ils ne peuvent être prévus, seulement
observés après coup. De nombreux biologistes appuient cette
théorie, comme offrant une description valable de ce qui arriva à
certains stades critiques de l’évolution - et l’humanité
n’en est pas le moindre. L’Évolutionnisme Émergeant
a conditionné la plupart des premiers travaux de Cronenberg. C’est
flagrant dans le nom de sa première compagnie de production, Emergent
Films - une référence à la théorie mais aussi
à son propre rôle émergeant. »
En effet, on peut parler de David Cronenberg comme d’un réalisateur
« émergeant » à cette époque de l’histoire
du cinéma canadien. Il n’existe pas alors d’industrie cinématographique
canadienne à proprement parler. La Canadian Film Development Corporation
(CFDC) et son fonds de financement n’existent que depuis 1967. Les quelques
auteurs de films underground, qui franchissent le pas pour se mettre à
la réalisation commerciale, émigrent à Hollywood. Le
canadien James Cameron, par exemple, a fait toute sa carrière aux Etats-Unis.
Peter Morris explique très bien cette frontière fermée
entre deux pratiques opposées du cinéma :
« Le contrôle d’Hollywood était si absolu qu’il
était virtuellement impossible pour un nouveau-venu de pénétrer
cette industrie. Les jeunes gens embrassèrent rapidement un mouvement
qui avait commencé à New York et à San Francisco. Cette
mouvance insistait sur le fait que le seul usage valable du médium
était pour l’expression personnelle. Les réalisateurs
se lancèrent dans la création de films à petit budget,
indépendants et personnels, qui explorent des expérimentations
formelles ou qui expriment les obsessions, désirs ou visions de l’auteur.
Variablement nommée par ses adhérents Nouveau Cinéma
Américain, La Nouvelle Vague Américaine, L’École
New-Yorkaise, le terme finalement retenu fût Cinéma Underground
à cause de ses connotations rebelles. »
Aussi, lorsque David Cronenberg nourrit pour son projet les espoirs d’une
véritable distribution, c’est tout naturellement qu’il
se rend à Los Angeles présenter son script. Il reçoit
un accueil plutôt favorable mais, dès son retour à Toronto,
Cronenberg apprend que la Canadian Film Development Corporation est prête
à financer son film. C’est le véritable début d’une
carrière spécifiquement canadienne.
Le tournage a lieu à Montréal du 21 août au 14 septembre
1974 et le film sort à Montréal le 10 octobre 1975 sous le titre
The parasite Murders. Dans le reste du Canada, il sort sous le titre Shivers
; aux Etats-Unis il est distribué sous le titre They Came from Within
et la version française au Québec est intitulée Frissons.
Pour la récente CFDC, Shivers constitue alors le plus grand succès
commercial des films dans lesquels elle a investi . Pourtant, « Shivers
n’est pas retenu pour concourir aux Canadian Films Awards. » Le
critique canadien Robert Fulford le considère comme le « film
le plus repoussant [qu’il ait] jamais vu. » Quoi qu’il en
soit, la carrière de David Cronenberg est lancée !
En 1975, il tourne deux autres courts téléfilms
The Victim et The Lie Chair qui sont diffusés sur CBC dans la série
« Peep Show », et un troisième en 1976 The Italian Machine
diffusé dans la série « Teleplay ». Serge Grünberg
considère d’ailleurs ce dernier comme un petit chef-d’œuvre.
Fin 1976, David Cronenberg tourne son deuxième long métrage,
Rabid , qui sort au Québec le 8 Avril 1977. Le rôle principal
y est interprété par Marilyn Chambers, qui était jusqu’alors
une star du porno (Derrière la porte verte).Dans Rabid, il est une
nouvelle fois question d’un dérèglement biologique qui
fait basculer dans l’horreur l’équilibre social.
Côté vie privée, ce n’est pas l’extase pour
David Cronenberg, comme nous le narre Peter Morris :
« La vie privée de Cronenberg pendant cette période n’est
pas plus calme que sa vie publique. Lui et Margaret étaient en train
de divorcer et se retrouvèrent rapidement embarqués dans une
procédure acharnée pour la garde de leur fille. Margaret avait
rejoint une secte de Chrétiens Gnostiques en Californie ; David vivait
avec Carolyn Zeifman dans un appartement sur Cottingham Street et ils envisageaient
de se marier. Il expliqua à Katherine Glovier en 1979 que son premier
réflexe après la séparation a été de se
remarier et d’avoir plus d’enfants. Malgré la nature inhabituelle
de cette corrélation entre la rupture et son nouveau couple, il se
disait très traditionnel. Avoir juste des relations n’est pas
suffisant. J’aime la monogamie. Quelque chose d’autre seulement
n’est pas assez obsessif pour moi. Carolyn et David Cronenberg ajoutèrent
plus tard un fils et une autre fille à leur famille. »
Accessoirement, Carolyn Zeifman, avec qui il se remarie en 1979, est la soeur
de Stephen Zeifman, ancien ami de Cronenberg jouant dans Crimes of the Future
. Carolyn est elle-même assistante de production pour Rabid. A en croire
Norman Snider, un autre ami de Cronenberg, l’échec de son premier
mariage est dû au mode de vie très intimiste de David, presqu’exclusif,
qui fît que Margaret Hindson se sentit étouffée . Et c’est
certainement vrai... Lorsque Clive Barker propose à David Cronenberg
de jouer un psychiatre fou dans son film Nightbreed , Cronenberg hésite
à cause du lieu du tournage, Londres, où il se retrouve seul
sans sa famille . « Cronenberg est en réalité un père
de bonne famille coulant des jours heureux à Toronto. » Ce jugement
que je ne pourrais me permettre de porter sur l’individu, je l’ai
trouvé dans un ouvrage grand public sur le cinéma mondial .
Ce qui est certain c’est que le divorce l’a véritablement
blessé au point que, pour la seule fois de sa carrière, sa vie
privée transparaisse dans son œuvre : The Brood , qui sort en
salle le 25 mai 1979, raconte l’histoire d’une femme, internée
en institut psychiatrique, qui par la seule force de son inconscient met au
monde de petits monstres vengeurs, tandis que son mari essaie de protéger
leur fille. Selon Peter Morris, « La bataille ultérieure contre
Margaret pour la garde de leur fille Cassandra a fourni l’argument pour
le script de The Brood. » A propos de la scène finale où
le mari étrangle sa femme dangereuse, David Cronenberg avoue à
Paul Sammon : « Je ne peux pas vous dire combien cette scène
est jouissive : je voulais étrangler mon ex-femme. » Par ailleurs,
comme le remarque judicieusement Maurice Yacowar, l’héroïne
de The Brood porte le nom de « Nola », ce qui renversé
donne « Alon(e) », soit « seul » en français
. C’est dire si, pour une fois, David Cronenberg signe un film qui est
un exutoire à sa vie privée.
The Brood est distribué en France sous le titre complètement
fantaisiste de Chromosome 3 (alors que le titre de la version francophone
québécoise était La clinique de la terreur). C’est
une aberration puisqu’il ne s’agit nullement de manipulation génétique,
ni même tout à fait de mutation telle qu’on pouvait la
rencontrer dans les précédents films de Cronenberg ; les monstres
de The Brood sont une représentation physique de la psychanalyse. Avec
la traduction on perd toute la richesse du titre original que nous décrypte
Peter Morris : « Webster définit brood comme (1) les jeunes oiseaux
d’une couvée d’œufs ou encore une famille nombreuse
; (2) couver des oeufs ou (3) avoir des pensées maussades, spécialement
après un préjudice ou une insulte. A l’évidence,
Cronenberg songeait à ces trois significations, mais la dernière
est de loin la plus forte. » La perte de sens dans le titrage (et donc
de profondeur du film) n’est pas pour rien dans le classement de Chromosome
3 en film de série B.
Juste avant, la même année, Cronenberg a sorti
Fast Company, un film vraiment à part dans sa filmographie, loin du
genre « gore » auquel il se cantonne en ce début de carrière.
C’est la première fois que Cronenberg ne signe pas le scénario
(inspiré d’une histoire originale d’Alan Treen). Le film
parle du monde des courses de dragsters et de ses entourloupes. Il faut comprendre
que Cronenberg est passionné de mécanique, au point qu’en
parlant de direction d’acteurs, un jour, il aura cette comparaison surprenante
: « C’est un peu comme régler un carburateur, ça
demande beaucoup de délicatesse et de patience. » Un des seuls
intérêts de Fast Company est d’anticiper sur la thématique
de Crash qui sortira des années plus tard. Ce qui est vraiment étonnant
c’est qu’à une semaine d’intervalle sortent son film
le plus personnel et le seul film à ne pas avoir ce que l’on
appellera plus tard la touche « cronenberguienne ».
La même année, Ridley Scott signe un film qui connaît un
immense succès international : Alien. Rien à voir avec David
Cronenberg si ce n’était que le film reprenait le principe d’un
parasite interne au corps humain principalement développé dans
Shivers ou dans From the Drain. La coïncidence est plus que troublante
d’autant que plus tard Dan O’ Bannon, co-scénariste d’Alien,
avouera au réalisateur John Landis s’être inspiré
des films canadiens, sans pour autant citer Cronenberg . Loin de chercher
la querelle, David Cronenberg profitera de la réalisation d’un
spot publicitaire au profit de Nike, plusieurs années plus tard, pour
faire un clin d’œil à l’univers d’Alien. Il
lui sera d’ailleurs proposé de tourner le quatrième épisode
d’Alien, finalement réalisé par le français Jean-Pierre
Jeunet .
En 1980, David Cronenberg tourne un autre film un peu plus abordable, comme le juge William Beard : « Malgré les nombreuses similarités qu’il semble entretenir avec ses premiers films, il s’agit d’un film complètement différent pour Cronenberg : moins excessif, moins nauséeux, moins personnel et beaucoup plus soucieux du plaisir direct du spectateur et d’une intrigue conventionnelle. » C’est Scanners qui reprend l’argument télépathique déjà évoqué dans Stereo puis développé dans deux synopsis non exploités : « Telepathy 2000 (The psychics) » en 1974 et « The Sensitives » en 1978 . Malgré tout, Scanners reste un film assez « cronenberguien » puisque la télépathie y est appréhendée comme un moyen d’investir le corps de l’autre, de s’emparer de son organisme. Le Québécois Christian Duguay réalise, dix ans plus tard, deux suites coup sur coup : Scanners 2, The New Order en 1991 et Scanners 3, The Take-Over en 1992.
Puis, David Cronenberg tourne Videodrome à la fin
de l’année 1981, faisant faire ses premiers pas au cinéma
à Deborah Harry, grande star du rock, la chanteuse du groupe Blondie.
Il recevra avec ce film son premier « Genie Award » de meilleur
réalisateur . Étonnamment, ce film ne connaît pas un énorme
succès à sa sortie, ce n’est que bien plus tard qu’il
deviendra un film culte auprès des cinéphiles avertis. Il est
vrai que ce film anticipe des questions qui se feront plus vives à
la toute fin du XXème siècle, sur notre rapport à la
télévision et sur la prolifération des images. Videodrome
s’intéresse à ce que l’on appelle les « Snuff
movies », c’est-à-dire des documents vidéo où
un assassinat réel aurait été commis et enregistré
pour être vendu et diffusé comme divertissement. Depuis le début
des années soixante-dix (époque à laquelle Cronenberg
commence à réfléchir à l’argument de Videodrome,
avec l’écriture d’un premier synopsis intitulé «
Network of Blood ») , il court aux Etats-Unis des rumeurs selon lesquelles
de tels films existeraient réellement. Juste avant Videodrome, sort
en France un film similaire : La mort en direct (1981) de Bertrand Tavernier,
d’après le roman de D.G. Compton, The Unsleeping Eye . Ensuite,
d’autres films traiteront du sujet, comme The Brave de et avec Johnny
Depp en 1997, 8mm de Joël Schumacher, avec Nicolas Cage, en 1999, et
aussi, d’une certaine manière, le second Blair Witch Project
de Joe Berlinger, en 1999.
En toile de fond, il y a le thème de la censure (dont il sera aussi
question dans eXistenZ, en 1999). Comme le rapporte Peter Morris : «
Dans le film, Cronenberg avait aussi à faire face aux pulsions de censure
de certains critiques, à propos de l’imagerie sexuelle et violente
de son œuvre. Je voulais, dit-il à Rodley, voir ce à quoi
cela ressemblerait en fait, si ce que les censeurs avaient dit vouloir advenir,
advenait. Qu’est-ce que cela donnerait ? A quoi cela pourrait-il bien
mener ? » La lutte contre la censure est une des seules activités
militantes de David Cronenberg, qui se considère plutôt comme
un artiste apolitique. Cronenberg n’a pas oublié comment un simple
article, à propos d’un de ces films, lui avait valu d’être
mis à la porte de chez lui :
« Au début de l’année 1977, un article au vitriol
de Robert Fulford pénétra leur vie de manière vraiment
personnelle, lorsque la propriétaire de leur appartement les expulsa
sur la base des commentaires de Fulford. Elle avait lu un article dans le
Globe and Mail sur l’imminente sortie de Rabid. Il citait largement
Fulford et notait que la star du nouveau film était Marilyn Chambers,
qui avait gagné sa popularité dans des films pornographiques.
La propriétaire connaissait Fulford personnellement et savait qu’il
n’aurait pas menti. Et, comme elle était membre d’une congrégation
anti-pornographique, elle ne pouvait tolérer la présence de
Cronenberg dans sa maison. »
Selon Serge Grünberg, Cronenberg aurait déclaré un jour
qu’avec Videodrome, il aurait tenté d’imaginer ce qui se
passe quand un homme rentre seul chez lui un soir et met une cassette pornographique
dans son magnétoscope, et ce seulement cinq ans après que Fox
ait commercialisé la première vidéo...
David Cronenberg enchaîne l’année suivante
avec The Dead Zone, une adaptation d’un roman de Stephen King, avec
Christopher Walken dans le rôle principal. C’est la deuxième
fois, après Fast Company, que David Cronenberg ne signe pas le scénario.
Malgré tout, la thématique reste assez proche de l’univers
d’un film tel que Scanners puisqu’il s’agit d’un mutant
qui, par simple contact physique, a un pouvoir de prémonition sur les
gens. Pierre Véronneau voit dans ce film une nette maturation de l’art
de David Cronenberg :
« The Dead Zone marque une évolution frappante dans l’œuvre
de Cronenberg. Même si on y retrouve encore des séquences-catastrophes
où triomphent les effets spéciaux, celles-ci ne forment pas
le motif premier du film. Elles servent plutôt, dans leur effet structurant
de prévision et de rétrovision, d’ancrage à la
problématique morale que développe de plus en plus le cinéaste
dans son œuvre [...]. Remarquons en outre qu’au contraire des autres
films du cinéaste, les séquences cauchemardesques, au fantastique
explicite, renvoient à des situations de catastrophes ou d’apocalypses
et n’ont pas les habituelles dimensions d’horreur individuelle.
»
On peut considérer que ce film a eu une postérité puisque,
depuis maintenant deux saisons, existe aux Etats-Unis une série éponyme
produite par Michael Pillar et diffusée sur SCI FI et USA Network .
Il y a, ensuite, comme un vide dans la carrière de David Cronenberg
: après avoir enchaîné les films les uns après
les autres, Cronenberg marque une pause ; sa carrière se fait désormais
sur un nouveau rythme, ce qui permet à ses films d’être
plus aboutis. Mais ce n’est pas, à ce moment-là, un choix
de la part du cinéaste. En fait, Dino De Laurentiis, qui a produit
The Dead Zone, propose à David Cronenberg de travailler sur une adaptation
de l’auteur de science-fiction Philip K.Dick : Total Recall. Pendant
un peu plus d’un an, David Cronenberg et le scénariste Ron Shusset
travaillent et retravaillent différentes versions de l’adaptation
sans finalement parvenir à tomber d’accord. Il est évident
que cette thématique de manipulation de la mémoire et du réel
ne pouvait que séduire David Cronenberg, mais il ne pouvait se résoudre
à en faire le film d’action que c’est finalement devenu.
Cronenberg finit par se retirer du projet et Dino De Laurentiis en confie
donc la réalisation à Paul Verhoeven, quelques temps plus tard.
Ces quelques années improductives sont assez difficile pour David Cronenberg,
surtout sur un plan financier. En somme, le seul contrat qu’il a, à
cette époque, est le petit rôle qu’il interprète
dans le film de John Landis, Into the night en 1985.
Enfin, David Cronenberg réalise, pour la société
de production de Mel Brooks, The Fly, un remake assez libre du film homonyme
de Kurt Neumann de 1958 (connu en France sous le titre La mouche noire). Il
s’agit de la lente mutation d’un être humain en une sorte
d’hybride de mouche. On y retrouve toute la problématique organique
chère à Cronenberg. A ce propos, un dialogue entre Serge Grünberg
et le cinéaste est des plus intéressants :
Serge Grünberg : « Diriez-vous que vous avez vécu des expériences,
des expériences organiques, qu’on pourrait retrouver dans vos
films ? Je ne serai pas plus indiscret. »
David Cronenberg : « Oui, bien sûr ! mais je pense qu’il
s’agit d’expériences que tout le monde a connu. Il y a
le sexe, évidemment, mais aussi la nourriture. Manger. Déféquer.
Les problèmes d’audition qu’on peut avoir, et le cérumen
dans vos oreilles, et ne pas être capable de voir et devoir par conséquent
porter des verres correcteurs, et compenser ses faiblesses grâce au
téléphone et à d’autres prothèses, avoir
un ongle incarné... Ce n’est pas forcément plus exotique
que ce que chacun éprouve dans son corps dans une vie normale. La seule
différence, je crois, c’est sans doute que j’en suis très
conscient et que je trouve dans ces expériences quotidiennes un grand
pouvoir métaphorique. »
The Fly est alors le plus gros succès public du cinéaste canadien. Selon les chiffres de Peter Morris : « A sa sortie, à l’été 1986, il gagna au box-office l’étonnante somme de 100 millions de dollars. » C’est en tout cas en France le plus connu des films du réalisateur, diffusé environ une fois par an sur la chaîne de télévision M6. Comme tous les grands succès du box-office, The Fly donne lieu à une suite, mais à laquelle David Cronenberg ne participe pas. Chris Walas, qui avait en charge les effets spéciaux, signe ce second film.
Puis, deux ans plus tard, c’est le retour à
un projet très personnel : Dead Ringers , qui expose la déchéance
de deux jumeaux, gynécologues réputés. David Cronenberg
a mis des années à élaborer cette histoire dont on trouve
déjà des éléments dans « Pierce »,
un synopsis de 1975, ou dans « Roger Pagan, gynecologist », une
nouvelle écrite par David Cronenberg , tous deux inspirés d’un
fait-divers :
« L’intérêt de Cronenberg pour la gémellité
provient [...] des antécédents cinématographiques mais
aussi d’un fait-divers bizarre, scandaleux et tragédique provenu
en 1975. C’est le double suicide de gynécologues jumeaux et accusés
de toxicomanie et d’abus sur leurs patientes. Twins, une nouvelle plutôt
inintéressante, fût publiée en 1977 et était principalement
basée sur cette affaire. »
Après de longues tractations avec d’éventuels producteurs,
Cronenberg retourne à l’auto-production, en collaboration avec
Marc Boyman, qui avait coproduit The Fly . Dead Ringers, avec Jeremy Irons
en double vedette, sort le 23 Septembre 1988 au Canada et aux Etats-Unis,
il porte au Québec le titre Alter Ego et, en France, Faux-Semblants.
Ce film vaut à David Cronenberg de recevoir son deuxième «
Genie Award » de meilleur réalisateur et surtout c’est
enfin la reconnaissance de la critique internationale. En France, il reçoit
même la distinction de Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres,
en 1990 . Globalement, les années quatre-vingt-dix voient David Cronenberg
sortir de son statut d’artisan de film de genre pour accéder
enfin au rang d’artiste. Comme l’explique Peter Morris : «
Dans les années 90, ses films ont gagné plusieurs prix dans
des festivals, il a reçu (fait sans précédent) trois
Genie Awards de meilleur metteur en scène, et il a été
honoré d’importantes rétrospectives de son œuvre
à Londres, Paris, Toronto, Tokyo, Montréal et d’autres
villes encore. »
Et effectivement, il est récompensé d’un
troisième « Genie Award » de meilleur réalisateur
pour Naked Lunch en 1991 (distribué en France sous le titre Le Festin
Nu). Il s’agit d’une adaptation du roman de l’écrivain
fétiche de Cronenberg : William Seward Burroughs. En fait d’adaptation
c’est presque autant une biographie de l’écrivain :
« Petit à petit je me suis rendu compte que j’étais
en train de faire un film qui était d’avantage sur William Burroughs
que l’adaptation du Festin Nu. Donc je suis allé voir Burroughs
et je lui ai dit : Y a des choses qu’il faut maintenant que j’injecte
dans le film, qui vont au-delà du roman. Il faut que je raconte votre
vie aussi, il faut que je raconte que vous avez tué votre première
femme accidentellement et il m’a répondu : Je considère
que ma vie et tous mes livres ne sont qu’une seule œuvre globale,
donc vous avez parfaitement raison, vous êtes parfaitement en droit
de me demander d’injecter ces éléments dans Le Festin
Nu »
Le Festin Nu est de toute façon réputé comme étant
un livre inadaptable. David Cronenberg confie à Peter Morris : «
Je voulais faire quelque chose qui ait un rapport avec l’influence qu’a
eu Burroughs sur moi, pour montrer à quel point le livre a été
absorbé par la culture, pour pointer l’iconologie de la figure
Burroughsienne, ces choses que vous ne pouvez pas obtenir en traduisant littéralement
le livre. J’essayais d’appréhender la sensibilité
de l’homme. »
Auparavant, Cronenberg avait tourné de nouveau pour la télévision
canadienne :
« Pendant ce temps, Cronenberg réalisa plusieurs publicités
pour la télévision et deux fictions d’une heure chacune
pour la série Scales of Justice, sur CBC. Même s’il ne
contribua pas au script, ni pour Regina versus Horvath, ni pour Regina versus
Cogan, il pût travailler avec plusieurs de ses habituels collaborateurs
: Carol Spier, Howard Shore et Ron Sanders, entre autres. Une raison pour
laquelle il accepta ces deux productions CBC était de garder son équipe
sous la main en attendant que Naked Lunch soit refinancé. Tous les
membres de son équipe étaient bien conscients que c’était
généreux de sa part de leur retourner ainsi la loyauté
qu’ils lui avaient donné. »
En 1993, c’est M.Butterfly, d’après la
pièce éponyme de David Henry Hwang : l’histoire d’un
diplomate français à Pékin qui tombe amoureux d’une
chanteuse traditionnelle chinoise s’avérant être en fait
un homme. Le metteur en scène retrouve alors Jeremy Irons mais surtout,
c’est l’occasion pour lui de quitter ses petites habitudes canadiennes
puisque, pour la première fois, il tourne à Beijing (Pékin),
à Budapest et à Paris.
Dans ce film, ce qui pourrait être intéressant de rapprocher
de l’univers de Francis Bacon, c’est l’homosexualité,
même si le héros de M.Butterfly refuse de l’assumer. L’homosexualité
est une thématique que l’on retrouve à plusieurs reprises
dans l’œuvre de Cronenberg. Déjà, Ronald Mlodzik,
l’acteur principal de ses tout premiers films, Stereo et Crimes of the
Future, était alors l’égérie gay de Toronto. Dans
Shivers, l’homosexualité n’existe que comme partie intégrante
d’une vague subite de frénésie sexuelle généralisée.
On peut considérer que Videodrome évoque une certaine forme
d’homosexualité à propos du ventre de Max Renn qui s’ouvre
comme un vagin, pour accueillir un revolver. Mais, c’est surtout à
partir de Dead Ringers que David Cronenberg développe ce thème
: comme nous l’explique Pierre Véronneau, « c’est
en donnant aux jumeaux des prénoms respectivement masculin et féminin
qu’il indique son propos. Il est même tentant de dire, en se souvenant
de l’importance de l’homosexualité dans ses deux premiers
films, qu’il aborde à nouveau ce thème à travers
la relation entre Beverly et Elliot. » Toutefois, Peter Morris tempère
ce propos : « L’homosexualité explicite du livre fût
éliminée et l’histoire devint un peu plus une sorte de
fantaisie homo-érotique que cette culture homosexuelle répandue
de nos jours. » On retrouve ensuite l’homosexualité, non
plus seulement suggérée, dans Naked Lunch, dans M.Butterfly
bien sûr, mais aussi dans Crash, quoique dans ce dernier elle soit aussi
moins affirmé que dans le roman original .
Il y a donc de quoi se poser la question indiscrète des préférences
sexuelles du cinéaste. Serge Grünberg l’a questionné
à ce sujet, ce à quoi David Cronenberg a répondu qu’il
éprouvait un certain intérêt pour ce qu’il dénommerait
une « homosexualité philosophique », quelque chose de très
éloignée, en somme, des moeurs de Francis Bacon. Il faut bien
comprendre que chez David Cronenberg, le couple homosexuel n’est qu’une
variante (à forte portée dramatique) du couple en général.
La notion de couple est récurrente dans l’œuvre de Cronenberg
: dans Rabid il y a cet homme qui désespère de récupérer
sa femme accidentée ; dans The Brood, le schéma de base est
le même, bien que porté à un paroxysme ; dans Scanners
on voit naître le couple fraternel que Cronenberg développera
dans Dead Ringers ; dans The Dead Zone il y a de nouveau ce désespoir
de l’homme dont le couple fût brisé par le destin; dans
The Fly le couple au contraire essaie de survivre au destin ; dans Naked Lunch,
c’est parce qu’il a tué sa femme que Bill Lee se perd dans
les arcanes de ses délires ; dans Crash c’est la vie sexuelle
du couple qui est en jeu ; dans eXistenZ il y a ce couple formé par
la créatrice de jeux vidéo et son garde du corps ; dans Spider
revient perpétuellement le souvenir du couple œdipien ; et dans
M.Butterfly, donc, cette histoire d’amour biaisée entre ce diplomate
français et ce chinois travesti. C’est en particulier ce qu’évoque
Peter Morris avec cette assertion : « La vertu de l’ambiguïté
ou le vice de l’ambivalence » qui vaut pour toute l’œuvre
de David Cronenberg.
Dans ces années-là, les apparitions à
l’écran de David Cronenberg se multiplient. Avec la notoriété,
arrive la fascination pour ce cinéaste « à l’apparence
d’un gynécologue » : après avoir jouer dans Cabal
de Clive Barker, en 1990, il est crédité au générique
du film Le Procès d’Heywood Gould, en 1994, puis à celui
de Henry et Verlin de Gary Ledbetter, la même année ; en 1995,
il apparaît dans Prête à tout de Gus Van Sant, puis en
1996, dans Les Idiots de Lars Von Trier et dans Mesure d’urgence de
Michael Apted ; et enfin en 1998, il joue dans Last Night, le film de son
ami Don Mac Kellar, puis en 1999, dans Resurrection de Russel Mulcahy.
Il ne quitte pas pour autant sa vocation de cinéaste puisque, en 1996,
son film Crash crée le scandale. Dans cette adaptation du roman de
James Graham Ballard, il est question du fort pouvoir érotique des
accidents de voiture. « Ce film a une sorte de pureté si extrême
que je ne pourrai jamais aller au-delà. Mon prochain film devra nécessairement
aller dans une toute autre direction. Crash marque peut-être la fin
d’un cycle, un cycle intérieur, je pense avoir atteint une zone
inexplorée [...] comme si Crash avait été mon dernier
film. » Il est très controversé à sa sortie et
subit la censure aux Etats-Unis même si, par ailleurs, il remporte le
prix du jury au Festival de Cannes ou même s’il permet à
Cronenberg de décrocher son quatrième Genie Award de meilleur
réalisateur. C’est en tout cas le plus gros succès du
box-office canadien .
Par rapport à ses démêlés avec la censure, David
Cronenberg réagit alors avec ses armes de créateur : il écrit
le scénario d’une conceptrice de jeux vidéo nouvelle génération
qui est menacée d’assassinat pour son œuvre. C’est
eXistenZ qui sort en 1999 et pour lequel David Cronenberg déclare s’être
inspiré du sort de l’écrivain Salman Rushdie, forcé
à l’exil par la féroce censure islamiste.
Et, s’il était besoin de marques de reconnaissance
supplémentaires de la part de la profession, David Cronenberg est choisi
pour présider le jury du festival de Cannes, lors de l’édition
de l’année 1999. Que de chemin parcouru pour le jeune étudiant
exilé qui se faisait refouler de Cannes dans les années soixante-dix
! Pour le critique canadien Geoff Pevere, « Cronenberg est le cinéaste
de fiction le plus célèbre, le plus commenté, le plus
chaudement contesté et le plus important que le Canada anglais ait
jamais connu. »
En 2002, David Cronenberg sort son dernier film en date : Spider, d’après
le roman éponyme de Patrick McGrath, qui signe d’ailleurs lui-même
l’adaptation. C’est l’histoire d’un aliéné
qui, de retour sur les lieux de son enfance, reconstitue peu à peu
la réalité du drame qui lui a fait perdre la tête : la
mort de sa mère. Pour la première fois, Cronenberg ne choisit
pas l’acteur principal, ayant été contacté directement
par l’agent de Ralph Fiennes pour faire ce film. Le cinéaste
a d’abord hésité, refusant le principe de n’avoir
pas une totale liberté de choix pour son équipe de travail,
puis il s’est laissé convaincre par l’engouement de Ralph
Fiennes pour le personnage. Ce dernier opus, sélectionné pour
la compétition du Festival de Cannes, ne sera récompensé
d’aucun prix :
« Avec ce film glaçant, Cronenberg déçoit les espérances
que le festival avait placées en lui pour assurer le minimum syndical
du frisson à grand spectacle (malaise, angoisse, scandale) [...]. On
peut y relire le roman de ses obsessions (schizophrénie, organismes
en transit, aventures du corps), mais un roman dont il aurait bazardé
des chapitres entiers [...] et arraché la couverture habituelle (pas
l’ombre d’un effet spécial) »
A la lecture du scénario, David Cronenberg s’est
écrié : « Spider c’est moi ! » Ce n’est
pourtant pas un film plus personnel car, comme il le précisera plus
tard : « Je suis tous les personnages de mes films. » Mais Cronenberg
est loin d’être fou, ou même légèrement dérangé...
Comme il le fait dire à l’un de ses personnages dans Scanners
(Pierce, le sculpteur) : « C’est mon art qui me garde sain d’esprit
! » Peter Morris nous éclaire d’ailleurs sur le sujet,
analysant bien le décalage saisissant entre ce que Cronenberg fait
passer de lui dans son œuvre, et ce qu’il est vraiment dans la
vie :
« Malgré la claire identification de Cronenberg à ses
personnages, il ne leur ressemble en rien dans la vraie vie. Il confia à
Breskin, par exemple, qu’il avait une réelle horreur de la passivité...
Je n’aime pas la fantaisie dans ma vie. J’en ai un incroyable
dégoût, et une véritable prise avec la réalité.
Similairement, il vit heureux à Toronto, une ville dont la qualité
glabre, la façade mignarde et le décorum tout de respectabilité
ont souvent servi à Cronenberg de métaphore de la propreté
et de l’ordre masquant les démons et les refoulements de ses
personnages. Il a toujours reconnu la remarque qu’il fît quinze
plus tôt à Katherine Govier que les riches maisons du quartier
Forest Hill de Toronto étaient remplis de fous, souffrant tous les
pires choses à vous figer le sang. Le chaos de ses films est l’envers
pervers de son sens de l’ordre. Il s’attacha à séparer
sa vie et son art en suggérant qu’en tant que citoyen et père,
il avait des responsabilités sociales, mais que la seule responsabilité
de l’artiste était d’être irresponsable comme il
le mentionna à Breskin [...]. Un équilibre délicat :
détachement et engagement passionné ; raison et émotion
; esprit et corps ; l’art comme étant à la fois le mal
et l’antidote ; science et art ; des mâles révélant
les faiblesses de la masculinité ; ambitieux et ouvert à propos
de son travail mais absolument exclusif pour ce qui est de sa vie privée
; l’auteur de films dont les héros passifs, impuissants sont
l’antithèse de sa propre créativité ingénieuse
; la vie qui ne peut que finir en échec mais devant néanmoins
être vécue avec passion ; un père et un mari dévoué
appartenant à la classe moyenne dont les films sont la terreur des
valeurs de cette classe moyenne ; paradoxes qui sont plus apparents que réels.
C’était comme si, à l’adolescence, Cronenberg avait
pris à cœur le conseil centenaire de Gustave Flaubert : Soyez
régulier et ordonné dans votre vie, comme un bourgeois, ainsi
vous pourrez être violent et original dans votre œuvre. »
Ainsi, si leurs œuvres présentent quelques similarités, comme on va le voir plus en détail désormais, on peut déjà affirmer que Francis Bacon et David Cronenberg n’ont pas du tout la même personnalité. Alors que Francis Bacon était un homosexuel truculent, flambeur, porté sur la boisson, et volontiers scandaleux, David Cronenberg surprend toujours par sa gentillesse et son savoir-vivre ; un bon père de famille décevant toutes les spéculations de ses aficionados.
B) Vers une interdisciplinarité
1) Les rapports de Francis Bacon à la photographie et au cinéma :
A propos de la peinture de Francis Bacon, Philippe Dagen affirme que c’est « de photographie et de cinéma qu’il est question au premier chef. S’il lui arrive de peindre d’après des photographies c’est d’abord, dit Bacon, parce que le sentiment qu’on a de l’apparence subit constamment l’atteinte de la photographie et du film. De sorte que quand on regarde quelque chose, on ne le regarde pas d’une façon directe, on le regarde aussi à travers l’attaque déjà faite par la photographie et le film. » S’il est intéressant de se demander en quoi le peintre a pu influencer le cinéaste, il faut d’abord comprendre combien le cinéma lui-même a pu influencé le peintre.
Remarquons tout d’abord que l’atelier de Francis
Bacon est un véritable dépotoir de photographies, il en traîne
dans tous les coins : des pages arrachées de livres de radiographies,
des photos de maladies de la bouche, des photos découpées dans
les journaux, des chronophotographies d’Eadweard Muybridge (considéré
comme un des ancêtres du cinéma), des reproductions du tableau
Innocent X de Vélasquez (Etonnamment, Francis Bacon ne verra jamais
qu’en photographie cette toile qui était si importante pour lui.
Même lors de sa visite de Rome en 1954, il ne se rend pas au Palais
Pamphili où est exposée la toile.), ou le photogramme de la
nurse hurlante, tiré du film Le Cuirassé Potemkine de Sergeï
Eisenstein (1898-1948)... Mais aussi (et surtout) des photographies de ses
modèles prises par John Deakin pour la plupart, puis par John Edwards
après la mort de ce dernier.
Francis Bacon a cette particularité de ne pas peindre ses portraits
en présence des personnes représentées. Il passe par
l’étape de la photographie parce qu’il trouve cela «
moins inhibant de travailler de mémoire. » La présence
réelle du modèle implique qu’au regard du peintre sur
son modèle réponde le regard du modèle sur le peintre
et éventuellement le droit de regard sur la toile. Pour Francis Bacon,
travailler à partir de photographies du modèle permet d’en
faire un objet et non plus un sujet (ce qui pourrait aussi ce comprendre dans
un rapport de suzeraineté) Paradoxalement, ce n’est pas tant
l’apparence que la présence que Francis Bacon cherche à
rendre dans ses tableaux, cette apparition du vivant qui impressionne tellement
le peintre et qu’il voudrait saisir :
« Bacon semble impuissant à représenter simultanément,
à volonté et exactement, ce que Montaigne nommait déjà
et l’être et le passage, soit qu’il peigne l’être
sous l’apparence de l’instant - c’est à dire non
tel qu’il l’a jamais vu mais tel que l’instantané
photographique lui en révèle la spectrale éventualité
-, soit qu’il peigne le passage, ces visages tuméfiés
par leur course à travers le temps et qui ne connaîtront jamais
le repos. »
Par ailleurs, Francis Bacon a un peu le même rapport à la photographie
que les artistes-performeurs des années soixante : la photographie
n’est pas une fin en soi mais un témoignage, la preuve neutre
qu’il y a eu présence, événement humain. Pour ces
artistes, cependant, la photographie venait après la performance, pour
Francis Bacon, elle précède la démarche artistique, elle
s’intercale entre le vécu et son rendu en peinture. Sylvain Corlu
pense que pour Bacon l’image photographique n’est pas seulement
un point de repère mais aussi une injonction : que manque-t-il à
cette représentation que lui, artiste, pourrait rendre par la peinture
? Quelles sont ces sensations qui font défaut au rendu argentique et
auxquelles il n’aurait pas osé s’abandonner en présence
du modèle ? Est-ce du fait de ce processus photographique que «
Francis Bacon place généralement ce dont il traite sous une
dure lumière fixe d’électricité ou, parfois, de
net soleil que ne nuance rien qui relèverait de la météorologie,
tout se passant en somme dans la crudité de midi - sommet du jour et
heure de vérité - ou celle de ce qu’en langage de théâtre
on appellerait pleins feux » ?
Si la photographie a irrémédiablement détrôné
la peinture (ou l’a élevée au rang d’art pour l’art,
ce qui revient au même), elle lui a par contre apporté beaucoup
pour ce qui est de la compréhension des mécanismes de perception.
Selon Jean Clair :
« Bacon est le premier peintre contemporain peut-être, avec Giacometti,
à faire progresser le sens de la réalité, qui prend en
compte les déformations latérales de la perspectiva artificialis,
autrement dit qui considère le fait que la vision psycho-physiologique,
à un niveau factuel et pour ainsi dire "pré-psychologique",
est une vision courbe, où les formes sont projetées, non sur
une surface plane mais sur une surface à courbure concave qui est celle
de la rétine [...]. Les cercles, halos et disques qui viennent consteller
ses personnages - analogues aux cercles de confusion qu’on rencontre
en photographie et qui sont des phénomènes lenticulaires - devraient
alors être envisagés, non comme des inventions arbitraires mais
comme la projection logique de la fovea, du point aveugle de la rétine
sur la toile. »
Ainsi, c’est cette intimité avec le processus photographique
qui permet à la peinture de Francis Bacon d’être ce qu’elle
est. Michel Leiris le dit de Francis Bacon :
« La situation paradoxale d’un artiste persuadé de la futilité
de toutes choses mais épris de son métier aussi ardemment que
de la vie et qui veut en chacune de ses œuvres (spécialement ses
portraits) atteindre, au bout d’errances dont il n’est que partiellement
le maître, à une cohérence classique, conjointe à
une violente immédiateté, ainsi qu’à une ressemblance
dans la dissemblance qu’un peintre se doit d’obtenir, à
notre époque où c’est aux caméras et autres appareils
d’enregistrement qu’il revient de dresser des constats. »
En fait, la démarche de Francis Bacon se rapprocherait
plus de la cinématographie que de l’épreuve photographique
unique : il peint plutôt des séries (Crucifixion[s], Tête[s],
Pape[s], Portrait[s] de Van Gogh et tous ces autres portraits...) «
Le fait que je peins des séries tient peut-être à ce que
j’ai regardé ces livres de Muybridge où les stades d’un
mouvement sont montrés en photographies séparées. »
Chez Francis Bacon, la série n’est pas, en effet, une simple
juxtaposition. Il s’en explique à David Sylvester : « dans
la série, chaque tableau se reflète sur l’autre continuellement,
quelquefois ils sont meilleurs en série que séparément
[...]. Aussi, il semble que, côte à côte avec une autre,
une image puisse dire la chose plus intensément. »
C’est cette vérité qu’en cinéma, on connaît
depuis les pionniers soviétiques des années vingt, qui ont théorisé
le montage. Ce surplus expressif de la série a un nom en théorie
cinématographique : c’est l’effet K ou effet Koulechov,
du nom du réalisateur qui a mis en évidence le fait que notre
réceptivité à un plan, que l’on pourrait qualifier
de neutre, était conditionnée par le pathos contenu dans le
plan qui le suit immédiatement. En somme, on attribue rétrospectivement
à la première image une connotation qui est fonction de ce qui
suit.
Au-delà de cette pratique sérielle, Francis
Bacon aura aussi très souvent recours à la composition en triptyque.
Le premier de ces triptyques, Trois études de personnages à
la base d’une crucifixion, marque en 1944 le véritable début
de son œuvre, du moins telle qu’il a voulu nous la transmettre
puisqu’il a détruit la quasi-totalité de ses peintures
antérieures. Pour cette disposition particulière du triptyque,
l’artiste reconnaît s’inspirer de la vision panoramique
du cinéma : « Le recours à la forme éminemment
classique du triptyque enveloppant en quelque sorte le spectateur, mode dont
Francis Bacon m’a dit que c’était en vérité
le cinéma sur écran panoramique qui lui avait donné l’idée
d’en faire usage. »
En définitive, l’art de Francis Bacon est assez proche de l’art
cinématographique. Comme le soulève un article du Times : «
Peut-être l’imagination de M. Bacon est-elle d’avantage
celle d’un cinéaste que celle d’un peintre ; ses fantaisies
les plus monstrueuses semblent faire appel à l’extension temporelle
du cinéma, ainsi qu’à l’extension spatiale qui fait
ressembler ses énormes toiles à un rideau de théâtre,
dans le but de s’assurer de leur plein effet. » Et ce n’est
pas un hasard si dans le panneau droit de Triptyque. Étude du Corps
Humain , on remarque un homme campé derrière une caméra,
dans l’embrasure d’une porte. On pense à la célèbre
phrase d’Abel Gance : « Shakespeare, Rembrandt, Beethoven feront
du cinéma... Toutes les légendes, toute la Mythologie et tous
les mythes, tous les fondateurs de religions et toutes les religions elles-mêmes
attendent leur résurrection lumineuse, et tous les héros se
bousculent à nos portes pour entrer. » Et, Francis Bacon de déclarer
: « Si je pouvais revivre ma vie, au lieu de faire la peinture, je ferais
le cinéma. » Il précise cette affirmation à David
Sylvester : « Je pense que je pourrais faire un film avec toutes les
images qui ont grouillé dans ma tête, dont je me souviens et
que je n’ai pas utilisées. Après tout, la plupart de mes
tableaux se font avec des images. » Dans son film pour la BBC , David
Hinton prend d’ailleurs Francis Bacon au mot et réalise un saisissant
montage des nombreuses photographies qui traînent dans l’atelier
de l’artiste, une sorte de flash rétinien de ce qui se produit
dans la tête de Bacon au moment où s’élabore le
processus créatif.
On ne peut pourtant pas vraiment dire que ce qui manque à la peinture
de Francis Bacon, par rapport au cinéma, soit le mouvement. Inspiré
des chronophotographies d’Eadweard Muybridge, Francis Bacon fixe le
mouvement de ses Figures. Lisons donc ce qu’en pense Pascal Bonitzer
:
« C’est toute l’aventure de l’art moderne, l’irruption
d’un mouvement-fou dans la peinture. De Picasso à Bacon, une
véritable peinture-mouvement fait subir à la figure, à
la représentation, une espèce d’anamorphose sauvage, déréglée.
Les visages sont pressés, tordus, froissés, bougés, les
corps dépliés dans un espace qui cesse d’être purement
optique, un espace-temps convulsif marqué de cette dimension proprement
moderne : l’accélération. »
Pour cet auteur aussi, la peinture de Francis Bacon se rapproche beaucoup
de l’art cinématographique :
« En peinture comme au cinéma, le mouvement est multiple ; on
peut distinguer des mouvements de différentes natures, qui traversent
la toile ou l’écran : ainsi le mouvement prescrit par des peintures
d’anamorphoses, qui est celui de l’œil du spectateur (l’œil
doit voyager dans l’espace et dans le sens) plus que de la figure, ne
semble avoir aucun rapport avec les mouvements involontaires, violents, dont
l’action-painting est le tracé ; et cependant la peinture-mouvement
d’un Bacon semble combiner les deux, anamorphoses sans perspective et
pincées d’action-painting. »
Ce qui différencie cependant Francis Bacon d’un
cinéaste, c’est le parti-pris d’éviter à
tout prix l’anecdotique. « Il faut qu’il y ait un rapport
entre les parties séparées, mais ce rapport ne doit être
ni logique ni narratif. » Même dans ses triptyques, il se défend
d’être narratif :
« Je veux éviter de raconter une histoire, je tiens à
faire ce que Valéry disait : donner la sensation sans que pèse
l’ennui de la transmission. Et, dès qu’une histoire fait
son entrée, l’ennui vous vient. Parce que je crois que le film,
la photographie ont pris en charge la fonction illustrative que les peintres
croyaient devoir assumer... »
Ce ne serait pas extrapoler les propos du peintre que de dire que, grâce
à l’avènement du cinéma, les Beaux-Arts se sont
affranchis de l’anecdotique. Contrairement à David Cronenberg,
cinéaste, Francis Bacon, peintre, bénéficie du confort
de ne pas avoir obligation de fiction.
Lorsque Michèle Monjauze affirme que « Bacon projette la vie violente du corporel. » , on pourrait facilement conférer à ce verbe une acception cinématographique. Aussi bien, il n’est pas étonnant que l’on cherche à rapprocher certains cinéastes de l’œuvre de Francis Bacon, lui-même reconnaissant s’être fortement inspiré du cinéma de Buñuel (1900-1983) et du film d’Eisenstein : Le Cuirassé Potemkine. D’une manière générale, tous les films du mouvement "Gore" pourraient être revus à la lumière d’une éventuelle influence de Francis Bacon : George Romero , Brian de Palma , John Carpenter , Tobe Hooper , Wes Craven ou Larry Cohen déconstruisent le corps et traquent la Figure dans sa viscéralité. C’est pour l’ensemble des films du genre que l’on pourrait creuser ce rapprochement.
2) Les rapports de David Cronenberg aux arts plastiques :
Issu d’une famille d’intellectuels, David Cronenberg
a très tôt été sensibilisé aux Beaux-Arts.
Sa curiosité artistique a été partie prenante de ses
années de formation, comme il le confie à la journaliste artistique
Véronique Bouruet-Aubertot :
« Je fréquentais les galeries d’art de Toronto. Dans les
années soixante, l’art était en pleine ébullition,
débordait du simple tableau accroché au mur pour se développer
en environnement. Michael Snow [né en 1929], par exemple, se livrait
à toutes sortes d’expériences. L’avant-garde New-Yorkaise
et la coopérative des cinéastes avec des gens comme Jonas Mekas
[né en 1922] ou Kenneth Anger [né en 1930], m’ont beaucoup
inspiré également. Ils venaient souvent à Toronto assister
aux petits festivals d’avant-garde où nous organisions des projections-marathon
qui duraient parfois plus de douze heures. »
Lorsqu’il tourne ses premières bobines en 16 millimètres
(Transfer en 1966 et From the Drain en 1967), David Cronenberg se perçoit
certainement plus comme un artiste contemporain que comme un cinéaste,
à cette époque où le mot "cinéma" évoquait
invariablement Hollywood, en Amérique du Nord en tout cas. L’industrie
du cinéma n’existe pas encore au Canada et elle se constituera
sinon autour de Cronenberg, du moins avec lui. Comme l’explique Peter
Morris : « Depuis le début de sa carrière, David Cronenberg
s’est considéré comme un artiste qui est venu à
choisir le film comme médium plutôt que comme un réalisateur
à qui il est advenu de faire de l’art. »
Et Cronenberg trouve que « c’est un processus très plastique
la conception des images » . D’ailleurs, comme le rapporte Serge
Grünberg, « Cronenberg est le nom de cinéaste le plus cité
par au moins deux générations d’artistes contemporains,
en commençant par Andy Warhol [1928-1987] ! » L’art est
très important pour David Cronenberg. Dans The Fly, le premier signe
du film proprement dit est le mot "art", en lettres de néon
rose, sur lequel se fait le point, après ce générique
de flou coloré qui s’avère être une foule assistant
à un vernissage, dans une sorte de grand hall. L’exposition en
question est intitulée « Art & Science ». C’est
là tout l’univers du cinéaste.
Dans son œuvre, David Cronenberg pratique régulièrement
la citation artistique : il y a souvent des tableaux accrochés aux
murs des différentes pièces où évolue l’action
de ses films. Dans Rabid, par exemple, on peut apercevoir en partie un tableau
de Gustav Klimt (1862-1918) dans le bureau du docteur Dan Keloïd , ou
une gravure dans le style des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne
France du XIXème siècle, dans la chambre de Rose . William Beard
nous apprend comme le cinéaste joue avec les tableaux :
« Au moment où l’agression de Rose sur Lloyd est découverte,
la joyeuse peinture abstraite jaune et blanc qui décore le mur de sa
chambre de clinique est inclinée et a perdu sa droiture rectangulaire
en plus d’être tâchée de sang ; il s’agit en
fait maintenant d’un spécimen d’art abstrait qui exprime
beaucoup mieux l’état des choses qu’auparavant. »
Plus tard dans le film, on trouve d’autres reproductions de tableaux
de styles très différents : de l’art abstrait, encore,
mais aussi de l’art naïf et un paysage proche de l’école
naturaliste de Barbizon (XIXème siècle) chez Mindy . L’appartement
de la scène finale est décoré d’une grande tenture
africaine, d’une reproduction d’art abstrait, à nouveau,
ainsi que d’un tableau, posé sur le flanc, ressemblant à
du Degas (1834-1917) et d’une sculpture, divisée en deux fragments,
représentant une énorme tête.
Dans The Brood, on retrouve une reproduction de Paul Klee (1879-1940) et quelques
sculptures dans l’appartement où vit la mère de Nola.
Dans le bureau du docteur Raglan , il y a une reproduction d’une fresque
de l’art pariétal du Paléolithique. Plus tard dans le
film, figure dans une autre pièce une réplique d’un groupe
sculpté d’Alberto Giacometti (1901-1966) : des silhouettes en
marche.
Dans Scanners , on ne relève que deux tableaux d’art abstrait,
dans le bureau de Darryl Revok , à la fin du film. Dans The Dead Zone
, on trouve dans la chambre de John , à la clinique, une reproduction
d’un tableau du groupe « Der Blaue Reiter », un paysage
d’art contemporain et une icône religieuse. Chez le père
de John, il y a deux portraits d’ancêtres, de facture traditionnelle.
Dans l’appartement de John, beaucoup de dessins d’enfants marquent
sa nostalgie d’ancien instituteur ayant eu sa vie brisé par un
accident de la route. Enfin, dans la chambre d’enfant de Frank Dodd
, un tableau représentant des chevaux au galop reprend le motif du
papier peint.
Dans The Fly, les reproductions accrochées dans l’appartement
de Veronica Quaife sont pléthore, jusque dans la salle de bains ! L’une
d’elles reproduit une toile de Gustav Klimt, les autres n’étant
pas identifiables. Dans Naked Lunch , lorsque William Lee achète sa
machine à écrire Clark-Nova, le vendeur met en vitrine, à
la place de la machine, une sculpture représentant un pendu avec un
"Mugwump " accroché dans son dos. Selon Véronique
Bouruet-Aubertot, journaliste à Beaux-Arts Magazine, « certains
plans du Festin Nu renvoient à Matisse [1869-1954] » et à
sa représentation de l’Orient. Dans Spider , les pièces
du foyer d’hébergement sont décorés de gravures,
ou de paysages bucoliques tels qu’on en peignait aux XVIIème
et XVIIIème siècles.
On pourrait aller plus loin et retrouver dans toute l’œuvre
de Cronenberg des liens avec l’histoire de l’art. Dans Rabid,
par exemple, la victime de Rose, dans le jacuzzi, pourrait évoquer
la célèbre Ophélie de Millais (1829-1896), tout comme
le suicide de Frank Dodd dans sa baignoire, dans The Dead Zone, rappelle immanquablement
le Marat de David (1748-1825). Selon Maurice Yacowar, dans Rabid, la scène
pastorale, où Rose vient dans l’étable vampiriser une
vache, est composée comme une peinture . Dans M.Butterfly , lorsque
René Callimard embrasse Song Liling , qui a la tête enfouie dans
son châle, on ne peut pas ne pas penser au tableau de René Magritte
(1898-1967) où les deux amants ont les visages camouflés .
Dans Videodrome , il faut faire une mention spéciale à tout
ce décorum gothique, chez les O’Blivion : alors que le film se
moque des discours sur le ramollissement de l’Amérique, on peut
légitimement voir dans cet artifice décoratif un clin d’œil
au célèbre tableau de Grant Wood, American Gothic , qui, dans
la panique de la crise de 1929, célèbre les vertus pionnières
de l’Amérique.
Dans la scène finale du film Scanners, la forme du cadavre consumé
de Cameron Vale évoque les œuvres du sculpteur Germaine Richier
(1904-1959), élève de Giacometti, en particulier son Christ
de l’église du Plateau d’Assy, ou, plus contemporains,
les troncs creux de Magdalena Abakanowicz (née en 1930). Dans Crash,
les incisions des carrosseries automobiles rappellent les célèbres
fentes sur toiles monochromes de Lucio Fontana (1899-1968).
Pour Serge Grünberg, une des scènes de Dead Ringers ressemble
à une piéta : « Dans leur impeccable cabinet dévasté
par leurs excès, Bev’ et Elly , faux frères siamois qui
se sont séparés au bistouri, se rejoignent enfin dans une pose
inspirée une fois de plus des classiques de l’art sacré.
» La dernière image de Dead Ringers pourrait d’ailleurs
être un tableau de Caravage (1571-1610). On y retrouve, à dessein
je suppose, l’éclairage dramatique du maître. Puisqu’il
est question du Caravage, mentionnons ici un rapprochement intéressant
que Serge Grünberg propose à David Cronenberg, devant la caméra
d’André Labarthe : il voit, dans la scène où Max
Renn plonge sa main dans ce nouvel orifice qui s’ouvre sur son ventre,
dans Videodrome, un "remake" du tableau L’incrédulité
de St Thomas, où Thomas glisse deux doigts dans le flanc percé
du Christ ressuscité. En tout cas, l’intention des deux artistes
(Caravage et Cronenberg) est ici de représenter la chair et l’incrédulité
de l’être humain face à cette existence charnelle.
Une autre particularité du cinéma de Cronenberg
est d’érotiser les objets : la cassette vidéo organique
ou l’écran de télévision sensuel de Videodrome,
ou encore les machines à écrire vivantes dans Naked Lunch. Plastiquement,
on pourrait rapprocher certains objets des sculptures molles de son contemporain
américain Claes Oldenburg (né en 1929) ou, pour les machines
à écrire particulièrement, l’Onanistic Typewriter
de l’anglais Conroy Maddox . La console de jeu d’eXistenZ , le
"gamepod", évoque plus directement les formes molles que
l’on retrouve dans la peinture de Salvador Dali (1904-1989). Pascale
Fleuridas nous apprend, à propos de Videodrome et de The Fly :
« D’une manière générale, dans ces deux films,
tout ce qui se rattache de près ou de loin à la métamorphose
et aux êtres métamorphosés est de qualité molle
voire totalement liquide [...]. Il existe dans la manière de représenter
cette disparition des organes de Max et de Brundlemouche quelque chose de
l’ordre d’une esthétique de la dégoulinure et du
ramollissement. »
D’ailleurs, dans une première version de Videodrome, qui ne fût
pas retenue, le ramollissement touche même l’humain : «
Dans une scène, Max et Nicki s’embrassent et leurs visages se
fondent ensemble pour devenir un seul objet qui dégouline, s’étend
sur le plancher et finit par monter sur la jambe d’un observateur de
la scène pour le faire fondre lui-même. » Dans la littérature,
une des influences majeures de David Cronenberg, William Seweard Burroughs,
considérait que « le corps est une machine molle » et effectivement,
comme l’écrit l’américaine Linda Kauffman : «
[Cronenberg] appréhende le corps comme substance et métaphore,
combinant le visuel et le tactile. »
Dans son cinéma, David Cronenberg a toujours un rapport très concret, très cru aux choses et, étonnamment, ce n’est qu’avec ses derniers films qu’il parvient à rendre sa caméra très tactile, ce qui a pourtant été son intention tout au long de sa carrière. Dans eXistenZ, Allegra Geller caresse tout de sa main : son "gamepod" qu’elle protège comme une louve ses petits, mais aussi les murs décrépis de la station-service, ou le petit monstre à deux têtes... Ted Pikul , quant à lui, a besoin de se raccrocher aux meubles pour éprouver la réalité : le fauteuil filmé en plongée dans le chalet de montagne, ou l’étagère dans le magasin de jeux. Et surtout, dans Spider, la caméra se laisse glisser le long des papiers peints ou à même la moquette, comme on laisse traîner sa main derrière soi, pour sentir la matière des lieux. En spectateur, on a vraiment cette sensation (virtuelle bien sûr) du toucher et on devient nous-même le petit Spider qui ramasse tout ce qui traîne par terre (plumes d’oiseau, boulons, bouts de ficelle...) et qui se bricole lui-même son environnement pour se rassurer. Mais peut-être n’y a-t-il pas là une évolution dans l’art du cinéaste, juste une démonstration de ce savoir-faire qui se justifie par l’histoire traitée ? Spider progresse à tâtons, métaphore de la lente reconstruction identitaire que déroule le film. Et les personnages d’eXistenZ aussi tâtonnent entre la réalité et les mondes parallèles. En tout cas, ce n’est pas parce que le cinéma s’adresse aux yeux et aux oreilles que Cronenberg se désintéresse du toucher, bien au contraire.
En passant, il est intéressant de s’arrêter
sur ce que Gilles Deleuze écrit, dans son essai sur l’œuvre
de Francis Bacon :
« Plus la main est [...] subordonnée, plus la vue développe
un espace optique idéal, et tend à saisir ses formes suivant
un code optique. Mais cet espace optique [...] présente encore des
référents manuels avec lesquels il se connecte : on appellera
tactiles de tels référents virtuels, tels la profondeur, le
contour, le modelé..., etc. Cette subordination relâchée
de la main à l’œil peut faire place, à son tour,
à une véritable insubordination de la main : le tableau reste
une réalité visuelle, mais ce qui s’impose à la
vue, c’est un espace sans forme et un mouvement sans repos qu’elle
a peine à suivre, et qui défont l’optique [...]. Enfin
on parlera d’haptique chaque fois qu’il n’y aura plus subordination
étroite dans un sens ou dans l’autre [...], mais quand la vue
elle-même découvrira en soi une fonction de toucher, qui lui
est propre, et n’appartient qu’à elle, distincte de sa
fonction optique. On dirait alors que le peintre peint avec les yeux, mais
seulement en tant qu’il touche avec les yeux. Et sans doute, cette fonction
haptique peut avoir sa plénitude directe et d’un coup, sous des
formes antiques dont nous avons perdu le secret (art égyptien). Mais
elle peut aussi se recréer dans l’œil moderne à partir
de la violence et de l’insubordination manuelles. »
Francis Bacon se sentait assez attiré par la sculpture, même
s’il n’est jamais passé à la pratique. Il décrit
ainsi ce qu’il envisagerait de créer en trois dimensions :
« Ce serait une sorte de peinture structurée dans laquelle les
images surgiraient, pour ainsi dire, d’un fleuve de chair [...] et il
y aurait sans doute un trottoir qui s’élèverait plus haut
que dans la réalité, et sur lequel elles pourraient se mouvoir,
comme si c’était de flaques de chair que s’élevaient
les images, si possible, de gens déterminés faisant leur tour
quotidien. J’espère être capable de faire des figures surgissant
de leur propre chair avec leurs chapeaux melon et leurs parapluies, et d’en
faire des figures aussi poignantes qu’une crucifixion. »
Rappelons tout de même que Francis Bacon a commencé comme créateur
de meubles.
Pour en revenir à David Cronenberg, la sculpture
n’est pas pour lui la moindre des disciplines artistiques. La seule
personnification d’artiste qui apparaisse dans ses films (si l’on
omet Allegra Geller, qui est conceptrice de jeux vidéos, ou l’écrivain
Bill Lee, tous deux considérés par Cronenberg comme étant
des figures d’artistes) est un sculpteur : Benjamin Pierce , dans Scanners.
Déjà dans Rabid apparaissait une sculpture qui préfigurait
l’art de Benjamin Pierce. Comme nous l’explique William Beard
:
« L’énorme sculpture sphérique en forme de tête
coupée en deux qui orne l’appartement de la dernière victime
de Rose semble exprimer, à un niveau plus abstrait et plus philosophique,
la vision de l’homme qui anime le film : une créature schizoïde
dont l’esprit est en guerre contre son corps même s’il lui
est lié de manière irrévocable. Cet objet annonce clairement
les puissantes sculptures de Ben Pierce dans Scanners. »
Cronenberg lui-même, d’ailleurs, dans les années 70-71,
en France, quand il n’avait pas encore choisi la voie qui est devenue
la sienne, s’est essayé à la sculpture :
« Je me suis aussi intéressé à la sculpture et
en ait réalisé une par moi-même que j’ai intitulée
Surgical Instrument for Operating on mutants [Instrument chirurgical pour
opérer les Mutants]. C’était coulé en aluminium
dans une fonderie de Nice puis retravaillé à la main ensuite.
Une partie de la sculpture représentait l’organe à opérer
et une autre l’instrument lui-même. »
C’était l’anticipation de ces instruments chirurgicaux
que l’on retrouve dans Dead Ringers, inventés par Beverly, devenu
fou, pour opérer les mutantes. Ceux que l’on retrouve dans Dead
Ringers, par contre, ne sont pas de la main de David Cronenberg : ils ont
été, à sa demande, conçus et réalisés
par Peter Grundy, Alicia Keyrvan et David Dyder. Ce qui est amusant c’est
que, dans le film, Beverly retrouve ses outils d’un genre particulier,
dans la vitrine d’une galerie d’art. Pierre Véronneau se
demande s’il s’agit là d’une « satire devant
le pouvoir récupérateur de l’art [ou d’une] reconnaissance
de la dimension esthétique des objets les plus baroques et les plus
barbares » .
Sans répondre à cette question, il faut toutefois préciser
que, pour David Cronenberg, la distinction entre l’artiste et l’artisan
n’est pas si franche. Elle n’est d’ailleurs historiquement
pas fondée, c’est une invention du XIXème siècle.
Tout l’art qui nous est parvenu de l’Antiquité ou du Moyen-Age,
nous le devons à ce que nous appellerions aujourd’hui des artisans.
C’est aussi ce que nous rappelle ce clin d’œil des instruments
chirurgicaux de Dead Ringers, tout comme ce détail d’un téléfilm
de Cronenberg que nous rapporte John Harkness : « le collectionneur
du court-métrage The Italian Machine , qui achète une motocyclette
phénoménale pour l’exposer dans son living comme objet
d’art » .
Ainsi, il est flagrant que les arts plastiques revêtent une certaine importance pour le cinéaste. Seulement, à aucun moment de son œuvre, David Cronenberg ne fait de citation visuelle de Francis Bacon, alors que d’autres tableaux habitent ses films. Peut-être est-ce tout simplement une question de droits d’auteur ? Peut-être nos deux artistes auraient-ils été plus proches l’un de l’autre s’ils s’étaient tous les deux consacrés à la sculpture ? En tout cas, la comparaison aurait été alors plus évidente.
C) Esquisse d’une taxinomie
1) Modernité et tradition :
Puisqu’il est question de l’éventuelle
influence qu’a pu avoir le peintre Francis Bacon sur le cinéaste
David Cronenberg (Même si, l’un des visiteurs de la Lefevre Gallery
de Londres, où étaient exposées en Avril 1945 Trois études
de Figures au pied d’une crucifixion, pense que les toiles de Francis
Bacon sont « les produits d’une imagination si excentrique qu’elle
ne [pourrait] avoir aucune influence durable. » ), commençons
par nous arrêter sur les influences artistiques qu’a pu connaître
Francis Bacon au début de sa carrière.
Nous avons déjà souligné l’importance de la découverte
de Picasso (1881-1973) à la Galerie Paul Rosenberg à Paris ;
il faut aussi faire grand cas de la découverte au Musée Condé
de Chantilly, à la même époque, du tableau de Nicolas
Poussin (1594-1665) : Le massacre des Innocents dont Francis Bacon parle à
David Sylvester en ces termes : « Je crois que probablement le meilleur
cri en peinture a été fait par Poussin [...]. J’allais
souvent à Chantilly et je me rappelle que ce tableau m’a toujours
fait une terrible impression. » C’est dire si, dès le début,
Francis Bacon était tout aussi moderne que classique, du moins dans
ses influences.
En tout cas, on retrouve dans son oeuvre des composantes des principaux mouvements
picturaux du début du XXème siècle : l’Expressionnisme
qu’il a connu à Berlin dans les années 1926-1928, le Fauvisme
qu’il a peut-être découvert par la peinture de Vincent
Van Gogh (1853-1890), et le Cubisme, même si ce qui l’a intéressé
chez Picasso est sa période surréaliste. Cependant, Gilles Deleuze
évoque, à propos de Francis Bacon, une forte influence de l’oeuvre
de Cézanne (1839-1906), cet impressionniste dont se réclamait
les premiers cubistes. Par ailleurs, le critique Pierre Descargues place Francis
Bacon au terme d’une trajectoire composée de Rembrandt (1606-1669),
Vélasquez (1599-1660), Van Gogh (1853-1890), Monet (1840-1926), Cézanne
(1839-1906) et Picasso (1881-1973) . Il faut encore parler des accointances
surréalistes du peintre, avant la guerre, de ses relations avec le
surréaliste anglais Graham Sutherland (1903-1980) ou de sa tentative
de participer à l’« International Surrealist Exhibition
» des Burlington Galleries de Londres, en 1936.
On ne peut toutefois pas faire rentrer Francis Bacon dans une histoire de
l’art qui relèverait d’une vision strictement linéaire.
Il est autodidacte et a puisé ses influences où il lui semblait
bon : il déclare, sur France Culture, apprécier l’art
paléolithique du nord de l’Espagne ; à David Sylvester,
il déclare : « Les marbres d’Elgin au British Museum ont
toujours été très importants pour moi ; mais je ne sais
pas s’ils sont importants parce que ce sont des fragments et s’ils
sembleraient aussi poignants qu’ils le semblent en tant que fragments,
si l’on voyait l’image entière. » ; quant à
Michel Couturier, il n’hésite pas à citer le futuriste
Umberto Boccioni (1882-1916) comme influence de Francis Bacon, ce à
quoi le peintre lui répond être « comme une sorte de bétonneuse
» qui fait un conglomérat des différentes images ayant
frappé son regard. Ainsi les influences de Francis Bacon sont-elles
disparates ; et encore ne s’agissant que des Beaux-Arts : nous ne reviendrons
pas ici sur l’importance pour lui du cinéma et de la photographie.
L’art de Francis Bacon compose à la fois avec
la tradition et la modernité. Aussi bien, il reste complètement
dans l’art figuratif, ne flirtant avec l’abstrait que dans ses
rares paysages. Plus exactement la Figure est au centre de toute son oeuvre
: à partir des années 60, il attache une importance primordiale
au portrait. Comme le rappelle Gilles Ringuet : « En Angleterre, la
pratique du portrait de notabilité se perpétue, c’est
une vieille tradition, et Bacon n’échappe pas à cette
règle, lui qui place le portrait (et par conséquent l’autoportrait)
au sommet de la hiérarchie des valeurs, des sujets. »
Dans sa thématique des crucifixions, comme dans l’usage formel
du découpage en triptyque, Francis Bacon reste très en rapport
avec la tradition. Il n’est pas le seul puisque son compatriote Stanley
Spencer (1891-1959) réutilisa avant lui, la forme ancestrale du retable,
cherchant à atteindre une sorte de réalisme préraphaélite
. Malgré tout, la démarche de Francis Bacon serait à
rapprocher de ces « Vanités » que l’on peignait à
la Renaissance. L’espagnol Julio Cortazar juge ses sujets « à
l’égal des décollations des peintures florentines ou des
martyrs des hagiographies polychromes. » Jean Clair, lui, compare Painting
1946 à la Pala de Montefeltre de Piero della Francesca (c1415-1492)
. Francis Bacon n’hésite pas d’ailleurs à convoquer
dans son œuvre certains grands noms de l’histoire de l’art,
comme Vélasquez dont il reprend le portrait du pape Innocent X. Un
journaliste anglais écrit alors cet éloge :
« Aucun des jeunes peintres actuels ne peint aussi magnifiquement que
Francis Bacon. Certaines de ses peintures m’ont rappelé Vélasquez
et, comme le maître, il aime les noirs. Les accents liquides blanchâtres
s’égouttent délicatement sur le fond sableux, comme des
bulles de morve - ou encore, on peut voir l’éclat blanc et froid
d’un globe oculaire ou d’un oeil dilaté dans une insulte
désespérée derrière une bouche hurlante également
dilatée pour vociférer des insultes. »
Mais il n’y a pas que le grand maître coloriste
que convoque Francis Bacon sur ses toiles : il se réclame tout aussi
bien d’un maître du dessin comme Ingres (1780-1867), lorsqu’en
1982 il signe son Etude de corps humain d’après un dessin d’Ingres
(en l’occurrence une esquisse du Bain Turc), suivie en 1983 d’Oedipe
et le Sphinx d’après Ingres. En somme, si l’on en oubliait
de regarder les toiles, on pourrait presque conclure que Bacon est un peintre
classique... Comme l’écrivait Pierre Daix à la mort du
peintre :
« [Francis Bacon] est inclassable, justement parce qu’il a été
un des rares peintres de la seconde moitié du siècle à
savoir étendre le domaine de la peinture, sachant comme personne intégrer
la violence, les déchirements, le désespoir non seulement à
l’apparence de ses tableaux, mais à sa lutte même d’artiste
pour atteindre à l’expression de l’indicible. A côté
de lui les expressionnistes semblent bavards ou emphatiques. Dans ses meilleurs
moments, il atteint à ce silence qui règne par exemple dans
les ultimes Titien où personne ne peut intervenir dans le tête
à tête entre le tableau et nous. C’est ce qui le rend inoubliable.
»
Inclassable, Francis Bacon ? On a pourtant cru, un moment, que l’on
pouvait le classer dans ce que son confrère américain Ronald
B. Kitaj (né en 1932) a appelé l’« École
de Londres », regroupement un peu artificiel d’artistes londoniens
qui, depuis les années cinquante, cherchent un renouveau de la peinture
figurative . Mais il n’y a pas d’école à proprement
parler, du moins telle qu’on conçoit la notion d’école
en histoire de l’art : si Lucian Freud(né en 1922), Frank Auerbach
(né en 1931) ou Léon Kossoff se rapprochent de la démarche
esthétique de Bacon, aucun n’aura été son élève.
Seul Lucian Freud côtoie Francis Bacon puisqu’ils sont tous les
deux habitués de la Hannover Gallery de Londres. Ils exposent même
ensemble à la Biennale de Venise, en 1954, et à la Tate Gallery
de Londres, en 1977. Seulement, à partir de préoccupations communes,
les deux amis parviennent à des résultats très différents
:
« Dès la fin des années quarante, Francis Bacon et Lucian
Freud s’intéressent essentiellement à cette peinture figurative
et développent une réflexion obsessionnelle autour du corps
humain. Francis Bacon contourne la narration de ses inspirations littéraires
pour plonger au cœur de l’être à travers la représentation
de corps isolés et dispersés. Lucian Freud, maître de
la chair humaine, peint des personnes familières avec une lenteur quasi
anachronique dans le geste, s’opposant à la peinture tourmentée
de son ami Francis Bacon. »
Inclassable, Francis Bacon l’est à coup sûr,
interrogeant à la fois la tradition et la modernité. «
Voilà une équation à la Lautréammont : la rencontre
dans l’arène anatomique, tracée au pinceau, d’un
truand sportif de la Renaissance et du dernier penseur de la Métaphysique.
» écrit Philippe Sollers dans son livre Les passions de Francis
Bacon . Comme le remarque très judicieusement Gerardo Mello Mourao,
dans la revue L’ARC : « N’est-il pas incongru d’être
contemporain d’Henrietta Moraes , tout autant que du Pape Innocent X,
monté sur le trône en 1644 ? »
C’est que, d’un point de vue iconographique, on peut considérer
la seringue hypodermique comme l’équivalent moderne de l’aspic
qui piqua Eve au talon, ou qui donna la mort à Cléopâtre
. L’iconographie de Francis Bacon est résolument moderne, on
retrouve dans ses tableaux : ampoules, interrupteurs, seringues , brassards
nazis, parapluies... Comme le remarque Gilles Ringuet à propos de l’Autoportrait
de 1973 : « Ici, Bacon semble lié aux objets qui l’entourent
(lavabo, miroir, espace courbe, ampoule électrique) comme aux propres
organes de son corps, comme à une deuxième peau » , accessoirisation
de l’humain que l’on retrouvera chez David Cronenberg, surtout
dans Crash avec les prothèses médicales et l’habitacle
automobile, mais aussi dans Videodrome (rapport corporel à la vidéo),
dans The Fly (le savant fait corps avec sa machine), dans Dead Ringers (importance
de l’outillage chirurgical), dans Naked Lunch (la machine à écrire
est une concrétisation de l’activité psychique), dans
eXistenZ (le "gamepod" est aussi important que la survie de son
créateur) et dans Spider (la ficelle sert au petit Spider à
se créer un environnement rassurant).
La modernité de Francis Bacon est celle d’un
artiste qui projette le regard de son temps sur une humanité millénaire
: « Notre conception de la nature humaine n’est plus monolithique,
nous ne sommes plus émus - au contraire - par l’apparat qui accompagne
à l’ordinaire toute représentation de la puissance, le
modèle doit être imparfait, changeant, contradictoire, sujet
au fugitif et au contingent. Réservé jadis au salon, de nos
jours, le portrait appartiendrait plutôt à la salle des consultations,
à la maison de passe, au camp de réfugiés. » déclare-t-il.
Et c’est bien ce que la critique lui reconnaît, à l’image
de ce qu’exprime Antonio Saura :
« C’est à la fois l’impureté, le métissage
des formes, la permanence du mythe et la latence de l’univers inconscient
que traduisent ces mondes chargés, expressifs et personnels, féconds
dans leur transgression des normes [...]. Correspondant parfaitement, malgré
leur présence dérangeante, au caractère affirmatif de
ce que nous entendons par modernité, aucun d’eux n’aurait
pu voir le jour à d’autres époques - et nous parlons d’oeuvres
très diverses, de mondes totalement opposés et de solutions
stylistiques très différentes. »
Dans la revue L’ARC, Julio Cortazar déclare : « Il y a
quelque chose d’autre qui cherche également à s’exprimer
à travers l’oeuvre et par elle, quelque chose que l’on
pourrait appeler la dominante historique de son temps. » Ce temps que
Michel Leiris qualifie de « temps d’horreur saupoudré de
merveilles » à la lumière des peintures de Francis Bacon.
L’Etude de nu accroupi , par exemple, ferait « référence
au bourreau nazi Eichmann, enfermé dans une cage de verre durant son
procès. » Plus proche de notre présent, on retrouve une
structure transparente similaire à celle récurrente dans l’oeuvre
de Bacon, dans la « papamobile » du pape Jean-Paul II, ou plus
prosaïquement dans les cabines téléphoniques de chaque
coin de rue. Les préoccupations de Francis Bacon sont les mêmes
que celles d’autres artistes de son époque. John Russell nous
narre une anecdote à propos de Bacon et de Giacometti (1901-1966) :
« Les nouveaux Bacon sont exposés à la Marlborough au
moment même où la grande rétrospective de Giacometti est
accrochée à la Tate. Ils sont de vieux amis, et plus d’une
composition de Bacon rappelle la cage qui a hanté Giacometti depuis
son enfance. Ils ont également en commun une obsession de l’impossible
et une grande propension à détruire leur travail. Pour les deux
artistes comme pour nous, passer d’une exposition à l’autre
fut une expérience enrichissante (Giacometti a d’ailleurs passé
le temps de son propre vernissage à l’expo Bacon). »
A propos des chairs mises à mal, chez Bacon, Itzhak Goldberg, parle de « compression de la substance », rapprochant ainsi le peintre anglais du sculpteur César (né en 1921) et de ses compressions d’automobiles. Il y a quelque chose de très tactile, de très sensuel, dans la peinture de Francis Bacon, comme, on le verra plus tard, dans le cinéma de David Cronenberg. Ce en quoi Francis Bacon se démarque de ses contemporains, ce en quoi il résoud la modernité, c’est son inventivité formelle. Il parvient à la double négation de l’illustratif de la photographie et du décoratif de l’art abstrait, deux pôles entre lesquels tangue la peinture du XXème siècle, depuis la révolution impressionniste de la fin du siècle précédent, consécutive à l’invention de la photographie en 1939 grâce à Jean-Nicéphore Niepce (1765-1833) et Louis-Jacques-Mandé Daguerre (1787-1851). Le critique Gilbert Lascault précise bien la particularité de Francis Bacon au sein de la peinture moderne : « L’un des problèmes du peintre [Francis Bacon] consiste à faire coexister au moins trois styles picturaux considérés comme incompatibles par la plupart des artistes : le style figuratif, les brouillements de couleurs, la juxtaposition de surfaces dont chacune est monochrome. »
Pour ce qui est de David Cronenberg, le choix même
du médium par lequel il s’exprime le range d’emblée
du côté de la Modernité, d’autant plus qu’en
tant qu’acteur du mouvement "Gore", il participe à
la rupture d’avec l’académisme qui prévalait dans
la représentation des corps au cinéma, dans la continuité
de l’académisme des chronophotographies d’Eadweard Muybridge
(1830-1904). A propos d’ailleurs de cette discipline artistique du XXème
siècle qu’est la cinématographie, Carole Desbarats mène
une réflexion intéressante :
« Le siècle dernier voyait, la même année, l’apparition
du Cinématographe des frères Lumière et celle des Rayons
X découverts par Röntgen . 1895 donc, et simultanément,
science et technique donnent à voir le corps de l’homme soit
en transparence, soit pris dans le mouvement, l’espace et le temps.
Deux machines aident à en détourer la forme, à en éclairer
les ténèbres internes, à mieux comprendre l’émergence
des maladies ou de la pensée. »
On ne peut pas ne pas songer à Francis Bacon qui s’inspirait
souvent de radiographies ou encore de planches anatomiques sur les maladies
de la bouche, dans son travail. Sir Michael Sadler, un important collectionneur
anglais, a l’idée d’envoyer à Bacon une radiographie
de son propre crâne, pour qu’il tire son portrait. Bacon reprendra
cette idée à sa manière dans sa toile Crucifixion avec
crâne également connue sous le titre Golgotha . Pour les deux
artistes, les progrès qu’a pu connaître la médecine
en leur temps sont des thèmes centraux de leur oeuvre. Dans Les Inrockuptibles,
Hugues Ghenassia considère David Cronenberg comme « un anthropologue
de la modernité qui examine cliniquement les symptômes de l’évolution
de l’espèce à travers les mutations du corps. »
Et Pierre Véronneau de développer la question : « Les
mutations dont parle Cronenberg peuvent renvoyer notamment aux effets mutants
qu’entraîneraient la pollution, les micro-ondes, la radiation
des aliments, la biotechnologie, etc. Tous ces éléments suscitent
de nos jours méfiance et peur. » David Cronenberg est bien un
artiste de son temps. Et pourtant, les époques se suivent et se ressemblent.
Le journaliste Jean-Marc Lalanne, par exemple, trouve que les films de David
Cronenberg ont « la façon crue et méthodique des leçons
d’anatomie de la peinture du XVIIème, les fractions cachées
du corps humain (boyaux, sang, cervelles en bouillie, liquides bileux) accédaient
à la surface du montrable et du visible. » Selon William Beard
:
« Cronenberg a déjà affirmé que plusieurs de ses
personnages possédaient quelques caractéristiques des figures
allégoriques médiévales. Un certain nombre de personnages
dans Videodrome semblent posséder des fonctions quasi allégoriques
[,] l’exposition commerciale de la Spectacular Optical est placée
sous le signe de la Renaissance et le bureau d’O’Blivion est lourd
d’un décor religieux médiéval. De la même
manière, Bianca et Nicki sont deux figures de femmes contrastées.
Nicki est l’Aphrodite érotique, bouillante, langoureuse et directe
; Bianca est la chaste Artémis (la Diane chasseresse), froide et distante,
et même son nom renvoie à une certaine pureté. »
Cependant, il n’y a pas chez David Cronenberg cet aller-retour permanent
entre tradition et modernité, tel qu’on peut le retrouver chez
Francis Bacon. Ce que James Ballard préfère dans l’adaptation
que Cronenberg a faite de son roman Crash, c’est qu’il en a «
expurgé les derniers reliquats de ce qu’il nomme la tradition
narrative du XIXème siècle. » Même si, pour Maurice
Yacowar : « Les films d’horreur de Cronenberg jouent avec ces
conceptions traditionnelles de la comédie, lorsqu’ils dissèquent
notre époque où s’affirment de nouvelles libertés,
spécialement dans le domaine de la sexualité. Cronenberg dépouille
cette dernière de son sens traditionnel de fertilité. »
David Cronenberg est un artiste de l’après-révolution
contraceptive des années 70. Il l’évoque parfois dans
des entretiens : « Nous sommes libres de développer d’autres
types d’organes dont la seule fonction serait celle du plaisir et qui
n’auraient rien à voir avec la sexualité procréatrice.
La distinction entre le mâle et la femelle s’atténuerait
et peut-être deviendrions-nous des créatures moins polarisées
et plus intégrées sur le plan des sensibilités masculine
et féminine ? » En parlant de Crash, Olivier Varlet écrit
: « Si grâce aux manipulations génétiques, pour
procréer, l’acte sexuel n’est plus indispensable, la sexualité
prend alors valeur d’invention humaine. Ainsi peut-elle être soumise
à toutes les explorations du physique et de l’âme qu’impliquent
nos bouleversements. » Il y a une phrase très drôle, dans
la préface du roman Crash, que je ne peux m’empêcher de
rapporter ici : « Ce qui lie le premier vol des frères Wright
et l’invention de la pilule est le principe du siège éjectable.
»
Une autre grande aventure du XXème siècle est la psychanalyse. C’est aussi une thématique privilégiée chez David Cronenberg (au moins explicitement dans The Brood). Il rejoint en cela les préoccupations des artistes surréalistes pour lesquels l’écriture automatique devait permettre l’expression de l’inconscient sans la censure du « Moi social ». A propos de Transfer, son tout premier film, Peter Morris dit ceci : « A la manière de nombreux films underground, c’était une histoire influencé par les Surréalistes. » Qualifiant Max Renn, le personnage principal de son film Videodrome, David Cronenberg parle d’ailleurs de « créativité paranoïaque » , ce qui n’est pas sans rappeler la « méthode paranoïaque-critique » inventée par le surréaliste Salvador Dali (1904-1989). Ainsi, on peut penser que David Cronenberg a été directement influencé par les artistes surréalistes, sans pour autant passer par le filtre de la peinture de Francis Bacon. Bien que, dans un cas comme dans l’autre, nous manquons de données pour l’affirmer fermement.
Ce qui est par contre certain c’est que la modernité
de David Cronenberg ne peut pas être tout à fait la même
que celle de Francis Bacon, ne serait-ce que par leur différence d’âge
: Francis Bacon commence à se faire un nom l’année suivant
la naissance du petit David. Même s’ils se rejoignent dans leur
intérêt pour la médecine, même si l’on peut
considérer que Francis Bacon traite aussi dans sa peinture de la libération
des moeurs (et pour cause !), même si, en extrapolant beaucoup, on peut
trouver dans son traitement du portrait quelque chose de la psychanalyse (une
psychanalyse ancrée dans la chair comme peut l’être celle
de David Cronenberg), leur acceptation de ce qui fait leur modernité
ne peut être identique puisque l’époque dans laquelle grandit
David Cronenberg n’est déjà plus celle de Francis Bacon,
étant entendu que c’est surtout dans sa jeunesse que l’on
se construit une représentation de ce qui caractérise son époque.
David Cronenberg, par exemple, n’aura jamais connu ces deux guerres
mondiales qui furent si marquantes pour Francis Bacon.
Pierre Véronneau exprime très bien ce léger décalage
quand, en racontant l’intrigue de The Fly, il dit ceci : « Il
l’invite dans son loft élégant - icône de la nouvelle
modernité des années 80, ou de la post-modernité. »
A propos de ces années 80, Pierre Véronneau fait une analyse
très intéressante de deux films consécutifs, Videodrome
et The Dead Zone dans lesquels il trouve que « Cronenberg parvient à
saisir l’esprit de son époque, son marasme » . Ce qu’il
voit dans ces deux films où les puissants manipulent le quidam moyen
(auxquels on pourrait d’ailleurs associer Scanners qui les précèdent),
c’est une dénonciation du reaganisme « qui se repaît
de l’immoralité qu’elle dénonce » . Est-ce
parce que Ronald Reagan est issu de la sphère hollywoodienne, que David
Cronenberg s’intéresserait tout à coup à la politique
? En fait Videodrome est le plus politique des films de David Cronenberg (si
l’on veut bien se souvenir que The Dead Zone est une adaptation littéraire.)
Un des personnages, sur lequel se cristallise toute la réflexion critique
que le film mène sur la société, est le professeur Brian
O’Blivion. Selon William Beard, l’idée de Brian O’Blivion
« est que les images de télévision sont tellement répandues
et insidieuses qu’il est devenu impossible de les distinguer du réel
et qu’en fait elles ont commencé à remplacer celui-ci.
» Brian O’Blivion est un peu la personnification d’Herbert
Marshall Mc Luhan (1911-1980), personnalité très médiatique
au Canada, fondateur du Center for Culture and Technology. Ce dernier pensait
que l’audiovisuel serait, comme l’écriture en son temps
et l’invention de l’imprimerie, à la base d’un véritable
changement de civilisation . David Cronenberg confie à Serge Grünberg
:
« Vous savez que j’ai fait mes études à l’Université
de Toronto alors que Marshall Mc Luhan y donnait ses cours ; je n’ai
jamais assisté à l’un d’eux, mais son influence
fût néanmoins très forte à la fin des années
60 et au début des années 70 ; ensuite il est devenu célèbre,
ce qui représente une faute, quand on est un universitaire sérieux.
Pour commencer, tous les autres sont jaloux et ensuite tout le monde remet
en cause votre crédibilité. Ce qui n’empêcha pas
Mc Luhan de devenir le gourou de la communication et d’être invité
à tous les talk-shows télévisés, ni de faire la
couverture des magazines. Sa phrase la plus célèbre était
Le médium est le message. »
Videodrome, par sa référence aux thèses de Marshall Mc
Luhan, se rapproche de ce que l’on a connu en France, dans les années
60, dans les propos de l’Internationale Situationniste. L’historien
Gianfranco Marelli présente le mouvement ainsi :
« Les membres de l’Internationale Situationniste ont poursuivi
- durant quinze années d’âpre lutte [1957-1971] - le projet
de réinventer la révolution, de répandre une autre idée
du bonheur, de jouir sans entraves et de vivre sans temps mort. Mais, par-dessus
tout, ils avaient voulu libérer la vie quotidienne de la passivité
du spectacle et transformer radicalement le monde, par un emploi différents
des technologies et un développement des passions supérieures,
en mesure de susciter d’infinies situations de jeu où l’art
serait d’abord un art de vivre. »
Le plus célèbre des situationnistes, Guy Debord, a développé
sa pensée dans son livre paru en 1967, La Société du
Spectacle, essai que rejoignent pas mal des questions que soulève Videodrome,
« film-manifeste sur la puissance du spectacle » . « Le
caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle
du simple fait que ses moyens sont en même temps son but. Il est le
soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité moderne.
»
Guy Debord se prétendait cinéaste mais le rapprochement qu’on
peut faire avec David Cronenberg, qui lui participe pleinement de cette société
du spectacle, s’arrête vraiment à la problématique
développée par Marshall Mc Luhan, émergeant dans Videodrome.
En effet, comme l’illustre l’anecdote suivante, rapportée
par l’historien Jean-François Martos, Guy Debord ne plaçait
pas dans le terme « cinéaste » la signification qui prévaut
chez David Cronenberg :
« Si le 7ème art était agonisant, il ne savait pas encore,
et c’est Debord qui en sera l’exécuteur dans son film Hurlements
en faveur de Sade, en Juin 1952 : Au moment où la projection allait
commencer, Guy-Ernest Debord devait monter sur scène pour prononcer
quelques mots d’introduction. Il aurait dit simplement : Il n’y
a pas de film. Le cinéma est mort. Il ne peut plus y avoir de film.
Passons, si vous voulez, au débat. »
William Beard précise tout de même que :
« C’est le caractère alarmant avec lequel il insiste sur
les conséquences physiques de la Télévision et de la
substitutionnalité de l’existence réelle par l’existence
vidéo qui arrache O’Blivion de l’univers de Mc Luhan pour
le placer dans celui de Cronenberg : L’écran de télévision
fait partie de la structure physique du cerveau. Par conséquent, tout
ce qui apparaît à l’écran de télévision
surgit comme une expérience brute pour ceux qui le regardent. Par conséquent
la télévision est la réalité, et la réalité
est moins que la télévision. »
Ainsi, contrairement à Francis Bacon, David Cronenberg peut être
perçu comme un auteur politisé, pour certaines de ses oeuvres
; et encore, peut-être est-ce autant dû à sa discipline
artistique, l’audiovisuel au sens large, qui se mouille avec le pouvoir,
qu’à son époque. Peter Morris pense que : « Même
si Cronenberg s’est tenu quelque peu à l’écart des
changements politiques des années soixante, il faisait inévitablement
partie des changements radicaux de la période. Ils étaient alimentés
plus par l’incertitude que par quelque planification particulière,
incertitude qui conduisit à la remise en question de pratiquement toutes
les valeurs établies (et les institutions). » En soi, Videodrome
est le produit-type d’un auteur qui a vécu ses vingt ans dans
toute l’ébullition des années 60 et 70, et surtout qui
a participé au mouvement underground.
A propos d’une des scènes de ce film, Serge Grünberg déclarait
: « Il y a dans cette image de la cassette vidéo qui rentre dans
le ventre du personnage principal quelque chose qui doit tout à fait
résumer cette fin de siècle. » Ainsi, il ne fait aucun
doute que Cronenberg est en phase avec son temps, même si Serge Grünberg
pense, à propos de ses films des années 90, que « Cronenberg,
tout avant-gardiste qu’il soit, est de plus en plus à la recherche
d’une forme de la modernité classique. »
2) Définition d’un genre :
David Cronenberg est « celui que la paresse commune [...] démarque sous l’étiquette du gore ou du fantastique. » Ses premiers films, Shivers, Rabid, The Brood, Videodrome, et The Fly, s’inscrivent sans conteste dans le gore. Le gore est un sous-genre de l’horreur qui apparaît dans les années soixante et qui a pour principe d’articuler la narration autour de « scènes où le sang et la tripe s’écoulent des corps meurtris et mis en pièces. » Selon les recherches de Philippe Rouyer, gore est un terme d’argot anglais signifiant « sang qui est répandu, sang coagulé » . L’apparition du mot dans la langue anglaise daterait des alentours de 1150 et se rapprocherait du vieil allemand "gor" qui signifie "saleté" , de l’hollandais "goor" qui signifie "minable" et du vieil islandais "gor" qui évoque une substance visqueuse. La paternité cinématographique de cette appellation revient au réalisateur américain Herschell Gordon Lewis qui qualifia ainsi son film Blood Feast (1963), le premier long-métrage à systématiser cette approche. L’autre film majeur à assurer le succès du genre est, en 1968, The night of the living dead de l’américain George Andrew Romero. Le gore connaît son apothéose dans les années soixante-dix pour se propager ensuite à l’ensemble de la représentation cinématographique, débordant la notion de genre, dans les années quatre-vingt. Les derniers feux du genre relèvent de la surenchère et de l’auto-dérision, tel Brain Dead (1992) du néo-zélandais Peter Jackson.
Pour David Cronenberg, le gore fût l’étiquette
qui marqua toute la première partie de sa carrière, au moins
jusqu’à la reconnaissance générale que lui valût
Dead Ringers en 1988. « Le genre me protégeait » , comme
il le confie à Serge Grünberg. En effet, le gore lui permet de
postuler la primauté de la chair dans la vérification de notre
existence. Ce principe philosophique, qu’il pose dès le début
de son œuvre, est vrai pour tous ses films à de très rares
exceptions près : avec Shivers, c’est l’argument d’un
parasite intérieur qui serait à l’origine de la sexualité
; avec Rabid, c’est l’effondrement de l’équilibre
social dû à un dérèglement vampirique, lui-même
consécutif à une mauvaise greffe de peau ; Fast Company, en
1979, est vraiment à part dans l’œuvre du cinéaste
puisque c’est un film de commande qui traite de l’univers de la
course automobile ; la même année, avec The Brood, il s’agit
de la libération des mauvaises pulsions refoulées, se concrétisant
par l’enfantement de monstres hargneux et vengeurs ; avec Scanners,
c’est la prise de possession du corps de l’autre par le pouvoir
télépathique ; avec Videodrome, c’est la perte de réalité
du corps face à sa représentation vidéo ; The Dead Zone,
en 1983, qui est l’adaptation d’un roman fantastique de Stephen
King, délaisse un moment cette préoccupation de la chair (c’est
la première fois que David Cronenberg ne participe pas à l’élaboration
du scénario), mais il y revient de plus belle avec The Fly, en 1986,
qui décrit une dégénérescence corporelle due à
une erreur génétique. Selon Pascale Fleuridas :
« Par le biais de sa propre mise en scène, l’invisible
pour Brundle , à savoir son corps, a basculé dans le domaine
du visible. Mais, cette acquisition lui échappe au dernier moment,
dans la mesure où elle ne lui donne accès qu’à
son corps métamorphosé. Cette représentation ne lui permet
pas d’accéder à son propre corps. »
Dans le gore, le corps n’existe que par l’altération. Dans
les drames psychologiques qui viennent ensuite dans la carrière de
Cronenberg, on retrouve encore cette primauté de la chair : dans Dead
Ringers, c’est une anomalie anatomique chez l’une de ses patientes
qui conduit un gynécologue à la folie ; avec Naked Lunch, c’est
le monde des illusions paranoïdes d’un junkie qui s’injecte
de drôles de substances dans les veines ; en 1993, à nouveau,
le cinéaste offre un répit au corps puisqu’avec M.Butterfly
(film qu’il ne fait que diriger comme pour The Dead Zone, dix ans plus
tôt), il traite de travestissement, c’est-à-dire d’apparence
et non plus de la chair elle-même ; mais on retrouve intactes les préoccupations
charnelles de Cronenberg avec Crash où l’accident automobile
devient un nouveau moyen d’érotisation des corps par la mutilation
; en 1999, avec eXistenZ, c’est la modification de la destinée
humaine par le raccordement direct et physique d’une console de jeu
au système nerveux ; dans Spider enfin, c’est la disparition
du corps de sa maman qui fait sombrer le petit Spider dans la folie.
En somme, on pourrait considérer que le gore n’est qu’une
flagrante exagération de cette gêne qu’induit le corps
dans les rapports sociaux. Dans The Brood, par exemple, Jan Hartog , ancien
patient du docteur Raglan, se lamente : « Oh Seigneur, quelle vie !
» Il pousse un cri puis s’excuse : « Pardon de transpirer.
» La caméra effectue alors un gros plan sur son cou, couvert
de lympho-sarcomes.
Ainsi David Cronenberg dit parfois qu’il a «
l’impression de faire des documentaires » . On doit alors se poser
la question du réalisme de son oeuvre. Bien sûr, le cinéma,
en tant que succession d’images photographiques, est une représentation
du réel. Mais le genre, dans lequel il a choisi d’évoluer,
l’oblige à faire constamment usage des effets spéciaux
qui, si leur rôle est de faire réel, n’en travestissent
pas moins la réalité. Lorsque Cronenberg considère ses
films comme des documentaires, il faut l’appréhender à
un second degré : ce n’est pas le réalisme des apparences
qui l’intéresse mais la réalité profonde de l’être
humain, sa viscéralité. Il confie sur France Inter : «
Si on était des chiens ou des oiseaux, la réalité serait
complètement différente. » C’est par le corps que
se vérifie toute réalité dans le cinéma de David
Cronenberg : « Comme l’araignée qui tisse sa toile avec
son corps, nous créons notre réalité avec notre corps.
» Pour Frank Priot, chez Cronenberg, « le réel est fonction
du corps inséminé par l’esprit. » C’est presque
du sur-réalisme, si l’on nous permet de revenir à l’esprit
initial de la démarche : un réalisme qui fouillerait plus profond
que ce que nos sens pragmatiques et cartésiens veulent bien admettre
comme réel. On est donc bien loin du réalisme tel qu’on
l’entend en histoire de l’art, tel qu’on l’évoquait
surtout au milieu du XIXème siècle en opposition à l’académisme.
En tout cas, il n’est pas venu à ma connaissance que Cronenberg
se soit procuré de vrais fragments d’anatomie pour donner plus
de vérisme à ses représentations, comme Géricault
(1791-1824) avait pu le faire lorsqu’il travaillait à sa scène
de naufrage, passée à la postérité sous le titre
du Radeau de la méduse .
Et Francis Bacon non plus ne peut rigoureusement pas être associé
au mouvement historique d’un réalisme artistique. La façon
dont Jean-Louis Martinoty répond pour l’artiste à cette
question complexe d’un réalisme de la peinture est intéressante
: « Peinture réaliste ! Toutes les ampoules sont bien suspendues
aux plafonds, tous les commutateurs bien rangés aux chambranles des
portes, soigneusement représentés, et chacun de croire à
la lumière. » C’est que le réalisme de la représentation
atteint ses limites en peinture. L’originalité réaliste
de Francis Bacon réside peut-être dans le subtil écart
qu’il existe entre l’expression française de « Nature
morte » et son équivalent anglais « Still-life »
: les peintures de Francis Bacon se veulent des autopsies du vivant ou alors
des chairs mortes qui auraient encore l’apparence de la vie, selon ce
que l’on veut bien y voir.
Francis Bacon se qualifierait avant tout comme un peintre
du nu. Aussi surprenant que cela puisse paraître, tout moderne qu’il
soit, Bacon peint des nus, comme prolongeant la tradition de la grande peinture
classique. Mais, « Bacon peint un nu par lequel il dépasse le
nu académique en quelque sorte déshumanisé. » Le
nu, par contre, est plutôt rare dans le cinéma de David Cronenberg.
Même dans la scène finale de Shivers, qui est une explosion libératrice
du désir sexuel, les personnages sont tout habillés dans la
piscine. Pour ce qui est du nu chez Francis Bacon, il est bien éloigné
du lissé académique, des corps presque diaphanes que l’on
retrouve dans la peinture du XIXème siècle. Christophe Domino
disait d’un tableau de Bacon qu’il lui évoquait «
un Ingres [...] débité au détail. » En fait, «
Bacon met ses personnages à nu au-delà de la nudité.
Il ôte toutes les couches protectrices de la peau. » Dire que
Francis Bacon peint le nu est un doux euphémisme pour ne pas dire que
c’est la viande humaine qu’il couche sur la toile. Gilles Ringuet
a fait à ce propos une étude très intéressante
qui dit à peu près ceci du peintre :
« Le thème du nu dans son œuvre est une récurrence.
Il s’attaque à la forme même, mais aussi à la substance
du motif. Il peint un poids de viande nous faisant face, tout tendu par une
conscience d’être et une volonté de n’être
pas autre chose que ce qu’il est : poids de viande. »
Il développe cette assertion, plus loin dans sa thèse :
« Les corps peints par Bacon sont d’abord de la viande ; le peintre
ne s’est pas défendu d’une telle dénomination par
laquelle l’animalité resurgit. Le corps de l’homme, c’est
de l’animal d’abord. Bacon peint cela, cette masse sexuée
et requise comme telle, un fait brutal en quelque sorte, un constat, mais
aussi l’effacé, le gommé, le non-dit du corps -son image
viscérale, son image interne. Car il faut que les corps soient fermés
au regard, seule la médecine a droit de regard sur l’interne
interdit. Le corps se contente des orifices et des organes par lesquels s’opèrent
la relation à l’extérieur, la communication. Bacon, lui,
ouvre ce corps nu aux regards, ce corps interne et ce corps externe, le dedans
et le dehors. Il peint ce corps à mi-chemin de l’humain et de
l’animal. »
Il faut bien comprendre qu’il n’y a pas là, chez Bacon,
la recherche d’un effet spectaculaire pour lui-même, un effet
gore comme on le dirait au cinéma. Dans notre société
où le visuel s’autorise toutes les extravagances pour attirer
le chaland dans sa spirale médiatique, on a trop souvent tendance à
faire le procès hâtif , aux images de l’art contemporain,
de n’être qu’une provocation sans fondements. Ce qui guide
Francis Bacon, pour son œuvre, est une véritable obsession de
notre existence en tant que réalité charnelle. Il confiait jadis
à David Sylvester : « Nous sommes des carcasses en puissance.
Si je vais chez un boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être
là, à la place de l’animal. » Il y a, chez Francis
Bacon, une profonde fascination pour la carcasse.
Étonnamment, le cinéaste gore, David Cronenberg, semblerait
sur ce point plus pudique : « Beaucoup de films d’horreur explicites
ne m’intéressent pas du tout parce que je n’ai pas envie
d’aller voir un abattoir. » Ce que veut nous dire Cronenberg,
et qui d’une certaine manière vaut aussi pour Bacon, c’est
que la chair le révulse tout autant que nous, mais qu’on ne peut
en faire l’économie pour comprendre le mystère de la vie.
Chez ces deux artistes, l’étalage de la chair n’est jamais
gratuit. Selon Gilles Ringuet, « Bacon soumet le corps nu à la
question. »
Et, il faut se rappeler que Francis Bacon ne crée jamais avec une idée
préconçue de ce qu’il veut exprimer en peinture : il répond
à une sorte d’excitation et jette les couleurs sur la toile,
se laissant guider autant par son intuition que par le processus créatif
en lui-même. Il convoque les images de corps qui l’obsèdent
et en vérifie la validité sur le champ de la toile, le champ
opératoire comme dirait Gilles Deleuze . « Il arrive à
montrer que la peinture c’est une manière qui, quelque part,
a quelque chose à voir, a un rapport avec la chair, avec le corps mis
à nu. Bacon procède en quelque sorte à une dissection
picturale et ses outils de peintre deviennent des scalpels. »
C’est le cérémonial de l’opération chirurgicale
qui est fondamental dans l’œuvre de David Cronenberg. Outre Dead
Ringers bien sûr, qui traite de la déchéance de deux jumeaux
gynécologues, on le retrouve dès ses premiers films : dans Shivers,
le docteur ouvre le corps de cette jeune fille nymphomane pour la libérer
du parasite vénérien qu’il lui avait inoculé, avant
de s’ouvrir lui-même la gorge d’un coup de scalpel ; dans
Rabid, au début du film, une accidentée de la route subit une
greffe de peau un peu particulière dans une clinique de chirurgie esthétique
; dans The Fly, on retrouve le cérémonial chirurgical dans la
scène onirique où Véronica accouche d’une monstrueuse
larve ; dans Crash en 1996, le personnage de Vaughan , assistant chirurgical,
se délecte de photographies d’accidentés de la route ;
et enfin dans eXistenZ en 1999, on se retrouve dans une usine où sont
disséquées les grenouilles en vue d’en faire des consoles
de jeu organiques. A ce propos, François Angelier nous apprend, sur
France Culture, que dans l’histoire de la médecine, les premières
dissections qui eurent lieu à Padoue furent l’occasion d’un
spectacle, accessible à toute l’aristocratie italienne : on ouvrait
un corps au son d’un orchestre . Après tout, le terme "autopsie"
nous vient du grec "autopsia" qui signifiait « Action de voir
de ses propres yeux » . Dans The Brood, l’autopsie du monstre
a lieu devant témoins : le commissaire bien sûr, mais aussi Frank
Carveth , le mari de celle qui met au monde ces petites boules de haine. Dans
notre société, le corps reste un tabou, et le regarder en pleine
lumière implique de passer par la médiation de la caméra,
de passer par l’écran. En somme, le cinéma gore de David
Cronenberg s’inscrit dans cette lignée de spectacularisation
de la science, tels les spectacles pratiqués jadis à Padoue.
Comme l’explique John Harkness :
« Lorsque les critiques abordent les films de David Cronenberg, ils
commettent souvent une erreur méthodologique élémentaire,
qui est de les cantonner au domaine du film d’horreur. C’est ce
qui limite la portée de leurs analyses, les films de Cronenberg appartenant
beaucoup plus à la science-fiction qu’à l’horreur.
En fait ce sont des films qui se fondent sur une approche spéculative
des faits et des avancées de la science dans le monde réel.
»
Effectivement, au moins deux films de Cronenberg, Scanners et eXistenZ, sont
typiquement des films de science-fiction : avec Scanners, c’est l’avènement
de l’ère télépathique, et avec eXistenZ, c’est
la définitive installation du virtuel au sein du réel. Mais,
plus généralement la science est toujours à la base de
l’horreur. C’est ce qui autorise John Harkness à tempérer
le catalogage hâtif que subit l’artiste : « Cette vision
idéologique restrictive [le gore] ignore l’élément
science dans le travail de Cronenberg, une composante qui évacue son
cinéma de la catégorie du film d’horreur strictement commercial.
»
Pour en revenir au peintre Francis Bacon, Gilles Ringuet,
toujours, nous dit ceci : « Bacon ôte chaque couche protectrice
de la peau à ses personnages (en particulier dans les Crucifixions)
jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que chair brute et saignante,
muscles et tendons physiques ; leurs corps sont tendus et disloqués
bien au-delà de leurs limites physiques. » Ce qui n’est
pas sans rappeler les planches anatomiques qui servent de générique
à Dead Ringers, de David Cronenberg. Ce dernier l’avoue à
Serge Grünberg :
« C’est un désir [...] d’arracher la surface pour
voir dessous. Je crois que c’est là encore une conception de
l’amour qui ne rentre pas dans la structure normale, très rigide
acceptée par les gens. L’amour prend bien des formes, s’exprime
de bien des façons plus profondes, plus puissantes que les formes courantes.
C’est intéressant car la société permet aujourd’hui
l’expression de choses interdites il y a peu : la scarification, le
tatouage, la mutilation, le piercing. »
C’est sur ce point précis que la profonde influence d’un
écrivain comme William Burroughs affleure aussi bien chez Francis Bacon
que chez David Cronenberg (comme d’ailleurs chez beaucoup d’autres
artistes des années soixante-dix et quatre-vingt). N’a-t-il pas
été le premier à écrire des phrases telles que
: « Des éphèbes font du strip-tease avec leurs intestins
» ? C’est là tout l’esprit du gore, selon Philippe
Rouyer : « Le gore s’abîme dans la contemplation de la destruction
du corps [...]. Le corps devient l’unique lieu de l’action. »
Mais, si l’étiquette "gore" s’applique globalement
au cinéma de David Cronenberg, peut-on l’étendre à
l’œuvre de Francis Bacon ? Lorsque Gilles Deleuze parle de sa peinture,
il a ces mots : « L’abjection devient splendeur, l’horreur
devient vie très pure et très intense. » Sans nul doute,
il s’agit aussi d’horreur intérieure pour ce qui est de
la peinture de Francis Bacon. Et il se rapproche plus précisément
même de la traduction que Philippe Rouyer donne du terme "gore",
« sang qui est répandu, sang coagulé » , lorsqu’il
s’exprime à propos de son activité créatrice :
« La couleur et la forme coagulent de façon à produire
une image restituant ce qui n’apparaît qu’un très
bref moment. » Il aime d’ailleurs à citer ce vers d’Eschyle
: « Cette fois, il est ici tapi quelque part : l’odeur du sang
humain me sourit. »
S’il est une toile qui prouve l’importance que Francis Bacon porte
à la tâche de sang comme effet plastique, c’est Sang sur
le sol. Peinture . Cette toile, presque abstraite, représentant une
tâche de sang sur un sol brun sable, se détachant de façon
indéterminé sur un fond orange, néant que viennent incongrûment
"habiter" une ampoule et un interrupteur. On retrouve cette image
chez Cronenberg, dans le gros plan sur les tâches de sang sur le parquet
chez l’infirmière du docteur St Luc , dans Shivers.
Seulement "gore" est un terme anglais et, qui plus est, désigne un genre cinématographique. Le terme français qui viendrait tout de suite à l’esprit, pour caractériser à la fois l’œuvre de David Cronenberg et celle de Francis Bacon, serait l’adjectif "cru" qui évoque aussi bien la viande que le fait d’exprimer quelque chose sans ménagement. "Cru" vient du latin "crudus", saignant, ou "cruor", sang qui coule . Pour être moins vague, il faudrait encore lui préférer le terme "cruenté" pour lequel le Petit Robert nous donne comme définition : « qui saigne, qui a perdu son revêtement cutané. » Le Larousse, lui, nous donne : « qui est à vif, imprégné de sang » . Ainsi, sans étendre le gore à la peinture, on peut parler d’une esthétique des corps cruentés, autant pour l’œuvre de Francis Bacon que pour celle de David Cronenberg.
II) Analyse thématique
A) La composition à l’intérieur du cadre
1) L’isolement de la Figure :
Ce qui rapproche tout d’abord nos deux artistes, indépendamment
des particularités formelles de leurs disciplines propres, c’est
la gestion de l’espace à l’intérieur du cadre. David
Cronenberg déclare :
« La manière de découper l’espace a été
mon premier problème de cinéaste [...]. Découper cet
espace en cubes. Le Cubisme prenait soudain un tout autre sens pour moi. »
Quant à Francis Bacon, il explique ainsi à quel point il aimerait
s’affranchir du cadre :
« Quand on fait un portrait et qu’on a placé la bouche
à un endroit particulier, il peut arriver d’un seul coup qu’un
signe du hasard nous fasse découvrir qu’on aimerait faire un
portrait du Sahara, c’est-à-dire disposer, même dans la
recherche de la ressemblance, de toute l’étendue du Sahara. »
Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre de nos deux artistes,
la figure est toujours centrale dans le travail de composition à l’intérieur
du cadre. On peut lire, par exemple, dans Le Monde : « Le cinéma
de Cronenberg évolue toujours vers un isolement progressif de l’individu.
Le cloaque où restaient cloîtrés les jumeaux de Faux Semblants
, la profonde solitude où évoluait le médium interprété
par Christopher Walken dans Dead Zone . » La solitude est effectivement
une donnée récurrente du tragique des héros cronenberguiens.
Ce qui nous intéresse est surtout d’analyser
la manière dont le réalisateur représente cet isolement
de l’individu, à l’intérieur du cadre. Le film le
plus intéressant à ce propos est The Fly , dont l’action
se déroule principalement dans la chambre-laboratoire de Seth Brundle.
Il s’agit presque d’un huis-clos. On peut aussi retrouver cela
dans d’autres films : dans Shivers , on ne sort pas de cet immeuble
clinquant, situé sur une île ; dans eXistenZ , les protagonistes
ne quittent pas cette chapelle où débute et se termine le film,
du moins physiquement, puisque tout ce qui a lieu entre les deux n’est
que l’errance de leurs imaginaires dans une réalité virtuelle.
Peter Morris revient sur l’œuvre en son ensemble pour conclure
que « son style froid, an-hystérique, était parfait pour
montrer un monde banal de surfaces normales masquant de vilaines passions
refoulées. » Et William Beard est du même avis, lorsqu’il
analyse Rabid :
« Il est significatif que la clinique où Rose est opérée
se consacre exclusivement à la chirurgie plastique, une spécialité
qui utilise la science médicale au profit du maintien des apparences.
La clinique Keloïd joue thématiquement le même rôle
que les tours Starliners dans Shivers : enclore l’animal humain dans
une enveloppe aux lignes claires et aux proportions séduisantes, adoucir
une nature disgracieuse et refuser les verrues inacceptables et les instincts
désordonnés du corps. »
Ainsi, chez David Cronenberg, « L’espace est souvent limité,
circonscrit [...]. L’espace est avant tout ce qui clôt, sépare,
réalise la coupure entre le personnage et son environnement affectif
et social » , comme l’exprime Alice Laguardia. Si l’on veut
faire une comparaison avec la peinture de Francis Bacon, il faut lire ce qu’écrit
Michel Leiris :
« Il lui est arrivé d’engager entièrement ou presque
telle figure [...] dans une sorte de cadre plus restreint s’ajoutant
à celui, général, du tableau : un bâti géométrique
nullement représentatif mais seulement linéaire et qui, en même
temps qu’il joue comme un terme moyen entre la figure et le cadre réel
et n’est pas sans évoquer la portion d’espace dans laquelle
le personnage est censé se tenir, semble constituer une cage, aux arêtes
seules visibles, où la figure serait plus ou moins encaquée
comme si, pour porter sa force à un maximum, il fallait enclore, sertir,
enchâsser, ce morceau librement et fougueusement peint, que, dans le
même but d’exaltation au sens strict, Francis Bacon fera voir
quelquefois aussi se détachant sur un écran, autre mode simple
et efficace de mise en évidence. »
Il est un film de David Cronenberg où l’on retrouve exactement
le même principe géométrique : Videodrome . Dans ce long-métrage,
le cadre cinématographique est le plus souvent doublé du cadre
de l’écran de télévision où apparaissent
successivement la plupart des protagonistes de l’histoire, l’un
d’entre eux n’existant même plus au sens physique du terme
mais seulement comme enregistrement vidéo (le professeur Brian O’Blivion
).
Hormis Videodrome où l’écran glisse progressivement
de la vie publique de l’individu (c’est-à-dire le masque)
à la « Nouvelle Chair » (c’est-à-dire l’intimité
la plus absolue), le rôle de la structure spatiale qui étouffe
le héros est toujours, chez Cronenberg, de symboliser l’environnement
social, obligeant l’individu à masquer ses passions inavouables
; jusque dans les scènes les plus proches des effets graphiques de
Francis Bacon, lorsque l’individu est encadré dans une cabine
téléphonique dans Scanners ou dans Dead Ringers. Chez le peintre,
par contre, le « bâti géométrique, qui se surajoute
au cadre, fait ressortir la Figure et ses passions. » Michel Leiris
rapporte encore la caractéristique suivante :
« [Francis Bacon] ne cache pas l’intérêt particulier
qu’a pour lui le surhaussement, du moins (convient-il d’ajouter)
quand c’est une personne humaine qui en est l’objet. Ne déclare-t-il
pas, par exemple, avoir été très impressionné
- sous l’angle impie du spectacle- par une photo où l’on
voit le pape porté à bras et épaules d’homme sur
la sedia gestatoria utilisée lors de son intronisation ou bien ne dit-il
pas retenir essentiellement du thème de la crucifixion, non le drame
religieux dont le divin supplicié est le protagoniste, mais - outre
l’aspect boucherie revêtu objectivement par l’événement
- la situation spatiale du Christ en croix, qui se trouve précisément
surhaussé ? »
Quand David Cronenberg dénonce la chape de puritanisme qui pèse
sur l’individu, Francis Bacon, lui, élève le commun des
mortels, et toute sa trivialité, à la hauteur du fils de Dieu.
Nous reviendrons dans une dernière partie sur cette
symbolique religieuse, attendu que ce qui nous intéresse pour l’instant
est le traitement de l’espace chez chacun des deux artistes. Sandra
Alvarez de Toledo, par exemple, nous apprend ceci :
« Francis Bacon ne cesse de désigner la partie de l’image
dans laquelle le regard doit être pris. Portes, fenêtres, embrasures
- toutes alternatives des cages - n’ouvrent sur rien, ne sont d’aucun
secours. Ou pas du secours de l’issue. Placées - comme un acteur
dans la lumière - dans ces cadres, les figures n’échappent
plus au regard. Elles y apparaissent. »
Quand l’auteur de ces lignes parle d’une tentative d’échappement
de la Figure, ce n’est pas un effet de style : cette notion est très
importante chez Francis Bacon. « Ses personnages, en effet, avec un
abandon oublieux, vivent dans la prison de leur corps, prison dont ils resserrent
et renforcent toujours plus les barreaux, refusant toute évasion, aussi
tentante soit-elle » L’enfermement géométrique auquel
le peintre soumet ses protagonistes ne fait que doubler (ou souligner) l’enfermement
de l’âme au sein du corps. Selon Gilles Deleuze, c’est ce
qu’exprime cette esthétique défigurative : Francis Bacon
peint le spasme de la Figure, sa tentative de s’échapper par
le plus petit de ses organes, de fuir elle-même par quelqu’orifice
qu’il soit . On repense à cet épisode de Scanners où,
dans sa jeunesse, Darryl Revok s’était foré un trou dans
le front pour évacuer cette omniprésence télépathique
; séquence d’ailleurs présentée sur un écran,
à partir d’une projection en super 8, à destination de
Cameron Vale (mise en abîme qui rapproche encore David Cronenberg de
Francis Bacon). Mais, dans ce cas précis, ce sont les autres que Darryl
Revok veut évacuer de sa tête, ce qui est bien différent
de ce que recherche Francis Bacon.
Malgré tout, Pascale Fleuridas fait elle aussi le lien entre Francis
Bacon et David Cronenberg pour appuyer cette thèse selon laquelle «
la métamorphose des personnages de Cronenberg se concrétise
par ce mouvement de fuite dans l’espace. » Elle cite donc ces
paroles du peintre anglais : « Je ne construit pas l’espace ou
la scène puis la figure. Je vais de l’un à l’autre
[...]. C’est dans ce va-et-vient permanent que la force de l’un
entraîne la force de l’autre. »
2) La couleur :
Parallèlement à cette notion d’échappement
de soi-même, Gilles Deleuze parle aussi d’un effort de la Figure
pour s’extraire du néant des aplats : « Le lieu, le contour
deviennent agrès pour la gymnastique de la Figure au sein des aplats.
» Il est important de souligner comme les fonds de couleurs vives détachent
la Figure dans l’œuvre du peintre. Il n’y a jamais de profondeur
de champ, l’être humain nous apparaissant toujours frontalement.
La couleur sertît la Figure dans le tableau. France Borel parle d’un
aller-retour « entre les fonds lisses et inertes aux teintes acidulées
et les figures animées aux textures épaisses de couleurs grinçantes
[...] entre la géométrie du décor et l’éclaboussure
des personnages. »
Dans Shivers, on remarque que tous les appartements des tours Starliners sont
décorés de couleurs vives. Je suis bien incapable de dire s’il
s’agit là d’une exagération de la part du réalisateur
ou si cela correspond réellement au goût de l’époque
(le milieu des années soixante-dix). Il est en tout cas troublant de
constater à quel point ce film-ci est proche de la composition de Francis
Bacon pour ce qui est de la couleur.
La couleur a, de toute façon, une importance cruciale dans l’esthétique
de David Cronenberg. Sur France Culture, Alain Veinstein déclare :
« Il faudrait mettre, au début de chaque film de David Cronenberg,
la mention : Prenez garde à la peinture. » Même si ce n’est
pas exactement vrai pour chaque film, il y a en effet une recherche de picturalité,
surtout dans une seconde partie de sa carrière. Après Shivers,
il semble que David Cronenberg se désintéresse de ces couleurs
vives, mais, en 1982, avec Videodrome, il découvre un effet qu’il
mettra souvent à profit par la suite : il use et abuse de la symbolique
passionnelle du rouge et en teinte toutes les scènes où Max
Renn glisse dans une autre réalité, à l’image de
cette pièce du Vidéodrôme, constitué d’un
gril au sol et d’un mur du fond, en argile rouge soi-disant électrifié.
Ce jeu de la couleur se retrouve dans Dead Ringers, six ans plus tard, comme
l’explique Pierre Véronneau : « Que ce soit dans l’appartement
des jumeaux ou dans leur salle de consultation, les tons de gris et de bleu
qui dominent l’image et l’ordonnance cartésienne du mobilier
à l’italienne et des accessoires, créent une imagerie
rigoureuse, clinique même, étouffante certes, qui rend encore
plus percutante et perceptible l’émergence rougeoyante de l’anormalité.
» Peter Morris constate la même chose :
« L’aigue-marine froid de l’appartement des Mantle, les
robes écarlates aux allures de prêtre de la salle d’opération,
l’éclairage à la bougie dans l’appartement de Claire
. Ces éléments-ci et d’autres accentuent l’ambiguïté
du film et sapent les tentatives de déterminer une explication simple
et naturaliste des événements. »
Dans les films suivants, David Cronenberg privilégie
une dominante colorée : Naked Lunch , par exemple, est jaune comme
cette poudre insecticide que William et Joan Lee s’injectent dans les
veines, ou comme l’ocre des murs de l’Interzone et du sable de
la plage. Crash, en 1996, reprend ce bleu froid, clinique, que l’on
avait déjà dans Dead Ringers. Pour ce qui est d’une dominante
colorée, eXistenZ est de loin le plus abouti, déclinant subtilement
toutes les nuances de vert, avec un travail remarquable sur les décors
et les costumes. Spider , enfin, se teinte d’un brun terne, typiquement
anglais. Exit les couleurs vivaces pour ce clochard qui a perdu le souvenir
de sa folie.
Si Cronenberg tend, dans les années 90, à une sorte de monochromatisme
que l’on pourrait rapprocher des grands aplats de Francis Bacon, il
faut tout de même préciser que ce n’est pas uniquement
dans une visée plastique. La couleur a toujours, avant tout, une portée
symbolique dans son cinéma : le rouge de la passion, le jaune de la
jalousie (William Lee a tué sa femme après l’avoir surprise
avec l’un de ses propres amis), ou le vert de la nature (pour dénoncer
l’utopie des réalités virtuelles). Comme l’exprime
Gilles Deleuze : « La couleur est devenue l’affect lui-même,
c’est-à-dire la conjonction virtuelle de tous les objets qu’elle
capte. » Pour en revenir à la composition des œuvres de
Francis Bacon, Gilles Deleuze affirme : « Il y aura un chronochromatisme
du corps, par opposition au monochromatisme de l’aplat. » Obsédé
par les chronophotographies d’Edweard Muybridge, Francis Bacon force
ses personnages à un athlétisme immobile.
A ce propos, Jean Clair fait une analyse très judicieuse de Triptyque
- Etudes du corps humain et en particulier du parapluie du panneau central
:
« L’objet est interprété, dans sa relation à
une figure en équilibre instable, comme une sorte de balancier, analogue
à ceux dont se servent les fildeféristes. D’un point de
vue purement plastique, c’est une tâche noire qui fixe la figure
sur le grand fond rose uniforme de la toile. Dans l’un et l’autre
cas, le parapluie a à voir avec un problème d’équilibre,
au double sens du terme : l’assiette d’un corps soumis aux lois
de la pesanteur, l’harmonie d’une composition. »
Dans la peinture de Bacon, ce qui retient la Figure d’assouvir ses pulsions
d’échappement, c’est ce risque de chute que le peintre
met en scène géométriquement à l’intérieur
du cadre. S’il y a aussi indéniablement une notion de chute chez
David Cronenberg, c’est par rapport à l’échelle
sociale. L’échappement de la Figure est beaucoup plus complexe
chez le cinéaste.
3) Le hors-champ
André Bazin fait une distinction de nature entre le
cinéma et la peinture : pour lui, le film « amène à
regarder loin du centre, au-delà des bords du cadre [...] et appelle
le hors-champ [tandis que la peinture] oblige le regard à revenir sans
cesse à l’intérieur. » En somme, le cinéma
serait centrifuge et la peinture centripète. Et, il est vrai que, par
son processus de défilement des images, le cinéma modifie la
lecture que l’on peut avoir de chaque plan : tous les autres personnages,
tous les autres lieux de l’histoire, que le cadre ne contient pas à
ce moment précis du film (artificiellement arrêté dans
son défilement par les possibilités technologiques du magnétoscope),
sont malgré tout présents dans un coin de notre conscience ;
tandis que la peinture, elle, centralise les éléments qu’elle
a convoqués sur la toile.
Francis Bacon force le regard du spectateur à aller et venir, lorsqu’il
utilise le triptyque, mais, malgré tout, en choisissant une combinaison
asymétrique, il n’évite pas le phénomène
de centralité. Il accentue même parfois cette logique en situant
les trois panneaux du triptyque sur un même espace circulaire, «
cet espace courbe qui ferait penser au cercle magique de l’arène
ou du cirque » . La titralogie de David Cronenberg rapproche encore
les deux artistes : Videodrome, par exemple, pourrait être traduit (du
grec) par "arène de la représentation". Le Vidéodrôme
c’est l’espace où se déploie la vision.
La frontalité de la composition, chez Bacon, fait
glisser le regard vers l’extérieur du cadre, tandis qu’habituellement,
la ligne de fuite perspective attire l’œil vers le fond du tableau.
Cet effet optique n’est pas innocent. Il s’agit, pour le peintre,
de peindre le cri plutôt que l’horreur. Face à un tableau
de Francis Bacon, on cherche du regard quelle est cette horreur qui produit
une telle panique et on fantasme un hors-cadre. Comme le formule Gilles Deleuze,
« la lutte avec l’ombre est la seule lutte réelle »
. Quand Isabelle Acuti analyse conjointement les deux versions de Trois études
de figures au pied d’une crucifixion , elle exprime cette hypothèse
: « Le bandeau de la figure centrale et les vis, le mobilier trop étroit,
incarnent cette volonté inébranlable de ne pas voir. »
C’est la même problématique que soulève, dans Rabid,
ce dialogue entre deux patients de la clinique Keloïd, où est
amenée Rose accidentée :
« Qu’est-ce que c’est ?
- Paraît qu’il y a eu un accident.
- Ils pourraient quand même le recouvrir. »
Mais la peinture ne permet pas la dialectique ; Francis Bacon doit, par le
seul moyen de l’image, rendre toute la force du cri. Si l’on consulte
l’article « Bacon Francis (1909-1992) » du Dictionnaire
Hachette Multimédia, on peut lire cette description générale
: « Difformes et flous, ses hommes nus, ses juges, ses papes hurleurs,
etc., sont autant d’hallucinations isolées dans l’espace.
» En s’arrêtant plus particulièrement sur les interprétations
du portrait d’Innocent X de Vélasquez , Gilles Deleuze décrypte
bien ce fonctionnement : « Innocent X crie, mais justement il crie derrière
le rideau, non seulement comme quelqu’un qui ne peut plus être
vu, mais comme quelqu’un qui ne voit pas, qui n’a plus rien à
voir, qui n’a plus pour fonction que de rendre visibles ces forces de
l’invisible qui le font crier. » Le philosophe généralise
en affirmant que « la tâche de la peinture est définie
comme la tentation de rendre visibles des forces qui ne le sont pas. »
La tâche de la peinture justement...
Que peut-il en être du cinéma et en particulier du cinéma
commercial ? David Cronenberg ne fait pas une utilisation abusive du hors-champ,
pas plus qu’il ne multiplie les scènes d’horreur. «
Chez lui, l’horreur est à l’intérieur. La source
de l’effroi est située dans le corps des personnages, qui ne
sont ni des zombies ni des vampires mais des êtres terriblement semblables
à nous. » Tout comme Bacon, Cronenberg s’attache à
rendre le cri et tout ce qu’il présuppose comme violence intérieure.
Je pense en particulier à cette scène de Rabid où Rose
émerge du coma dans un grand cri d’effroi. Mais, dans The Brood
, par exemple, David Cronenberg représente à la fois le cri
et l’horreur, dans cette scène finale où Candice , terrorisée,
est assaillie par les monstres à travers la porte qu’ils défoncent.
L’horreur a besoin de se matérialiser aux yeux du spectateur
pour justifier 90 minutes de cri de souffrance et d’angoisse claustrophobique.
Le cinéma de David Cronenberg fonctionne par des métaphores
visuelles et autorise, du coup, plusieurs niveaux de lecture. Il y a aussi
chez lui un "hors-cadre" en quelque sorte, tout du moins un espace
laissé libre à l’interprétation et au fantasme,
tel qu’il fonctionne dans la séparation des panneaux d’un
triptyque : « Il n’y a en effet jamais, chez Cronenberg, de digressions
naturalistes, de scènes de respiration ou de transition, au contraire,
il sature son œuvre de signifiant et le non-dit se situe toujours chez
lui dans les interstices du récit, du dialogue, dans la confrontation
des sens et des significations. » , comme nous l’apprend Serge
Grünberg.
Il serait tentant d’y voir une influence de Bacon sur Cronenberg, mais il faut se rappeler combien le peintre a subi l’influence de la cinématographie et, entre autres, a repris à son compte la puissance suggestive du "cut". Il ne faut pas s’y tromper : sur ce point particulier du hors-champ, s’il y a une proximité entre les principes de composition de Francis Bacon et ceux de David Cronenberg, c’est tout simplement parce que le peintre utilise la syntaxe cinématographique.
B) La duplication
1) Seconde peau :
Le second point d’achoppement évident entre
les œuvres de David Cronenberg et de Francis Bacon, après des
principes semblables de composition, est cette esthétique des corps
cruentés que nous avons définit dans une première partie.
Quel est donc le rôle efficient de cette imagerie morbide ? Qu’est-ce
exactement que la chair ? C’est à cette question première
que Pascale Fleuridas répond, avant d’espérer comprendre
l’œuvre de David Cronenberg :
« La chair est en première instance l’enveloppe qui contient
l’organisme. Elle l’oppose à la fois à ce qui est
extérieur au corps, l’environnement, et à l’extérieur
du corps, la peau. Dans ces deux oppositions, sa fonction est de différencier
le dedans du dehors et l’invisible du visible. »
La chair est une enveloppe protectrice. France Borel commente ainsi un tableau
de Francis Bacon : « Son visage est en sang, sans la protection vitale
d’un épiderme enveloppant, comme s’il sortait d’un
de ces accidents de voiture dont la beauté étrange le fascine.
Autoportrait. » On ne peut s’empêcher de penser à
Crash de David Cronenberg. Dans Les Cahiers du Cinéma, on peut en lire
cette description intéressante : « Gabrielle (Rosanna Arquette),
les jambes prises dans des carcans de cuir et d’acier essaye une Mercedes
comme elle essaierait une robe »
En plus de cette enveloppe protectrice naturelle qu’est la chair, l’homme
a pris l’habitude, depuis l’aube des temps, de se couvrir d’une
enveloppe supplémentaire qu’il se confectionne à partir
de celle des animaux. Le port du vêtement est une sorte de mimétisme.
Mais n’en découle-t-il pas un fort affaiblissement de la pilosité
? Et Crash nous parle de cette nouvelle enveloppe moderne que serait la voiture.
Cette enveloppe protectrice supplémentaire ne protège en définitive
que du risque qu’elle fait encourir par sa propre cinétique.
Ainsi, la chair perd parfois, chez Cronenberg, sa fonction protectrice pour
se retourner contre l’individu : dans Rabid, une mauvaise greffe de
peau cause un dérèglement de l’organisme de Rose ; dans
Videodrome, la chair de Max Renn est programmé pour sa propre destruction
et pour celle d’autrui ; The Fly met en scène la dégénérescence
de la chair ; dans Naked Lunch, la chair toxico-dépendante empêche
Bill Lee de se reprendre en main, après le meurtre de sa femme ; et
dans eXistenZ, c’est par la connectique charnelle que le jeu prend possession
de ses joueurs.
Chez Francis Bacon, la chair n’est ni une menace,
ni une protection, car sa peinture se refuse à être narrative.
La chair est là pantelante, offerte au regard. C’est ce que France
Borel décrit ainsi : « Visages brouillés, nausées,
migraines, œil déplacé, bouche distordue, muqueuses qui
se retournent comme un gant, tunique de Nessus. » Dans la mythologie
grecque, Nessus est ce centaure qui avait enlevé Dejanire, la femme
d’Héraclès. Mortellement blessé par ce dernier,
Nessus donna sa tunique dégoulinante de sang à Dejanire, comme
un talisman susceptible de garantir la fidélité de son mari.
Cette ruse eût raison d’Héraclès qui connût
d’insurmontables douleurs lorsqu’il enfila la peau de Nessus .
On est assez proche de l’argument de Rabid, de David Cronenberg, avec
cette mauvaise greffe de peau. L’autre monstre mythologique, que l’on
pourrait reconnaître dans les "Figures" de Francis Bacon,
est Marsyas, qui fût écorché vif par Apollon pour avoir
osé le défier dans un tournoi musical. Mais, jamais il n’est
question de mythologie dans la titralogie du peintre, ce n’est que Figures
ou Portraits. A part peut-être les Erinyes que l’on peut identifier
dans Trois études de figures au pied d’une crucifixion et surtout
dans le Triptyque inspiré de l’Orestie d’Eschyle , puisque
c’est de cette tragédie qu’elles sont issues. Sinon, Francis
Bacon ne fait pas dans l’illustration.
Ce qui reste indéniable, c’est ce retournement de la peau pour
faire passer la chair du « dedans » au « dehors »,
pour la faire basculer du domaine de « l’invisible » à
celui du « visible ». Sylvain Corlu l’affirme aussi : «
Les visages de Bacon sont comme des gants retournés. » Par ses
portraits, c’est la face organique du modèle que l’artiste
essaie de dépeindre, ce « revers atroce conjoint à un
avers scintillant » , comme le dit Michel Leiris. Cela nous ramène
à cette inhibition qu’a Francis Bacon à travailler en
présence du modèle, quand le regard de l’autre vient perturber
le regard du peintre. On peut donc comprendre cette préoccupation charnelle
comme une volonté de fouiller la sensation de l’autre, au-delà
de l’apparence. Francis Bacon peint « la viande de l’envers
du visage qui regarde » , c’est-à-dire qu’il interroge
ce que peut bien être réellement la sensation une fois abolie
la bienséance. « Arrachés, les masques révèlent
la sauvagerie. » C’est le "gore", comme nous le rappelle
David Lebreton : « La profanation du corps, son éjection hors
de la sphère du sacré personnel ou collectif, implique son retournement
comme un gant, l’exposition crue de son intérieur ne révélant
rien d’autre qu’une chair dérisoire et abjecte. »
Le retournement de l’épiderme est aussi une
réalité dans le cinéma de David Cronenberg. Un de ses
personnages le formule même directement en ces termes : dans The Fly,
après l’échec de la téléportation d’un
premier babouin, Seth Brundle formule cette analyse que « l’ordinateur
l’a retourné comme un gant », incapable de saisir, dans
son intelligence artificielle, ce qui constituait l’avers ou le revers
de l’épiderme. La peau est une enveloppe formelle que le cinéaste
malaxe selon ce qu’il veut faire ressortir du personnage.
C’est que « le corps n’est qu’une défroque
provisoire, une forme hébergeant un moment l’identité
fractale d’un personnage » . C’est dans cette logique-ci
que David Cronenberg met en scène la télépathie dans
Scanners, non pas comme une simple communication mentale telle qu’on
la conçoit habituellement, mais comme un investissement identitaire
du corps de l’autre, une prise de possession. Le docteur Paul Ruth l’explique
dans le film : « La télépathie n’est pas une lecture
de l’esprit, c’est la création d’un lien direct entre
deux systèmes nerveux séparés par un espace. »
Comme le souligne William Beard, « Scanners met l’accent sur la
nature physique de la télépathie. » L’esprit ne
peut s’extraire de cette chair qui l’enveloppe que pour se nicher
dans une autre chair. L’écrivain William Burroughs, que Francis
Bacon a connu à Tanger, à l’été 1956, et
dont l’influence sur David Cronenberg n’est plus à prouver,
a cette phrase qui décrit bien l’inévitable incarnation
: « Je suis toujours simultanément à l’Extérieur,
en train de donner mes ordres, et à l’Intérieur de cette
gangue de gélatine, de cette camisole de force qui s’étire
et se déforme pour se reformer inéluctablement avant chaque
nouveau mouvement, chaque pensée, chaque impulsion. »
Selon Pascale Fleuridas, David Cronenberg s’attache à présenter
ses personnages dans leur ensemble. Il est un des seuls cinéastes à
être préoccupé par « l’unité identitaire
des héros, [c’est à dire] ce qu’ils donnent à
voir (leur enveloppe corporelle), ce qu’ils sont biologiquement (un
complexe d’organes) et ce qu’ils sont psychologiquement en tant
qu’êtres dotés de raison. » Evidemment les «
Figures » de Francis Bacon n’ont pas l’usage de la parole,
elles nous apparaissent donc diminuées par rapport à «
l’unité identitaire » réalisée dans le cinéma
de Cronenberg. Si Francis Bacon, par sa technique talentueuse, parvient souvent
à rendre le mouvement (donc l’action), ses personnages sont fixés
dans un moment de leur identité et cette fixité fait que la
chair prend le pas sur l’esprit, l’être sur l’action.
C’est aussi ce qu’il cherche à pallier par la série.
Malgré cette limite de la peinture par rapport au cinéma, il
faut reconnaître une proximité d’intention dans l’art
de Francis Bacon et dans celui de David Cronenberg : prendre la chair humaine
comme sujet et en exposer le revers pour y traquer l’identité
qui l’habite.
2) L’effet miroir :
La peinture et le cinéma sont des arts du regard et
nos deux artistes choisissent de faire miroir avec les œuvres qu’ils
offrent à notre contemplation. C’est ce qu’affirme Pierre
Véronneau à propos de David Cronenberg : « Ses films sont
comme de grands miroirs qu’il place devant une société
aseptisée, ultramoderne, hyper-confiante, arrogante. » De même
pour l’œuvre de Francis Bacon : « Impossible d’être
seulement amateur d’art ou érudit. Cet art ne se lit pas, il
est provocation et miroir » , nous dit France Borel. Pour Jerzy Tchorzewski,
le peintre va bien plus loin :
« L’art de Bacon est un acte insolite d’autovoyance de l’homme
moderne, dans le moment où il s’accomplit, qui est effrayant
[...]. C’est un homme qui se surprend en flagrant délit d’exister,
qui se voit non pas dans un miroir ou dans un reflet quelconque, mais qui
embrasse dans son champ de vision sa propre figure, extraordinairement précise,
car elle est vue et ressentie à la fois. »
L’effet miroir est évident dans les tableaux de Francis Bacon
car le peintre les protège systématiquement d’un sous-verre
qui, du coup, renvoie le reflet du spectateur. Notre image se fond avec la
représentation du modèle qui nous est offerte. Les miroirs de
Francis Bacon sont grossissants, déformants. « Ce que je veux
faire, [dit-il,] c’est déformer la chose et l’écarter
de l’apparence, mais dans cette déformation la ramener à
un enregistrement de l’apparence. » Instinctivement, nous détournons
le regard de cette image où s’abîme notre perception de
l’humain.
Plus qu’une simple précaution contre le vandalisme, le sous-verre
joue cette farce du miroir qui n’en est pas un. Comme Lewis Carroll
(1832-1898), Francis Bacon nous emmène de l’autre côté
du miroir. Dans Peinture 1946 , il ne reste bientôt plus de l’homme
disparaissant que son sourire, comme pour le chat d’Alice au Pays des
Merveilles. Mais, cet autre côté du miroir ne révèle
plus la fantaisie de l’imaginaire, c’est bien plutôt notre
réalité charnelle mise à nu. La chair est pétrifiée
comme au regard de la Méduse. C’est ce que signifie Sylvain Corlu
lorsqu’il parle d’un « corps pétrifié à
l’intérieur de ses chairs » , à propos d’une
toile de Francis Bacon : Nu étendu (1966). C’est donc nous que
le sous-verre protège, comme le miroir qui protégea Persée
de la Gorgonne. On peut ainsi contempler notre propre revers pétrifié
Comme le déclare Michèle Monjauze : «
Bacon projette la vie violente du corporel. » On retrouve cette notion
de projection de soi dans le cinéma de David Cronenberg. Dans son mémoire,
Pascale Fleuridas nous rapporte cette définition intéressante
de ce que l’on entend par "projection" : « C’est
ainsi que la projection apparaît comme un processus essentiellement
imaginaire mettant aux prises le sujet avec le monde extérieur [...]
ce qui appartient primitivement au dedans fait son apparition sur le plan
opposé de la perception des choses. » Et, dans le cinéma
de David Cronenberg, l’écran n’est plus seulement le support
physique sur lequel est projeté le film, il devient aussi un écran
placé entre le spectateur et son reflet cruenté.
L’écran chez David Cronenberg fonctionne comme le sous-verre
chez Francis Bacon, non pas réellement mais symboliquement. Dans Videodrome,
le professeur Brian O’Blivion déclare : « Ne regardez pas
trop profondément l’écran de télévision,
de crainte que celui-ci ne commence à regarder en vous. » Grâce
à la protection du sous-verre ou grâce à l’écran,
le spectateur peut mirer son propre corps comme on mire un œuf. Alain
Jaubert évoque, à propos de Francis Bacon, « une peinture
qui ne parle plus à la raison mais directement au système nerveux
» . C’est précisément ce qui fait la démarche
de David Cronenberg identique à celle de Francis Bacon : ce «
lien direct entre deux systèmes nerveux séparés par un
espace. »
3) Le dédoublement :
Nos deux artistes ne cherchent pas seulement à faire
image : ils dédoublent le corps humain, ils essaient de recréer
les caractéristiques de cette présence humaine que l’on
appréhende par notre système nerveux. Lorsque l’on parle
d’un retournement de l’épiderme dans les représentations
que nous propose Francis Bacon, ce n’est en rien une spéculation.
Il faut savoir que le peintre a cette habitude de retourner le tissu afin
de peindre du côté non apprêté de la toile. Si on
l’interroge sur cette pratique, il répond qu’il recherche
« une texture de peau d’hippopotame ». Au-delà de
la truculence de la formule, ce détail atteste que Francis Bacon entretient
un rapport physique avec son tableau, « car la toile est un corps et
Bacon a avec elle un tête-à-tête qui devient affrontement
et défi. » Gilles Deleuze ressent la même sensation : «
Il semble qu’il faille non plus à proprement parler voir le tableau,
mais le toucher, comme si ces corps demandaient à être touchés
»
Dans sa pratique cinématographique, David Cronenberg cultive cette
même préoccupation du dédoublement. Le journaliste Samuel
Blumenfeld en est convaincu : « C’est donc toujours à travers
ses personnages, conçus comme autant d’extensions de lui-même,
tous choisis pour leur ressemblance physique avec lui, que David Cronenberg
réussit à exister à l’écran. Il va même
jusqu’à leur imposer, telle une marque de fabrique, les mêmes
paires de lunettes que lui. » C’est une des fonctions du regard
que les psychanalystes connaissent bien : « On sait que la capture visuelle,
par la forme, d’autrui détermine l’identification narcissique,
l’organisation de la connaissance du corps propre. » C’est
la notion de projection que l’on évoquait précédemment.
Effectivement, la mise à mal des corps, dans l’esthétique
de nos deux créateurs, répond à un questionnement d’ordre
personnel. David Cronenberg confie, dans le quotidien Libération :
« Les premiers combats d’un enfant, c’est avec son propre
corps. Marcher, manger... Rien n’est normal pour lui. Je n’ai
pas oublié cela et je ne tiens rien pour acquis. » Le dédoublement,
dont il est ici question, est donc un écho à ce rôle de
miroir qu’ont les proches dans le développement de l’enfant
. David Lebreton explique que « Le corps est une série d’écrans
à configurer, les personnages sont multiples, l’individu est
susceptible de donner des versions successives de soi. » En tant qu’animal
social, l’homme se compose un personnage pour apparaître aux yeux
de ses semblables, un masque en quelque sorte. Vouloir à tout prix
écarter les uns après les autres les « masques »
d’un individu serait risquer de s’apercevoir qu’il n’y
a rien derrière ces apparences, qu’elles sont constitutives de
la personnalité de cet individu.
Le dédoublement revêt une importance toute
particulière chez David Cronenberg. On pense bien sûr à
Dead Ringers où Jeremy Irons interprète le double rôle
de frères jumeaux qui se perdent, mais c’est une récurrence
dans l’œuvre du cinéaste : dans Scanners, le duel de deux
frères télépathes se résoud par le passage de
l’un dans le corps de l’autre ; The Fly traite de la re-création
de l’individu par la télétransportation ; dans la scène
finale de Naked Lunch, les deux douaniers, de chaque côté de
la voiture, mis en abîme par leurs reflets dans la glace des portières,
nous rappellent les célèbres Duponts nés de l’imagination
du dessinateur belge, Hergé (1907-1983) ; dans M.Butterfly , René
Callimard, amoureux d’un travesti, recherche inconsciemment son double
; dans Spider enfin, le Spider adulte côtoie en permanence Spider enfant,
dans un dédoublement anachronique.
Le dédoublement est encore compliqué dans une scène de
Scanners où Cronenberg utilise un effet "morphing" pour mettre
en évidence le lien télépathique qui unit entre eux les
personnages. La déformation des portraits de Francis Bacon rappelle
d’ailleurs cet effet de "morphing", comme saisi au cours d’une
de ces transformations.
Francis Bacon, lui, a, pour amplifier le dédoublement,
cette habitude de placer des témoins dans ses triptyques (comme dans
le panneau gauche de Trois études pour une crucifixion ou dans le panneau
droit de Crucifixion ). On peut parfois retrouver ce même principe chez
David Cronenberg : dans toutes les scènes d’opérations
chirurgicales, par exemple, qui fonctionnent comme les Crucifixion[s] de Bacon.
Ou encore dans The Dead Zone : par le jeu de la télépathie,
John Smith se retrouve présent dans le kiosque à musique lorsque
Frank Dodd assassine sa victime. Dans Crash aussi, on retrouve cette présence
du témoin lorsque Vaughan entreprend Catherine Ballard sur la banquette
arrière, pendant que le mari de celle-ci pilote le véhicule,
toujours un œil sur le rétroviseur intérieur. D’aucuns
opposeront, à raison, que tout le cinéma est une histoire de
doubles :
« Sans cesse le cinéma est en proie à une énigme
qu’il cherche à débrouiller ; Enigme d’une duplication
du réel, peut-être le seul réel que nous connaissions
vraiment ; Enigme du montage, du cadrage ; le matériel même du
cinéma emprunte à la catégorie du double ; le double
au cinéma nous parle de l’essence de l’être cinéma,
dans nos rapports à la vérité et à la passion.
»
Toujours est-il que la démarche artistique de David Cronenberg tend
à se confondre avec celle de Francis Bacon.
4) Les réalités :
La duplication cronenberguienne est encore accentuée
par un autre facteur : l’instabilité récurrente de la
réalité. Dans la préface de son roman, Crash, James Ballard
se fait cette réflexion : « Dans le passé nous avons toujours
tenu pour acquis que le monde extérieur représentait la réalité,
quelque vague et confuse qu’elle pût être, alors que notre
univers mental, avec ses rêves, ses fantasmes, ses aspirations, était
le domaine de l’imaginaire. Il semble que les rôles aient été
inversés. » Déjà, au XIXème siècle,
le philosophe Ludwig Feuerbach (1804-1872) se posait la question :
« Et sans doute notre temps [...] préfère l’image
à la chose, la copie à l’original, la représentation
à la réalité, l’apparence à l’être
[...]. Ce qui est sacré pour lui, ce n’est que l’illusion,
mais ce qui est profane, c’est la vérité. Mieux, le sacré
grandit à ses yeux à mesure que décroît la vérité
et que l’illusion croît, si bien que le comble de l’illusion
est aussi pour lui le comble du sacré. »
Et bien sûr cette tendance n’a fait que se confirmer, dans notre
civilisation de l’image. David Cronenberg pense que « le cinéma
a changé la façon dont nous rêvons. »
Cette version de la réalité que nous propose Cronenberg à
l’écran, même ses propres personnages ne veulent l’admettre
: dans Rabid, Rose ne peut reconnaître qu’elle est à l’origine
de la monstrueuse épidémie qui décime le pays, et c’est
en s’enfermant avec un enragé (et donc en se suicidant par voie
de conséquence) qu’elle vérifie cette réalité
; dans The Brood, il ne faut pas moins de trois meurtres pour que les principaux
acteurs (au sens de responsables) réalisent, un peu tard, la portée
nocive de la nouvelle thérapie psychiatrique de Nola Carveth ; la scène
finale de Scanners est une invraisemblable révélation où
Cameron Vale apprend que Darryl Revok, son ennemi personnel, est en fait son
frère, et que le gentil professeur Ruth est son père qui l’avait
laissé dans la misère et surtout qu’il est un dangereux
manipulateur, à l’origine du gigantesque programme de mutation
génétique de la race humaine ; dans The Dead Zone, les prémonitions
de Johnny Smith sont de tel ordre que ses contemporains n’auront jamais
l’occasion de mesurer le bien-fondé de sa tentative d’assassinat
sur un dangereux candidat politique à la Maison-Blanche ; de même
que le shérif Bannerman ne peut croire que le meurtrier soit son collaborateur
Franck Dodd ; dans M. Butterfly, René Callimard ne veut pas voir que
la femme dont il est amoureux est en fait un homme. D’une manière
générale, il y a toujours plusieurs niveaux de lecture dans
les films de David Cronenberg. Aucun ne se présente de façon
empirique, aucun n’accepte comme base une seule et unique vérité
objective.
La réalité chez Cronenberg est faite de socles mouvants qui
se dérobent sous les pieds du spectateur. Cette ambiguïté
du réel atteint son summum dans trois opus majeurs de la filmographie
de l’artiste : Videodrome en 1982, Naked Lunch en 1991 et eXistenZ en
1999. Dans ces trois films, les personnages se perdent dans un univers qui
s’avère être à mi-chemin entre la réalité
et leurs fantasmes de ce que pourrait être la réalité,
qu’il s’agisse d’une réflexion sur les médias
(Videodrome), sur les paradis artificiels de la drogue (Naked Lunch) ou sur
les mondes virtuels du jeu (eXistenZ). A propos de Videodrome, Peter Morris
nous explique ceci :
« Dans ces séquences, le public ne voit que ce qu’expérimente
Renn, sans contexte extérieur pour mesurer si c’est la réalité
ou une hallucination. En fait, Cronenberg insiste pour dire qu’il n’y
a aucune différence. J’ai essayé de faire un film qui
soit aussi complexe que la façon dont j’expérimente la
réalité, dit-il à William Beard et à Piers Handling.
»
Comme le confie David Cronenberg au journaliste Gérard Delorme :
« D’un point de vue philosophique, je crois sincèrement
que toute réalité est virtuelle. Il n’y a pas de réalité
absolue. Chacun la voit différemment. Si on pouvait se mettre dans
la tête de quelqu’un d’autre, on serait choqué de
réaliser à quel point chaque chose est perçue différemment.
»
Ce qu’il y a de réaliste dans le cinéma fantastique de
David Cronenberg, c’est la mise en scène de nos chimères
modernes. Il est aussi réaliste que peut l’être cette sorte
de bulle de confort et de loisirs dans laquelle évolue l’homme
occidental contemporain. Pour reprendre le situationniste Guy Debord : «
Là où le monde réel se change en simples images, les
simples images deviennent des êtres réels, et les motivations
efficientes d’un comportement hypnotique. » Quel peut donc être
le rapport au vrai de cet art de l’illusion qu’est la cinématographie,
lanterne magique ayant grandie dans la poudre des foires. Comme l’écrit
Philippe Sollers dans son livre sur Francis Bacon : « Les humains dirait-on,
aussi bien en public qu’en privé, se sont mis à habiter
définitivement dans un film. »
David Cronenberg part du principe que le cinéma force
le spectateur à s’identifier au personnage (c’est ce principe
qui permet, entre autres, au champ / contrechamp de fonctionner). Le regard
du spectateur est donc celui de l’individu regardé sur l’écran
(contrairement au peintre qui nous impose le regard qu’il porte sur
son modèle) ; ainsi, chaque film nous place dans la peau du héros
pour nous entraîner dans les glissements successifs de la réalité,
caractéristique principale du cinéma de l’auteur canadien.
Pascale Fleuridas pénètre bien cette distorsion de l’individu,
impliquant le spectateur, dans l’analyse qu’elle fait d’un
plan-séquence de Videodrome :
« Max, présent dans la pièce du vidéodrôme,
fouette son téléviseur tourné face à la caméra
[...]. Mais, ici, le point de vue de la caméra est toujours celui de
Max. Tout se passe comme si le personnage se trouvait à chaque extrémité
de l’axe d’un champ / contrechamp imaginaire : d’un côté
par sa présence, de l’autre par son regard, le fouet ne faisant
que rapprocher ces deux bords. La nature de ce qui devient visible, ici, pour
Max, à savoir lui-même, vient justifier l’effondrement
de la frontière entre intérieur et extérieur dans la
mesure où il projette son image dans le même espace que celui
où se trouve son corps propre. Les notions de dehors et de dedans sont
abolies. Dans un de ses discours, nous avons vu que Brian O’Blivion
affirmait à Max : Il n’y a rien de réel en-dehors de notre
perception du réel. »
En somme, David Cronenberg développe le principe d’un regard
multiple chez ses Figures, à l’instar des yeux à facettes
des mouches, pour proposer une métaphore qui collerait à son
univers.
Le glissement de la réalité n’est pas
de cet ordre-là dans la peinture de Francis Bacon. Même si, à
propos du tableau Deux personnages , Malcom Quantrill formule cette hypothèse
très cronenberguienne : « Rien ne nous empêche non plus
de douter de la présence de deux figures sur le lit : peut-être
n’y en a-t-il qu’une que nous dupliquons parce que nous voyons
deux mâles ? » Le peintre ne cherche pas à mettre en image
la subjectivité universelle. Ce qui l’intéresse, c’est
la réalité de sa sensation à lui et comment la transmettre
à autrui. Lorsque l’on sait qu’au moment où il s’est
attaqué à sa célèbre peinture de 1946 , Francis
Bacon voulait essayer « de faire un oiseau en train de se poser dans
un champ. » Le résultat est pour le moins éloigné
de l’intention : un homme en costume, debout sur un sol jonché
de sang, au centre d’une structure tubulaire, avec un pupitre de musicien
; son visage disparaît dans l’ombre d’un parapluie, on n’en
voit plus que la bouche et les dents ; derrière lui se dresse, menaçante,
une carcasse de viande, accrochée comme dans une boucherie, des quartiers
de viande aussi sont posés en équilibre sur la structure tubulaire,
de part et d‘autre de l’homme, le tout se détachant sur
un fond rose pâle, neutre, calme et lisse, dans lequel trois stores
fuchsia découpent l’esquisse d’une grande flèche
désignant le bas, comme parfois on en voit sur les cartons de déménagement.
Et pourtant, le résultat n’est-il pas là aussi réel,
en quelque sorte ? Il y a, dans Painting 1946, quelques éléments
rappelant l’oiseau se posant dans un champ : le fléchage vertical
du haut vers le bas, le point de visée circulaire au sol, le thème
de la prédation, la carcasse déployée comme deux grandes
ailes... Ce qui intéresse Francis Bacon, ce n’est pas tant de
transmettre de façon réaliste ce réel qui est de toutes
façons toujours tangent, mais plutôt de le réaliser (au
sens cinématographique du terme), c’est-à-dire de lui
trouver une résonance susceptible de faire écho chez les spectateurs,
de les forcer à rouvrir leurs yeux blasés par trop de représentations.
Comme le rapporte ce petit dialogue, assez drôle, avec Melvyn Bragg,
Francis Bacon accorde beaucoup d’importance à la réalité
:
« Ce qui m’intéresse c’est la réalité.
- Mais, qu’est-ce que la réalité ?
- La réalité, c’est ce qui existe !
- Etes-vous réel ?
- Etes-vous réel ? Pour moi, vous êtes réel ! Vous voilà,
Melvyn Bragg. Vous êtes absolument réel pour moi. Vous voilà
en chair et en os en face de moi. Comment allons-nous refaire cela ? Ca, c’est
réel. Comment allez-vous refaire ça dans un autre art ?
- Mais pourquoi le vouloir ? C’est une question intéressante
: mais pourquoi le voulez-vous ? Pourquoi le voulez-vous ?
- Parce que je veux être... On pourrait dire pourquoi le vouloir , mais
je veux pouvoir recréer par un moyen différent la réalité
d’une image qui m’excite. »
Peut-être faut-il préciser qu’à ce moment de l’entretien,
le peintre commençait à être passablement éméché
!
Dans la peinture de Francis Bacon comme dans le cinéma de David Cronenberg, la chair sert à reprendre pied avec le réel. Quand la perception s’égare dans la subjectivité, quand notre corps s’oublie dans une société aseptisée et sécurisée, nos deux artistes utilisent leurs créations pour projeter la chair mise à mal, et, en quelque sorte, vérifier ainsi la validité de leur propre existence sans se mettre eux-mêmes en danger.
C) Le corps mis à mal
1) La violence :
On l’aura compris, une forte violence se dégage
des œuvres de chacun de nos deux artistes. Nous allons tâcher de
distinguer la violence propre à David Cronenberg de celle de Francis
Bacon.
A propos de ce dernier, France Borel dresse ce portrait : « Chef d’orchestre
des blessures, il donne corps à l’informe, il donne visage à
la déchirure. Il lève les voiles, les écrans de la pudeur.
» Le peintre le reconnaît lui-même : « Nous vivons
presque toujours derrière des écrans. Si l’on dit que
mes œuvres ont un aspect violent, c’est que j’ai peut-être
été capable de temps en temps d’écarter un ou deux
de ces écrans. » Nous l’avons vu précédemment,
ce jeu de représenter les écrans qu’il écarte,
est beaucoup plus systématique chez Francis Bacon que chez David Cronenberg,
même si c’est là une très légère nuance
dans ce que nous montrent les deux artistes.
Gilles Deleuze considère, lui, que « Bacon distingue deux violences,
celle du spectacle et celle de la sensation et dit qu’il faut renoncer
à l’une pour atteindre l’autre. » Et, c’est
précisément sur ce point qu’apparaît la principale
divergence entre les deux œuvres : David Cronenberg fait spectacle. Tout
artiste qu’il est, tout auteur empreint de philosophie, il produit du
cinéma commercial et ne peut renoncer au spectacle pour atteindre l’épure
de la sensation, comme se l’autorise Francis Bacon. Malgré tout,
la violence de la sensation est toujours présente dans son cinéma.
Il avoue ceci : « Je cherche à sortir les gens de leurs habitudes
visuelles, à disloquer discrètement leur confort. » Et
le peintre recherche la même chose. Alain Chareyre-Méjan affirme
que « Bacon est sensible au détail frappant, à ce qui
affecte avant d’informer » . Il cherche à « renvoyer
violemment le spectateur à la vie » . La violence qui habite
sa peinture nous est présentée de manière brute, crue.
C’est du moins ce que constate France Borel : « Les visages, les
corps écorchés sont d’autant plus scandaleux, leur présence
est d’autant plus insoutenable qu’ils ne sont, contrairement aux
planches anatomiques habillés d’aucun alibi scientifique, académique
ou pédagogique. » A l’inverse, les planches anatomiques,
qui constituent la toile de fond du générique début de
Dead Ringers, servent d’alibi à toute la violence chirurgicale
que déroule le film.
Quoiqu’il en soit, aussi bien dans la peinture de
Francis Bacon que dans le cinéma de David Cronenberg, la violence est
toujours en lien avec la réalité. Pour ce qui est de cette violence
sexuelle dont il est question dans Dead Ringers et dans d’autres films
tels que Shivers, Rabid, Videodrome, Naked Lunch ou Crash, il est intéressant
de se pencher sur cette tirade onirique de l’infirmière Forsythe
, dans Shivers : « Il me dit que tout est érotique, que tout
est sexuel [...] que la maladie est l’amour de deux formes de vie étrangères,
que même l’agonie est un acte érotique, que parler est
un acte sexuel, qu’exister est un acte sexuel. » Dans les images
que Francis Bacon nous propose de l’accouplement , il y a toujours la
réminiscence de cette photographie de lutteurs, due à Eadweard
Muybridge . Il y a, chez les deux artistes, une violence de l’intime,
une forme de violence ordinaire et non pas extraordinaire comme ce que l’on
retrouve en général dans les films d’horreur.
Francis Bacon, en particulier, est un peintre de la trivialité. Il
représente bien sûr la nudité non idéalisée,
mais encore, il n’hésite pas à représenter un homme
promenant son chien dans le caniveau , ni surtout l’homme installé
sur la cuvette des toilettes ou encore vomissant dans le lavabo .Il peint
« ce dont on ne peut pas parler dans la confusion des perceptions :
vertiges, vomissements, spasmes, ivresse. » En tout cas, le cinéma
de David Cronenberg n’est aussi trivial que lorsque l’exige la
compréhension d’une horreur qui viendrait de l’intérieur
(je pense en particulier à certaines scènes des premiers films
Shivers et Rabid). Quand il peut l’éviter, il le fait. Prenons,
par exemple, la scène du suicide de l’auxiliaire de police, dans
The Dead Zone, David Cronenberg en fait quelque chose de solennel et surtout
replace le corps dans la baignoire, tandis que le texte original de Stephen
King était le suivant : « Frank Dodd gisait sur le siège
de la cuvette des toilettes, nu, à l’exception de son ciré
noir qu’il avait dû en toute hâte jeter sur ses épaules.
Le capuchon noir s’était accroché au robinet de la chasse
et pendait de façon grotesque. » Ce qu’il faut préciser,
c’est que, hormis ce détail, le scénario de Jeffrey Boam
est assez fidèle au roman. Sans être triviale, la violence présente
dans le cinéma de Cronenberg, est toujours réaliste, toujours
en lien avec le quotidien. Un film comme Crash, par exemple, traite des accidents
de voiture, ce qui est certainement la violence la plus répandue à
notre époque. D’ailleurs, un épisode du tournage de Scanners
n’est certainement pas indifférent au projet de Crash, qui vient
des années plus tard :
« Nous étions en train de tourner le long de la voie express,
et le trafic s’intensifiait. Un type dans son camion nous regardait
filmer sur le côté de la route et n’a pas remarqué
que tout le monde devant lui s’était arrêté. Je
me suis retourné juste à temps pour voir son camion grimper
sur le toit d’une petite Toyota. Nos machinistes eurent à sauter
la barrière, à sortir ces deux femmes de leur voiture et à
les étendre sur le bas-côté. Mortes. C’était
hideux. Tout le monde était seulement choqué et déprimé.
Nous n’étions pas responsables mais si nous n’avions pas
été là, ce ne serait pas arrivé. »
Selon France Borel, Francis Bacon reconnaît une « fascination
aussi pour l’accident de voiture auquel il trouve une beauté
particulière. Horreur sublime qui l’hypnotise et le revigore.
Un rayon de soleil, le sang, les corps éparpillés, postures
fugaces, verre brisé. » Seulement Francis Bacon, lui, ne représente
pas l’accident de voiture. Peut-être en représente-t-il
les victimes dans la mutilation de leur corps, mais rien ne nous le dit. Pour
en revenir au cinéaste, le critique Stéphane Bousquet pense
cerner « le projet esthétique de Crash. Projet paradoxal s’il
en est : filmer ce qui arrive à la peau déchirée ou caressée,
à la chair martyrisée ou excitée, aux entrailles pénétrées
par un sexe ou de la tôle froissée. » Somme toute, même
s’il n’y a pas chez Bacon cette mise en scène narrative
que pourrait être l’accident de voiture, son projet esthétique
est identique : montrer la chair martyrisée et excitée.
Le peintre garde toujours à l’esprit que toute chose tire sa
vie d’une autre. Pour lui, l’homme est avant tout un carnassier
et l’abattoir reste le cadre paradoxale de la vie humaine. C’est
ce qui explique que, face à ses tableaux, on puisse parler des «
viandes affolées de Bacon » . Peut-être, en extrapolant
beaucoup, peut-on retrouver cette idée dans le nom des jumeaux Mantle
qui, selon Pierre Véronneau, évoque le terme anglais "mantis",
désignant ce que nous appelons une mante religieuse , animal qui, comme
chacun sait, a des mœurs domestiques pour le moins violentes.
Toujours aussi peu bavard, Francis Bacon ne nous présente
pas l’histoire de la violence mais juste le cri de souffrance qui en
résulte. Contrairement au cinéma de David Cronenberg où
l’on retrouve les deux, il n’y a de violence, chez le peintre,
que dans la transmission. Une violence formelle en quelque sorte. Il semblerait
que Francis Bacon fasse grand cas de cette réflexion du grand maître
romantique, Eugène Delacroix (1798-1863) : « On ne peint jamais
assez violent. » David Cronenberg, quant à lui, s’intéresse
de très près à la manière dont la violence se
répand de proche en proche. Si la violence trouve sa place dans son
cinéma, c’est en tant que virus. Selon Serge Grünberg :
« Cronenberg est sans doute le premier cinéaste à s’être
interrogé sur le fondement de l’horreur contemporaine : la peur
de la contamination. Que se passe-t-il entre les gens ? Des virus, des bactéries.
Ce body language silencieux est l’une des sources de l’idéologie
nazie, comme Reich l’a montré dans Psychologie de masse du fascisme
avec son fantasme de pureté, d’invulnérabilité
endogamique, presqu’incestueuse. »
Dans Shivers, la frénésie sexuelle finit par contaminer tout
l’immeuble, faisant se confondre violence et désir. Dans le film
suivant, Rabid, la contamination vampirique est encore plus fulgurante, et
d’une toute autre ampleur. A propos de ces deux films, William Beard
fait la remarque suivante : « La maladie se propage presque immédiatement
hors de la clinique (en ce sens Rabid reprend là où Shivers
s’arrêtait) » . Ces deux premiers longs-métrages
sont vraiment axés sur cette métaphore d’une violence
se propageant à toute la société, à la manière
d’un virus. On sent encore l’influence impérative d’un
William Burroughs qui écrivait ironiquement : « On peut à
présent isoler et soigner le virus humain. » Ensuite, la lecture
de cette spirale de violence se complique : dans The Brood, les petits monstres
tueurs sont-ils des ersatz de la colère de Nola Carveth, tel que l’affirme
le docteur Raglan, ou bien sont-ils des êtres à part entière,
gagnés par la rage de leur voisine de cure, tels qu’ils sont
réellement filmés ? Et la protubérance qui apparaît
au bras de Candice, à la fin du film, ne signifie-t-elle pas qu’elle
a été gagnée elle aussi par la rage de sa mère
? Dans Scanners, au-delà de la lutte entre le bien et le mal, on peut
comprendre cette scène où Kim Obrist se fait "sonder"
par un fœtus, encore dans le ventre de sa mère, comme le présage
que la violence de ces nouveaux mutants va continuer à se répandre
bien après le générique final. Videodrome ne cherche-t-il
pas à nous dire qu’une fois que Max Renn a commencé à
jouer avec le sadomasochisme, il ne peut plus mettre un frein à cette
violence qu’il a en lui et qui ne s’arrêtera qu’avec
son propre suicide ? Dans The Dead Zone, les images de violence auxquelles
Johnny Smith a accès grâce à son pouvoir de divination,
finissent par faire un meurtrier de ce doux agneau. A un moment dans The Fly,
Brundlefly explique à sa fiancée que « les insectes ne
font pas de politique ». En d’autres termes, il lui déconseille
de continuer à venir le visiter, car il ne sait pas s’il pourra
contenir la violence qu’il a en lui. Dead Ringers, quant à lui,
nous présente comme logique le fait que la folie violente de l’un
des deux jumeaux Mantle vienne à toucher le second. Dans Naked Lunch,
la violence que subit William Lee, aussi bien auprès de ses collègues
de boulot qu’auprès de ses proches, le pousse à tuer sa
femme, et ensuite, dans une seconde partie du film, cette logique se reproduit
métaphoriquement, avec le même dénouement. Dans Crash,
depuis son balcon, James Ballard est troublé de constater combien la
circulation augmente (et donc avec elle, la violence automobile...). Dans
eXistenZ, on croit être sorti du jeu, lors de cette ultime tuerie dans
la chapelle, et le film s’arrête sans que l’on sache si
cette spirale de violence va continuer dans le monde réel ou pas. Dans
Spider enfin, une fois que nous, spectateurs, avons compris que c’est
Spider lui-même qui a tué sa mère, dans son enfance, nous
ne savons pas si cette reconstitution l’a placé sur la voie de
la guérison ou s’il reste un dangereux psychotique. La seule
chose qui nous rassure c’est qu’il retourne à l’asile
psychiatrique d’où il vient. Ainsi, après Shivers et Rabid,
à la violence généralisée, David Cronenberg s’intéresse
plus à la lutte désespérée que mène l’individu
pour contenir cette violence qu’il a en lui.
Rien de tel dans la peinture de Francis Bacon, comme nous
l’explique Isabelle Acuti :
« Rien de désespéré dans ces œuvres, au contraire,
elles abordent l’interdit avec une volupté toute vivante. Elles
ne sont pas du domaine du mental, elles expriment sans traduire. Elles gravitent
dans un monde de sens, et la chair mise à nu n’est pas une vision
désespérée de la condition humaine, car elles n’apportent
pas une réponse comme une finalité, mais interrogent. »
Le cinéma de David Cronenberg, aussi, a pour finalité de soulever
des questionnements, il ne cherche nullement à dresser des constats.
Le seul constat qui vaut sur cette question est celui que proposait Sigmund
Freud (1856-1939), au début du siècle : « La société
est fondée sur un crime commis en commun. » De manière
moins superficielle, il pourrait être très intéressant
de confronter l’œuvre de David Cronenberg aux théories du
philosophe René Girard qui affirme que tous les mythes et les rituels
sociaux trouvent leur justification dans la crainte d’une crise de violence
généralisée qui mettrait en péril toute la société.
Cronenberg n’avoue-t-il pas, après tout, exorciser ses mauvais
démons par la pratique de son art ? Et si, chez Francis Bacon, la violence
apparaît moins évidente dans son caractère social, le
peintre ne recherche-t-il pas la même transcendance ? C’est du
moins ce que postule Gilles Ringuet : « Certains observateurs ont remarqué
que les peintures de Bacon sont violentes. En vérité, à
mon avis, il s’agit plutôt d’une violence sacrificielle.
»
2) La mort :
La mort est toujours présente chez les deux artistes,
non pas tant comme un fait macabre et ponctuel, spectaculaire (surtout pas
chez Francis Bacon qui évacue tout aspect narratif de son œuvre),
mais plutôt comme une obsession, comme la lucidité d’un
processus irréversible. « La vie certaine s’en va, c’est
la mort qu’on prépare » . Cette obsession de la mort est
peut-être même la caractéristique minimale qui fait de
Cronenberg et de Bacon de véritables artistes : cette finitude de l’homme
est le moteur de sa créativité. J’en veux pour preuve
cette phrase d’Élie Faure (1873-1937), célèbre
historien d’art : « L’homme ne changera rien à sa
destinée finale qui est de retourner, tôt ou tard, à l’inconscient
et à l’informe. »
Dans le processus d’élaboration de son œuvre, il y a, chez
David Cronenberg, cette obsession fondamentale de la mortalité humaine.
Au-delà des contingences économiques qui le virent débuter
dans le cinéma underground, on ne peut pas croire que c’est par
hasard que Cronenberg a choisi d’être un cinéaste du gore.
C’est l’omniprésence de la mort qui l’a poussé
dans cette voie. « Chaque fois que, [dit-il,] dans un film, je tue quelqu’un,
il s’agit vraiment d’une répétition de ma propre
mort. Je crois que la plupart des événements d’un film
sont en fait des répétitions et des expériences plutôt
qu’une simple énonciation de certaines croyances. » D’où
cet intérêt pour le genre car dans le gore, « On retourne
toujours au corps pour toute vérification. Avec le corps on vérifie
la vie et on vérifie la mort [...] c’est l’autopsie qui
permet de tenter de trouver la vérité. » Cette obsession
presque physique de Cronenberg a la même dimension chez Bacon. Il confie
à Joshua Gilder :
« Je ne passe jamais une journée sans penser à la mort.
Elle est simplement présente dans tout ce que vous faites, dans tout
ce que vous voyez, dans chaque repas que vous mangez. Elle fait simplement
partie de la vie. »
Francis Bacon reconnaît ailleurs « que la mort est l’ombre
de la vie et que, plus on est obsédé par la vie, plus on est
obsédé par la mort. » Pour nos deux artistes, donc, la
vie ne peut être appréhendée que comme un lent cheminement
vers la mort. Dans The Fly, Seth Brundle, le mutant, entrepose consciencieusement
les squames de sa peau dans son armoire à pharmacie, soliloquant :
« Vous êtes des reliques [...] des vestiges archéologiques
[...] des artefacts d’une ère révolue, d’un intérêt
purement historique ». C’est, sous des atours fantastiques, une
illustration de la phrase de Jean Cocteau, chère à Bacon : «
Chaque jour dans la glace, je vois la mort au travail. » L’écrivain
Milan Kundera retrouve cette problématique dans l’œuvre
du peintre :
« Les portraits de Bacon sont l’interrogation sur les limites
du moi. Jusqu’à quel degré de distorsion, un individu
reste-t-il encore lui-même ? Jusqu’à quel degré
de distorsion un être aimé reste-t-il encore un être aimé
? Pendant combien de temps un visage cher qui s’éloigne dans
une maladie, dans une folie, dans une haine, dans la mort, reste-t-il encore
reconnaissable ? »
C’est la même question que pose The Fly : comment l’amour
de Veronica Quaife pour Seth Brundle peut-il résister à la transformation
de ce dernier en une sorte d’énorme mouche ? Dans son analyse
sur la métamorphose dans deux films de David Cronenberg, Videodrome
et The Fly, Pascale Fleuridas fait elle aussi le rapprochement avec Francis
Bacon. Sur cette question du travail continuel de la mort sur les vivants,
elle cite le peintre anglais : « Ce qui m’intéresse d’avantage,
c’est saisir dans l’apparence des êtres la mort qui travaille
en eux. A chaque seconde perdant un peu de leur vie. »
Si nos deux artistes avouent vivre en permanence avec cette
préoccupation de la mort, sous quelle forme la mort rejaillit-elle
dans leurs œuvres ? France Borel interprète ainsi les tableaux
du peintre :
« L’œil de Bacon dépouille, il met à mort ses
modèles avant de les reconstituer avec autorité et de les tatouer
de petits cercles apposés sans logique apparente, comme des mires ou
l’impact d’une balle - là où il faut viser pour
tuer - , ou l’extrémité du canon d’un revolver,
ou encore tout autre indice lié au meurtre. Pas un assassinat qui se
raconterait comme une histoire policière à sensation, mais un
sacrifice, une immolation. »
Le cinéaste, aussi, met à mort ses personnages mais, à
autre art, autres mises en scènes : « Comme le remarqua Pam Cook,
le héros cronenberguien met en scène ses pulsions de mort, s’efforçant
de revenir à ce havre intra-utérin qu’il regrette depuis
la naissance. » Faisons donc un petit panorama de ces pulsions de mort
dans les films de Cronenberg : Il n’y a pas à proprement parler
de héros dans Shivers, le premier long-métrage du cinéaste,
donc pas vraiment d’individualité à mettre à mort
plus particulièrement. Mais, dès Rabid, Cronenberg pousse Rose,
son héroïne, à se suicider, en s’enfermant avec une
victime à qui elle venait d’inoculer la rage. Dans The Brood,
Frank Carveth finit par tuer sa femme qui, avec les petits monstres qu’elle
met au jour, est devenue un danger pour tout son entourage. Scanners, en 1980,
s’achève par la lutte à mort entre les deux frères.
A la fin de Videodrome, Max Renn, qui a assassiné ses associés
se suicide. Pour Pascale Fleuridas, c’est l’issue logique du film
: « Le but du processus Vidéodrôme est bien celui d’amener
Max du côté de ces images qui d’après les termes
de Serge Grünberg sont celles qui viennent du pays des morts. »
L’autre personnage très intéressant du film, à
ce sujet, est le professeur Brian O’Blivion qui n’est déjà
plus de ce monde au début du film, mais qui continue d’exister
par de multiples enregistrements vidéo que sa fille fait vivre comme,
dans l’ombre, on tire les ficelles de marionnettes. On repense à
cette recherche d’un enregistrement de l’apparence qui prévaut
dans les portraits de Francis Bacon. Dans The Dead Zone, John Smith signe
son arrêt de mort, en ouvrant le feu sur un candidat à la Maison
Blanche. A la fin de The Fly, à force d’hybridations malheureuses,
Seth Brundle est devenu un être non viable. Il fait donc comprendre
à l’amour de sa vie de mettre fin à ses souffrances. Dead
Ringers qui, selon un critique de Positif, « pourrait bien être
[le film] du soir de l’espèce humaine » , s’achève
sur l’overdose d’un des jumeaux. Dans Naked Lunch, William Lee
n’en finit plus de tuer sa femme. Dans la scène finale de M.Butterfly,
René Callimard se tranche la gorge à l’aide du miroir
qui lui servait d’accessoire dans la grande représentation théâtrale
qu’il donnait à tous ses codétenus. Tout au long de Crash,
James Ballard tente de tuer sa femme, dans l’ultime orgasme d’un
accident de voiture. Une scène très marquante est celle où
Colin Seagrave reconstitue, sans trucage, sans protection, l’accident
mortel qui propulsa James Dean (1931-1955) dans la légende. Pourtant,
par rapport au roman éponyme, David Cronenberg ne cherche pas à
faire de la surenchère mortuaire. Le livre, lui, s’ouvrait par
la mort de Vaughan, alors qu’il ne meure pas dans le film. eXistenZ
commence par la fuite d’Allegra Geller, menacée par des tueurs
pour son œuvre, et se termine par la folie meurtrière de cette
même Allegra. Spider, enfin, est la quête d’un psychotique
convaincu que son père a tué sa mère . Au terme de la
lente reconstitution mnésique, il s’avère que c’est
lui-même, enfant, qui a causé sa mort.
La mort toujours à l’œuvre, donc, dans
les films de David Cronenberg. Francis Bacon, lui, nous l’avons déjà
dit, ne raconte qu’exceptionnellement des histoires. Mais, parmi les
rares tableaux anecdotiques du peintre, il y a les corridas . C’est
à la fois la mise en scène de cette lutte carnassière
de l’homme avec l’animal et cette idée de jouer avec la
mort qui intéressent Francis Bacon dans la corrida. Par ailleurs, c’est
aussi un sujet fortement pictural par ses effets de mouvement et par la vivacité
des couleurs. La corrida est une iconographie très répandue
chez les peintres amateurs. Ça n’est qu’un moment dans
la carrière de Francis Bacon.
Il est une autre série d’œuvres, autobiographiques cette
fois, qui rapprochent le peintre de cette thématique récurrente
du suicide que l’on trouve dans le cinéma de Cronenberg : il
s’agit de ce qu’Hugh Davies a appelé les « Triptyques
noirs » et que Francis Bacon a composés à la suite du
suicide de son amant George Dyer, survenu le 24 octobre 1971, dans l’hôtel
parisien où ils logeaient tous les deux, à l’occasion
de la grande rétrospective consacrée au peintre au Grand Palais
. Ces trois tableaux sont Triptyque - A la mémoire de George Dyer qui,
contrairement aux deux suivants, n’est pas peint dans une dominante
noire mais mauve, Triptyque, août 1972 et Triptyque, mai-juin 1973 .
Lorsqu’elles furent exposées pour la première fois, au
Metropolitan Museum of Art, à New York, Francis Bacon, en arrêt
devant le dernier de ces triptyques, reconnût : « Pour peu que
mon œuvre ait quelque sujet, celle-ci se réfère au suicide
d’un ami » .
Qu’en est-il donc de la mise en images de cet événement
intime ? Le triptyque de décembre 1971 s’articule comme suit
: le panneau gauche représente un être en tenue de boxeur, se
convulsant dans un équilibre précaire sur une sorte de poutre
courbe traversant le fond mauve. Dans le panneau central, on peut voir un
homme debout dans une cage d’escalier, tournant la clé dans la
serrure de sa porte. Le panneau de droite est un double portrait en buste
de George Dyer, les deux écrans sur lesquels se détachent ces
portraits, étant mis en miroir (comme les têtes des cartes à
jouer) par cette même poutre courbe que l’on a sur le panneau
de gauche, avec aussi le même fond mauve. Du plus bas de ces portraits,
s’écoule un filet de sang noir, du crâne de George Dyer.
Le triptyque d’août 1972 présente des corps placés
à l’avant de portes n’ouvrant que sur une obscurité
insondable. Les panneaux gauche et droit sont semblables : un homme assis
sur une chaise, certainement George Dyer à gauche et Bacon à
droite. Le panneau central semble représenter deux figures accouplées.
Dans tout ce triptyque, les corps sont tronqués et affublés
d’une ombre rose, d’aspect liquide, se répandant sur le
sol. La critique Lorenza Trucchi la décrit ainsi : « Ici, l’ombre
du corps devient vraiment et pour la première fois métaphoriquement
l’ombre de la mort : ectoplasme rose, éphémère,
prêt à se dissoudre quand le corps, bientôt, ne sera plus
que matière inanimée, libérée de la double obsession
de vivre et de mourir. »
Le triptyque de mai-juin 1973 reprend le même découpage de la
figure dans l’embrasure d’une pièce, qui évoque
à Hervé Vanel un photogramme . Par rapport au précédent,
la figure est cette fois localisée dans la pièce obscure et
non plus sur le pas de la porte. Dans le panneau gauche, on trouve un homme
avachi sur la cuvette des toilettes, et, dans celui de droite, le même
homme crachant son sang dans un lavabo. « On l’a trouvé
[George Dyer] dans les toilettes comme cela, précisera le peintre dix
ans plus tard, et il avait vomi dans le lavabo. » Dans le panneau central,
se détache de la silhouette de George Dyer une ombre noire, inquiétante,
semblable à une chauve-souris, qui vient envahir le premier plan.
Outre ces trois triptyques à la mémoire de George Dyer, la mort apparaît tout de même régulièrement dans les tableaux de Francis Bacon, ne serait-ce que dans ses nombreuses crucifixions. Autre particularité sur ce thème : la série de sept études que Bacon réalisa, au milieu des années cinquante, à partir du masque mortuaire de William Blake (1757-1827), moulé par J.S. Deville en 1823 et exposé à la National Portrait Gallery, à Londres . Pourtant, Francis Bacon ne peignit que peu de portraits de gens qu’il ne connaissait pas personnellement, et encore moins de morts. A David Sylvester qui lui posait la question du narcissisme dans son œuvre, le peintre répondit : « J’ai fait beaucoup d’autoportraits parce qu’autour de moi les gens sont morts comme des mouches et qu’il ne me restait personne d’autre à peindre que moi. »
Ainsi, la mort apparaît différemment dans l’œuvre
de Francis Bacon par rapport à celle de David Cronenberg : moins comme
ressort tragique ou comme projection personnelle que directement en lien avec
le vécu de l’artiste. Pourtant, elle entretient le même
rapport à la vie : Michel Leiris considère que les œuvres
de Francis Bacon « aident puissamment à sentir ce que, pour un
homme sans illusions, est le fait d’exister. » David Cronenberg
affirme, lui, que « L’existence est comme un lac gelé qui
peut s’ouvrir à chaque instant sous nos pas. »
Cette interrogation sur ce qui caractérise l’existence humaine,
sur le sens de cette vie vouée à la mort, est beaucoup plus
développée dans le cinéma de Cronenberg que l’on
ne peut la trouver dans les tableaux de Francis Bacon. Selon William Beard,
« Il n’est probablement pas trop fort d’affirmer que Cronenberg
est essentiellement un cinéaste philosophique, un artiste qui à
travers ses propres préoccupations mène une enquête sur
la nature humaine. » Un artiste philosophique, et tout particulièrement
empreint de l’existentialisme hérité de Kierkegaard (1813-1855)
et d’Heidegger (1889-1976). L’existentialisme appréhende
la vie humaine dans sa dynamique et non pas comme un état figé,
au contraire de l’essentialisme d’Hegel (1770-1831). L’existentialisme
ramène le vécu au centre de ce qui définit l’individu.
On retrouve ces questionnements à certains moments de l’œuvre
du cinéaste. Dans The Brood, par exemple, le docteur Raglan considère
que les marques et les contusions sur les corps sont les preuves ontologiques
de l’existence, au moins en termes névrotiques. La crise identitaire
qui clôt Scanners pose elle aussi une question plutôt troublante
: est-ce qu’une personnalité peut loger dans un autre corps que
le sien ? En investissant le corps de son frère Darryl Revok, Cameron
Vale ne va-t-il pas devenir méchant comme lui ? C’est surtout
dans The Fly que la problématique est posée en termes philosophiques
: l’ordinateur en charge de la télétransportation analyse
la matière, le contenant, l’essence, mais il ne peut concevoir
l’être, le mystère de la chair, l’existence... Et
eXistenZ, bien sûr, affirme haut et fort son propos. Expliquant la phase
d’élaboration du scénario, David Cronenberg avoue : «
La seule chose que j’avais en tête, c’était le premier
plan : le visage d’un homme en train de parler, qui écrivait
le mot eXistenZ sur un tableau noir. » Un peu plus loin dans l’entretien,
le cinéaste nous dit : « J’ai donné aussi des livres
existentialistes à lire à Jennifer [Jason Leigh] et à
Jude [Law] parce que ça les intéressait. Ils voulaient voir
de quoi était fait le sous-texte de ce script. » David Cronenberg,
un cinéaste ouvertement existentialiste. Francis Bacon, à l’inverse,
semble mettre en avant l’essence même de l’être. Il
nous présente la chair dans une vie suspendue, comme un contenant qui
abriterait en lui-même la réalité de l’individu.
En termes plastiques, on pourrait dire que dans sa perception de l’être,
Francis Bacon privilégie une approche formelle. Les crucifixions, par
exemple, ne sont plus une condamnation de la société à
l’encontre d’un individu marginal (ce qu’elles étaient
historiquement, indépendamment de toute la connotation religieuse que
cette typologie a acquise par la suite), elles deviennent le lot commun de
toute chair humaine.
C’est par la récurrence de la mort dans leurs œuvres que l’on réalise à quel point nos deux artistes s’interrogent sur le sens de la vie. Mais, sans trop vouloir interpréter ce qu’ils ont voulu nous transmettre, il apparaît quelques divergences dans la réflexion qu’ils mènent, divergences sur lesquelles ils n’ont malheureusement pas eu l’occasion de s’étendre.
D) Esthétique de la laideur
1) Monstration :
Le traitement que Francis Bacon inflige à ses Figures,
qu’il s’agisse des portraits proprement dit ou de ses autres tableaux,
tend à révulser le spectateur. L’humain y est fortement
mis à mal. Comme le rapporte son biographe John Russell à propos
de ses portraits : « ils devenaient ce qu’il appelait des monstres
- des peintures dans lesquelles l’instinct est intensément brusqué
de manière tout à fait inhabituelle : les résultats lui
déplaisaient alors un peu moins que de coutume. » Le mot est
lancé : ce sont des monstres qui habitent l’œuvre de Francis
Bacon et tout le monde s’accorde sur ce point : « Ses tableaux
s’installent dans notre mémoire, y restent tapis comme une chose
innommable qu’on redoute de regarder, mais qui nous attire irrésistiblement.
»
Et, pour ce qui est du cinéma de David Cronenberg, qu’en est-il
? Bien sûr, Serge Grünberg affirme que le cinéaste pratique
« l’horreur défigurative » comme on caractérise,
en général, la pratique artistique de Francis Bacon. Mais ses
Figures ne sont-elles pas plus ouvertement encore des monstres ? Les personnages
de Shivers ne sont encore que des zombies, des êtres plus comiques que
monstrueux parce que, du fait de l’absence de profondeur psychologique,
l’identification du spectateur ne prend pas. Mais, dans Rabid, Rose
avoue au docteur Keloïd qu’elle est un monstre. Il y a aussi dans
ce film un petit détail très intéressant ; Murray Cypher
, donnant le biberon à son bébé, lui commente les dessins
animés passant à la télévision : « Tu as
vu comme monsieur Patate aime madame Tomate. » On dirait que dès
son deuxième long-métrage, David Cronenberg se justifie de la
monstruosité de ses personnages en introduisant cette image furtive
du monstre à usage enfantin. Le monstre, qui est absent de Fast Company
, revient dans The Brood avec ses espèces d’enfants tueurs qui
ont un bec de lièvre et pas de nombrils. La scène la plus révulsante
du film est celle où l’on découvre comment Nola met au
monde ses petits monstres. William Beard revient sur cette séquence
:
« Les liens que Cronenberg façonne entre l’irrationnel,
le corps et l’instinct animal deviennent évidents avant la fin
du film, au moment où Nola donne naissance à l’une des
créatures. Elle déchire avec ses dents le sac vert argenté
qui dépasse de son ventre, en retire un embryon charnu, étend
le placenta sur ses jambes, lèche ensuite le sang qui recouvre la nouvelle
créature et finalement la caresse et la berce gentiment sur sa poitrine.
C’est une scène [...] qui, objectivement, semble un moment très
naturel dans le monde animal : la naissance y est malpropre, viscérale
et peut-être apparaît-elle repoussante à l’œil
éteint du civilisé, mais elle est absolument essentielle à
la vie. »
D’une manière générale, « Les personnages
de Cronenberg sont des curieux qui, dans leur quête d’un principe
surhumain, [risquent peut-être de] sombrer dans l’épouvantable
entropie de l’animalité. » David Cronenberg place ces mots
dans la bouche d’Emil Hobbes , un des personnages de Frissons : «
L’être humain est au fond un animal qui s’englue dans ses
pensées, une créature vraiment trop rationnelle perdue dans
son intellect, au détriment de son corps et de ses instincts. »
Pour en revenir à la récurrente comparaison avec l’œuvre
de Francis Bacon, il n’y a que lorsqu’il met en scène les
Érinyes de la tragédie d’Eschyle que le peintre donne
à ses monstres un aspect animal. Philippe Sollers en fait cette description
de Trois études de personnages au pied d’une crucifixion :
« Regardez-les donc, ces grosses poules hurlantes à long cou,
ces bestioles dégoûtantes, à bouches dentées nourries
de sang. Bizarrement, elles sont en équilibre mal assuré, sur
des tables, des tabourets, des trépieds. Elles sont malades, visqueuses,
pythies à bout, n’ayant repris force, semble-t-il, que pour crever.
Elles sont terribles, elles sont ridicules. Elles gueulent, mais elles sont
prisonnières, inoffensives. »
Le monstre, chez le peintre, est rarement un hybride, son animalité
est toute entière contenue dans l’humain.
Pour reprendre le panorama du monstre dans le cinéma
de Cronenberg, Cameron Vale, dans Scanners, s’entend dire par le docteur
Paul Ruth : « Tu es une déviation de l’humain, c’est
dû à un dérèglement des synapses. » William
Beard pense qu’il y a une rupture qui s’effectue avec ce film
: « La plupart des monstres du film ne sont pas caractérisés
par ce déséquilibre entre la rationalité et l’instinct
qui a été la marque de fabrique des mutants bizarres et significatifs
des premiers longs-métrages de Cronenberg. » Pour le critique
canadien, toujours, ces deux films, The Brood et Scanners, développent
la métaphore d’une théorie assez surprenante :
« La nature physique de chacun d’entre nous peut être modifiée
par la pensée seule ; chacun peut engendrer des monstres sans l’aide
de personne ; animé par une force impossible à arrêter
qui émane du moi, chacun peut dévorer les autres et se dévorer
lui-même. »
Mon propos n’est pas d’infirmer ou de confirmer cette thèse
qui n’a rien de scientifique, mais elle me semble caractéristique
de notre époque où l’esprit a pris le pas sur le corps,
question sur laquelle on reviendra plus loin. Dans Videodrome, en 1982, Max
Renn devient un monstre avec cet incongru orifice ventral, puis cette main-pistolet.
Dans The Dead Zone, Cronenberg met en scène un mutant qui a développé
un étonnant sixième sens de discernement. A un moment du film,
la mère de Frank Dodd dit à Johnny qu’il est le diable,
qu’il est un monstre, alors qu’en réalité c’est
elle et son assassin de fils qui sont monstrueux. Seulement Johnny est différent...
Comme le souligne Pierre Véronneau : « dans The Dead Zone, il
fait du marginal la norme tandis que c’est parmi ceux qui incarnent
la normalité (le politicien, le shérif adjoint, le millionnaire)
qu’on retrouve les comportements déviants, monstrueux. »
Dans The Fly, le monstre naît de la recombinaison génétique
de l’humain avec un organisme de mouche (et surtout du pari scénaristique
d’en faire quelque chose de viable).
A partir de Dead Ringers, David Cronenberg fait jouer la monstruosité
à un autre niveau : il s’attache désormais à mettre
en scène le glissement identitaire. Dead Ringers c’est l’histoire
de deux jumeaux qui se perdent l’un dans l’autre parce qu’ils
n’arrivent pas à s’ouvrir à une tierce personne.
Claire Niveau nous est présentée comme un monstre avec son utérus
trifide mais c’est aux jumeaux-gynécologues que l’on doit
ce diagnostic fantaisiste. Dans M.Butterfly, on retrouve ce glissement identitaire
en la personne de Song Liling qui est indifféremment homme ou femme.
C’est dans Spider que ce glissement identitaire se développe
avec la plus grande finesse puisque Miranda Richardson interprète à
la fois la mère du petit Spider et la prostituée qui prend sa
place auprès du père. Puis, vers la fin du film, elle se substitue
à Lynn Redgrave dans la peau de cette madame Wilkinson sur laquelle
Spider adulte transfère sa psychose. Dans cette seconde partie de carrière
donc, le monstre n’est plus aussi évident à l’écran
: il devient diffus, il passe par le regard que le spectateur porte sur l’histoire.
Restent quand même Naked Lunch où, parmi de nombreuses créatures
fantastiques, on peut identifier un monstre en la personne d’Yves Cloquet
qui absorbe littéralement le jeune Kiki dans une sorte de cauchemar
sexuel ; Crash, où Gabrielle , complètement appareillée,
est une sorte de monstre moderne ; et eXistenZ où tous les participants
se connectent leur console de jeu dans le bas du dos. Il y a donc une présence
constante mais variée du monstre dans le cinéma de Cronenberg.
Tandis que la monstruosité, chez Bacon, est toujours la même
: celle de la crudité humaine. Il s’explique ainsi : «
J’aimerais que mes tableaux donnent l’impression qu’un homme
s’y est faufilé, comme un escargot y laissant une traînée
de présence humaine et le souvenir des événements passés
comme l’escargot laisse sa traînée de bave. »
En somme, ce qu’il y a de monstrueux, chez le peintre, c’est qu’il met en image ce qu’Antonin Artaud (1896-1948) appelait le « Corps sans Organes », c’est-à-dire un corps désorganisé, à la recherche de lui-même . Le monstre cronenberguien se rapprocherait plus de ce que l’artiste française Orlan (née en 1947) a définit comme un « corps-étalon », c’est-à-dire le moyen dont nous disposons pour s’appréhender soi-même et pour appréhender l’autre. Il faut se rappeler qu’à ses débuts, le cinéma a grandit dans les foires. David Cronenberg perpétue cette tradition du spectacle forain, en se faisant montreur de la bizarrerie humaine. Nos deux artistes utilisent la monstration comme signe . D’ailleurs, Francis Bacon appuie ses Figures monstrueuses de signes de signalisation, de plus en plus fréquents vers la fin de sa carrière, ce que Cronenberg ne reprend jamais, pas même dans l’univers automobile de Crash où il aurait pu tout à loisir citer cette particularité de l’art du peintre.
2) Mutation :
Le monstre a aussi une fonction bien précise dans
l’œuvre de nos deux artistes : celle d’être la marque
du temps qui passe. Christophe Domino le précise à propos des
Figures de Francis Bacon : « Entre monstre et quidam, c’est surtout
une créature prise, non dans l’immobilité de la pose et
de l’image, mais dans le temps, dans la durée, dans une dimension
bien plus essentielle au vivant que sa seule apparence. » Nos deux artistes
ont l’ambition de présenter l’humain dans toute sa réalité.
Ils ne peuvent donc faire l’économie de la corruptibilité
des corps. Le temps d’une vie, ramené à la durée
d’un film, ou, pis encore, concentré sur une seule image, «
manifestation simultanée de plusieurs états [...] théâtre
de diastoles et autres systoles » comme le dit aussi Christophe Domino,
donne effectivement un résultat monstrueux mais réaliste. Pascale
Fleuridas le rappelle :
« Le corps peut également être envisagé comme organisation
de différentes cellules vivantes, à savoir les cellules organiques
qui, par définition, sont appelées à évoluer et
à mourir. Ainsi l’évolution du corps au cours de l’existence
humaine relève, déjà, de quelque chose de l’ordre
de la métamorphose. »
Et Francis Bacon reconnaît cet objectif : « L’important
c’est toujours de parvenir à saisir ce qui ne cesse de se transformer.
» C’est ce qui explique aussi la fréquence avec laquelle
David Cronenberg tue ses héros, à la fin de ses films. La métamorphose
permanente de l’humain, au cœur de l’art de ces deux cousins
que sont Francis Bacon et David Cronenberg. Le critique Jean-Marc Lalanne
réduirait cette assertion à la première partie de la
carrière du cinéaste, jusqu’à Dead Ringers seulement
:
« Son cinéma n’est peuplé que de mutants. Mais jusqu’à
une date récente, ces étranges précis de recomposition
se concentraient surtout sur l’étape du cocon, cette période
de battement où la métamorphose est en cours, où le sujet
passe d’un état à un autre. »
Effectivement, c’est toute la préoccupation du premier Cronenberg,
jusqu’à ce qu’il mette magistralement en scène la
métamorphose dans The Fly, en 1986.
On ne peut pas dire que la métamorphose soit un sujet neuf puisque,
dès l’Antiquité, Ovide (43 av JC - 17 ap JC environ) en
fait des poèmes restés célèbres (Les Métamorphoses
). Seulement il s’agissait alors d’allers-retour entre le divin
et le réel. Il faut attendre Franz Kafka (1883-1924), au début
du XXème siècle, pour que la métamorphose soit appréhendée
comme une processus irréversible. C’est aussi ainsi que le traite
David Cronenberg. Mais, dès le début du livre de Kafka, la métamorphose
est achevée, l’écrivain tchèque ne s’intéresse
qu’à l’adaptation du sujet à l’environnement,
tandis que le cinéaste se passionne pour cette étape de transformation.
L’hécatombe des héros est donc due au fait que «
les personnages de Cronenberg ne peuvent surmonter le phénomène
de leurs évolutions physiologiques. » Le monstre qui nous révulse
tant n’est ni plus ni moins qu’un individu en mutation. Les œuvres
dont nous traitons ici doivent être perçues comme des miroirs
à effet accélérateur.
Seulement, à la différence de Francis Bacon,
David Cronenberg ne se contente pas de mettre en image la mutation intime
de l’individu, il la double d’une distanciation par rapport à
l’évolution de l’humanité. Il confie à Serge
Grünberg : « Ce qui est monstrueux à une époque est
la normalité de l’époque suivante. C’est même
une évolution physique. Physiquement les humains sont des monstres
comparés aux hominiens originaux. » C’est ainsi qu’il
faut lire cette scène de The Fly, où Seth Brundle range précieusement,
dans son armoire à pharmacie, les squames de sa peau partant en lambeaux.
« Vous êtes des reliques [...] des vestiges archéologiques
[...] des artefacts d’une ère révolue, d’un intérêt
purement historique », dit-il. Tout le mérite du cinéaste
est de se mettre en recul pour prendre la mesure de cette mutation à
laquelle il est partie prenante. Il affirme : « mes médecins
et mes savants sont tous des héros. Ils symbolisent ce que tout être
humain tente de faire en se brossant les dents. » Selon l’écrivain
de science-fiction, Philip K. Dick :
« La mutation la plus spectaculaire qui bouleverse notre univers est
sans doute la réification de l’homme, mais cette mutation s’accompagne
en même temps d’une humanisation réciproque de l’inanimé
par la machine. Nous ne pouvons désormais plus opposer les catégories
pures du vivant et de l’inanimé, et cela va devenir notre paradigme.
»
Et la place particulière qu’occupe l’objet, dans l’environnement
fictif que crée David Cronenberg, serait l’ultime marque d’une
époque déjà ancienne, selon Alice Laguardia :
« On relèvera que tous ces objets sont les proies d’un
fétichisme assidu : tous, en effet, sont palpés, caressés
en permanence, jusqu’aux instruments gynécologiques inventés
par Beverly Mantle dans Dead Ringers qu’il transporte avec lui dans
les poches de son manteau et aux pods créés par Allegra Geller
dans eXistenZ qui ont besoin d’être caressés pour fonctionner
et déclencher les hallucinations [...]. L’objet devenu relique
est le souvenir d’un âge d’or désormais révolu,
et la preuve ambivalente qu’il ne reviendra plus . »
Dans la modernité que David Cronenberg met en scène, «
la technologie est un prolongement du corps » , comme il le dit lui-même.
C’est ce qu’affirmait déjà le prix Nobel de physique,
Werner Heisenberg (1901-1976) : « Dans l’avenir, les nombreux
appareils techniques seront peut-être aussi inséparables de l’homme
que la coquille, de l’escargot, ou la toile, de l’araignée.
» Dans le cinéma de David Cronenberg, cette notion de corps technologique
se retrouve dans The Fly, quand, dans une ultime hybridation, Brundlefly se
voit enchaîné à son "télépod"
(qui, ironie du sort, était conçu à la base pour révolutionner
les déplacements), ou dans Crash, dont David Lebreton fait une exégèse
passionnante :
« Un amour pouvant aller jusqu’à la destruction de soi,
une volonté ambiguë de se fondre au métal jusqu’à
l’accident ou au coma, la dislocation des membres ou la mort, tôle
et sang mêlés dans une jouissance sans mesure. La chair paraît
bien dérisoire dans ce monde de technologies qui nous environne et
dans ce discours quasi-millénariste qui nous promet la communication
entre les hommes et le bonheur grâce au Net ou au progrès de
la médecine ou de la robotique. Mais le corps n’est rien, il
ne vaut que d’être transformé par la machine, serait-ce
dans l’effraction. Au-delà de la mort il y a l’extase de
la machine, la délivrance du corps et la tentation du cyborg.
Toujours selon David Lebreton, « Le corps serait aujourd’hui l’anachronisme
d’une humanité grandiose. » Et, effectivement, les progrès
de la science sont tels qu’il n’est pas si incongru que David
Cronenberg joue avec la nature. Il invente même la parthénogenèse
humaine, comme nous l’explique David Harkness :
« Evidemment, le docteur Ruth n’est pas simplement un père
symbolique pour Revok et Vale, mais également leur père au sens
littéral. Le fait qu’il n’y ait pas de mère physiquement
présente dans le film [Scanners] et que le nom du docteur ait une consonance
singulièrement androgyne - prénom masculin et nom féminin
- laisse entendre que ses fils n’ont pas été maternés
du tout, tout comme la progéniture de Nola Carveth n’a pas de
père au sens littéral du terme. »
Mais l’aspect le plus intéressant de la mutation humaine telle
que nous la présente David Cronenberg est certainement l’influence
qu’a l’audiovisuel sur l’individu. Dans Videodrome, le professeur
Brian O’Blivion le prophétise : « L’enjeu de notre
évolution cérébrale va se dérouler dans l’arène
de la vidéo. » L’auteur porte ainsi une réflexion
sur son outil, le cinématographe grâce auquel, selon Jean-Louis
Schefer, « nous percevons comme une chose notre qualité de mutants
historiques, notre qualité d’espèce » Et le cinéma,
par nature, célèbre une humanité technologique. Dominique
Païni l’affirme, en comparant le septième art à la
grande peinture sur verre de Marcel Duchamp (1887-1968) :
« Des échos de cette mécanique se retrouvent dans la conception
même du film, incarnés par les aléas du récit,
l’organisation de la lumière, la construction intellectuelle.
Fréquemment, c’est la présence en abîme de cette
dimension mécanique dans son acception célibataire ou picabienne
-hypnotique et érotique qui déclenche chez moi, le songe et
l’intérêt pour un film, et cela indépendamment de
sa valeur ou de son importance réelle. Bielles, engrenages, moyeux
dentés, pellicule perforée et fluide, tension du ruban filmique,
bruit et battement du passage de la pellicule dans le projecteur : cette description
d’un autre grand verre n’est pas un folklore. »
La vidéosphère, qui est devenu notre environnement, ne va pas
sans un certain eugénisme, comme nous le rappelle Pierre Véronneau
:
« Cette peur de donner naissance à un monstre rejoint les peurs
féminines que côtoient les gynécologues quand ils proposent
aux femmes amniosynthèses, échographies et autres technologies
qui ont pour fonction de confirmer et de rassurer, et annoncent justement
le cadre de travail des frères Mantle alors qu’eux précisément
cherchent l’exceptionnel, pour ne pas dire le monstrueux. »
David Cronenberg est bien conscient que désormais l’image précède
l’existence. Dans The Fly, par exemple, la représentation du
corps de Brundle, avant l’accident, n’existe que dans l’écran
de l’ordinateur. Comme l’analyse Pascale Fleuridas :
« Placer l’image du corps à l’origine du processus
de métamorphose, comme le fait Cronenberg, revient, en quelque sorte,
à renverser le système d’influence que peut avoir le corps
propre sur son image. Ici, ce n’est plus la métamorphose du corps
qui fait évoluer l’image, c’est l’émergence
de son image qui permet la transformation du corps. »
Pour David Lebreton, l’influence du cinéma est allé très
loin dans l’évolution de nos mœurs contemporaines :
« Les effets spéciaux ne sont plus le privilège du cinéma,
ils sont en effet au cœur de la vie quotidienne où règne
souvent la volonté de se transformer soi en changeant son corps voire
même en l’abandonnant, pour atteindre une sorte de rédemption
personnelle. Le design du corps devient une activité prisée.
Nos sociétés contemporaines sont aujourd’hui hantées
par la volonté de changer le corps, à défaut de changer
le monde. Celui-ci se décline alors comme un brouillon à modifier
pour lui donner enfin une dignité qui lui manquerait, s’il demeurait
tel quel. Ce souci d’un remaniement de la forme corporelle se traduit
par une série de pratiques enracinées dans le quotidien : régime
alimentaire, fitness, culturisme, transsexualisme, marques corporelles, chirurgie
esthétique, etc. - premier soupçon à l’encontre
d’un corps insuffisant en tant que tel à assurer une qualité
de la présence s’il n’est pas pris en main, complété,
transformé, d’une manière ou l’autre [...]. Le bricolage
sur soi alimente aussi l’usage des psychotropes pour façonner
la tonalité affective du rapport au monde. La méfiance à
l’égard du corps, ou plutôt de soi, amène au recours
à la molécule censée produire l’état moral
souhaité. On prend des produits pour dormir, se réveiller, être
en forme, accentuer la mémoire, supprimer l’anxiété,
le stress, etc., autant de prothèses chimiques à un corps perçu
comme défaillant dans les exigences requises par le monde contemporain.
Le corps est un effet spécial réglé artisanalement par
l’individu qui n’en dispose pas moins de moyens techniques efficaces
et d’usages aisés. »
C’est tout ce que nous raconte un film comme eXistenZ.
En sa qualité de cinéaste, David Cronenberg se préoccupe
donc beaucoup de la mutation de l’espèce humaine, qu’il
constate. Ses médecins et ses savants sont résolument modernes
puisque leur champ d’application est d’orienter l’évolution
de l’espèce. Serge Grünberg considère que nous avons
atteint un point décisif de l’histoire de l’humanité
:
« Nous avons maintenant le contrôle de notre propre évolution,
ce qui représente une intellection brillante d’un processus très
réel, la compréhension de l’évolution. C’est
extrêmement important. Mais je crois qu’aujourd’hui, enfin,
nous en avons le contrôle. Nous avons agi sur tous les mécanismes
normaux et naturels qui déterminaient ce vers quoi se dirigeait une
espèce animale. La façon dont elle allait muter, dont elle allait
changer. Nous provoquons donc nos propres mutations sans même en avoir
conscience. »
Seulement, dans les films de Cronenberg, les tentatives des savants pour maîtriser
l’évolution se transforment toujours en catastrophes. La plupart
des films du cinéaste canadien sont des variantes du thème de
Frankenstein. C’est une sorte de mise en garde, tout comme celle que
nous prononce Isabelle Acuti :
« La perfection est dangereuse, parce que si elle devait être
atteinte un jour, ce serait l’avènement de l’ennui et de
la mort définitive, une immobilité totale, macabre que l’humanité
ne saurait supporter. La présence du monstre, du désordre, du
chaos et de l’accident sont, au contraire, vitaux. Ils créent
une conscience de la fragilité de la vie qui nous permet de la considérer
comme un bien précieux, un trésor inestimable. »
La question que se pose David Cronenberg quand il se penche sur l’évolution
de l’espèce humaine est celle-ci, qu’il confie à
Serge Grünberg : « L’être que je deviens n’est
peut-être pas plus divin ? L’autre n’est peut-être
qu’une chose esthétique superficielle ? »
3) Une nouvelle esthétique :
La conséquence logique de cette prise en considération
de l’évolution humaine, pour un artiste, est la recherche d’une
nouvelle esthétique. David Cronenberg s’exclame, dans Libération
:
« C’est justement là que réside notre beauté.
Dans notre capacité à croire à des choses que nous avons
nous-même fabriquées. Nous sommes les seules créatures
à pouvoir faire ça. »
L’art de l’illusion ! En tant que cinéaste, David Cronenberg
est aussi un technicien et son esthétique ne se dépareille pas
de l’élément scientifique. « Trouver la façon
dont ça marche est bien entendu une entreprise désespérée,
mais c’est pourtant celle de l’art. Trouver la façon dont
ça marche à présent, qui changera peut-être plus
tard, puisque même la biologie change constamment » , nous dit
Serge Grünberg. Rappelons-nous quand même que David Cronenberg
a fait des études scientifiques, avant de se destiner au cinéma
:
« Je me souviens de mes cours de biologie à l’université
; ce que j’étudiais était passionnant, mais ce que j’apercevais
à travers mon microscope l’était encore plus. Il y avait
dans ce que j’observais une esthétique à laquelle mes
professeurs n’avaient jamais fait attention. »
Etonnamment, dans Rabid, l’aisselle ensanglantée de la première
victime de Rose, vue à la loupe, ressemble aux rares paysages peints
par Bacon : Paysage , Dune[s] de sable ou Un bout de terrain vague , qui sont
tous à la limite de l’abstrait. C’est bien à une
nouvelle esthétique que nous convie le cinéaste, comme il s’en
explique auprès de Serge Grünberg :
« Je suis ébahi que devant une très belle femme [...]
on puisse être dégoûté par des radios de son corps
ou qu’on trouve répugnant de la voir subir une opération
[...]. Nous n’avons pas d’esthétique globale du corps humain
car nous évitons l’intérieur de nos corps et la compréhension
des organes. »
Dans Dead Ringers, David Cronenberg émet cette proposition, par la
voix d’un des jumeaux Mantle : « Il devrait y avoir des concours
de beauté d’organes pour l’intérieur des corps.
» Sur ce point précis, le projet artistique du cinéaste
rejoint une particularité de la peinture de Francis Bacon, qui nourrissait
une véritable obsession pour l’intérieur de la bouche.
Il voulait « peindre les bouches comme Monet peignait les couchers du
soleil » . Michel Leiris décrit ainsi les Figures peintes par
Francis Bacon : elles « laissent parfois voir leurs dents, stalactites
rocheuses dans la caverne de la bouche, l’horreur qui se cache derrière
les revêtements les plus somptueux. » Mais on ne retrouve pas
cette préoccupation dans le cinéma de Cronenberg, à part
peut-être cette petite bizarrerie au début de Shivers : lorsque
le docteur Roger St Luc découvre les cadavres du docteur Hobbes et
de la jeune fille , la première chose qu’il fait est d’enlever
le sparadrap qui recouvre la bouche du docteur et d’examiner l’intérieur
de celle-ci (sans que cela ait un quelconque rapport avec le mode de propagation
du virus...).
Puisqu’il est question de Shivers, il faut noter que dès ce premier
film, David Cronenberg installe sa nouvelle esthétique : malgré
l’épidémie, à la fin du film, « les personnages
sont alors très beaux. Ils n’ont pas l’air malades ni en
mauvais état » , comme il le confie lors d’un entretien.
Le choix du gore comme genre est indissociable de cette volonté de
créer une nouvelle esthétique. Comme l’exprime Philippe
Rouyer : « En reniant les liens habituels entre le corps et l’esprit,
le gore favorise l’instauration d’un ordre anatomique nouveau.
» Pour reprendre une très belle phrase du poète Rainer
Maria Rilke (1875-1926), que Cronenberg aurait certainement faite sienne :
« La beauté est le commencement de la terreur que nous sommes
capables de supporter. » Pourtant, le gore ne nous apparaît pas
comme un art d’une grande beauté. C’est que, comme nous
l’explique Alain Charreyre-Méjan, « La laideur est étymologiquement
liée à la déformation, en particulier à ce qui
est de l’ordre de la décrépitude dans le temps en général.
Laedere : blesser, faire subir l’injuria du temps. » David Cronenberg
tente de renverser les codes esthétiques établis. C’est
à l’artiste et à lui seul de définir ce qui est
beau :
« On dit que le laid n’est jamais matière pour l’art
et que l’art est une représentation du beau. Mais tout ce qui
vit est art, il n’est rien dans la nature qui ne puisse être de
l’art. Plus le sens moral et esthétique du poète est développé,
plus son impression est forte, plus il voit le laid vivant et vrai devant
son imagination. Il ne pense donc pas à l’escamoter, et encore
moins à l’embellir. Il le met au contraire en évidence
et le reproduit avec ses propres couleurs. »
Tout comme le Charles Baudelaire (1821-1867) critique d’art, inventait
la modernité en art, en s’écriant devant les tableaux
de ses contemporains : « Combien nous sommes grands et poétiques
dans nos cravates et nos bottines vernies », David Cronenberg part de
ses constatations sur l’évolution de l’espèce humaine
pour développer le projet d’une nouvelle esthétique.
Bien sûr, Francis Bacon et David Cronenberg ont en commun une esthétique des corps cruentés et ils n’hésitent pas à ériger la monstruosité en art. Seulement, quand le peintre ne se préoccupe que de dresser le portrait d’un individu pris séparément, même s’il intègre le processus temporel dans son rendu, le cinéaste, lui, prend en considération l’évolution à l’œuvre dans l’espèce humaine. Encore une fois, la modernité de David Cronenberg n’est plus celle de Francis Bacon, et la nouvelle esthétique que projette le cinéaste va donc bien plus loin que celle du peintre.
E) La démystification de la chair
1) Papes et Crucifixions :
« Et quelle bête informe, son heure enfin revenue
/ Se traîne vers Bethléem pour y voir le jour ? » Ces vers
du poète irlandais William Yeats (1865-1939) sont cités par
Christophe Domino, pour illustrer une toile de Francis Bacon. Serait-ce à
dire que l’on pourrait trouver une sorte de messianisme dans l’œuvre
du peintre ?
Gilles Ringuet souligne que « Les teintes sont comme soutenues dans
leurs débordements par des tracés ovales qui se surimposent
à elles, et qui rappellent la symbolique ancienne de la mandorle. »
La mandorle est ce nimbe lumineux en forme d’amande qui entoure le Christ
en gloire, dans les représentations médiévales principalement.
Il semblerait que Francis Bacon traîne certaines conventions héritées
de toute l’histoire de la peinture (qui a été surtout
religieuse), comme cette prédilection pour le triptyque qui reste une
invention formelle de l’art sacré. C’est que, comme il
le confie à Pierre Descargues, « l’image irrationnelle
est plus efficace que l’image rationnelle » .
En tout cas, la religion catholique est très présente dans l’iconographie
baconienne. Le premier exemple en est cette passion pour le portrait du pape
Innocent X peint par Vélasquez (1599-1660). On ne dénombre pas
moins de quarante-cinq variations, par Francis Bacon, de cet « adulte
langé » , comme l’appelle John Russell. Francis Bacon confie
à David Sylvester :
« Je pense que c’est l’un des plus beaux portraits qui aient
jamais été faits ; et j’ai fini par en être obsédé.
J’achète livre sur livre dont l’illustration comporte ce
pape de Vélasquez, car il me hante et m’ouvre à toutes
sortes d’impressions et même, allais-je dire, de domaines de l’imagination.
»
A ce portrait d’Innocent X par Vélasquez vient se mêler
la réminiscence d’une photo du pape Pie XII dans sa sedia gestatoria
(chaise à porteurs), photographie que l’on a retrouvée
parmi d’autres dans son atelier. Ainsi, Francis Bacon reprend le thème
du portrait papal et « le fait griller » , selon ses propres termes,
pour atteindre un seuil d’expression comparable. On pourrait aussi dire
que Francis Bacon le fait « griller » comme on grillait les martyrs
de la première Église, dont le pape se doit d’être
le continuateur.
François Malbreil écrit que « Les papes
de Bacon semblent en proie à la souffrance la plus grande et rejoignent,
d’une manière détournée, la symbolique du Christ
martyr. » Cependant, le propos de Francis Bacon n’est pas vraiment
de faire de la peinture hagiographique. Seule l’expressivité
du sujet l’intéresse. Voici l’extrait d’un texte
de Jacques Prévert (1900-1977) qui me semble très proche de
l’esprit avec lequel le peintre reprend l’Innocent X de Vélasquez
:
« Le catholique pratiquant lorsqu’il se rend au cinématographe
parlant pour voir documentairement le vrai visage du Vatican... c’est
pour ça qu’il fait une drôle de tête le catholique
pratiquant / Ce qu’il imaginait ce n’était pas cet ecclésiastique
blême... mais un pape... un homme de nuages... une sorte de secrétaire
de dieu avec des anges pour lui tenir la queue... mais cette grande photographie
plate qui remue la bouche en latin / cette grande tête avec toutes les
marques de la déformation professionnelle [...] mais sur l’écran
le pape s’en va / en retroussant ses jupons blancs... le film du Saint-Père
est terminé / voici d’autres actualités / des militaires
italiens bombardent un village abyssin / le catholique pratiquant sent ses
larmes se tarir brusquement [...] devant les images de la mort la joie de
vivre le saisit / il voit là-haut dans le ciel tous les frères
en Jésus-Christ / tous ses frères en Mussolini / les archanges
des saints abattoirs. »
L’autre grand exemple d’une reprise de l’iconographie
catholique dans la peinture de Francis Bacon réside dans ses nombreuses
Crucifixion[s]. La plus ancienne toile conservée du peintre est déjà
une Crucifixion . Et, c’est avec Trois études de figures au pied
d’une crucifixion que débute véritablement sa carrière
de peintre, en 1944. La Crucifixion sera ensuite un thème récurrent
tout le reste de sa vie. Son critique et ami Michel Leiris affirme : «
Les Crucifixions [...] n’ont iconographiquement rien à voir avec
la mort du Christ mais se développent en triptyques comme pour un cérémonial
édifiant dont serait gardée l’ordonnance à défaut
du contenu. » D’ailleurs, il s’agit bien souvent de Crucifixions
à l’envers, le corps éventré rampant vers le bas
au lieu de s’élever triomphant vers le ciel. A propos du triptyque
Trois études pour une crucifixion, Philippe Sollers écrit :
« Bacon, soudain, voit un Christ de Cimabue comme un gros ver blanc
coulant vers le bas. Ça ne tient plus, ça s’effondre,
ça dégouline, quelque chose d’inouï tremble au pied
de la croix. » Francis Bacon a reconnu, pour ce triptyque, s’être
inspiré d’une reproduction du Christ de Cimabue (documenté
de 1272 à 1302).
Pour Lorenza Trucchi, « Ses nombreuses crucifixions ne sont le symbole
ni d’une rédemption ni d’une foi mais l’éternel
memento d’un risque que nous courons tous. » Milan Kundera écrit
lui : « Même le grand sujet de la Crucifixion qui, jadis, concentrait
toute l’éthique, toute la religion, voire toute l’histoire
de l’Occident, se transforme chez Bacon en un simple scandale physiologique.
» La Crucifixion n’est plus, chez Bacon, que la représentation
païenne d’une carcasse suspendue. Gilles Ringuet en fait cette
description : « Les membres sont écartés, et le corps
est accroché comme le serait celui d’un bœuf dans un abattoir,
tenu par des crochets, dans ce lieu où le tueur, le dépouilleur,
le dépeceur, accomplissent, avec un art infini, l’alchimie vie-mort-vie,
en transformant le cadavre de l’animal en cette entité indéfinie
qu’est la viande, substance nourricière. » En somme, c’est
le caractère profondément carnassier de l’être humain
que le peintre rappelle ici : on se nourrit principalement de la viande d’un
autre organisme. On pourrait presque penser que Bacon dénonce le cannibalisme
hebdomadaire de l’Eucharistie. En tout cas, les Crucifixions de Francis
Bacon sont plus proches d’une toile comme Le Bœuf écorché
de Rembrandt (1606-1669) que des crucifixions traditionnelles de la peinture
sacrée. Je pense qu’il faut appréhender le thème
de la Crucifixion chez Francis Bacon dans une logique exclusivement formelle.
Le peintre a toujours associé le tableau au corps humain et le châssis
serait l’équivalent de la carcasse, la peinture cette chair dégoulinante.
Peut-être Francis Bacon a-t-il eu vent des théories suprématistes
du russe Kasimir Malevitch (1878-1935) qui considérait qu’il
fallait cesser de crucifier des peintures au mur ?
Enfin, c’est ainsi que Michèle Monjauze appréhende
toutes les toiles de Francis Bacon : « la chair crucifiée au
fil de l’œuvre afin d’être fixée à un
support instable » Gilles Ringuet pense aussi que « Pour lui,
la Crucifixion c’est une armature magnifique à laquelle on peut
accrocher toutes sortes de sentiments et de sensations. » On retrouve
d’ailleurs quelque chose de la crucifixion dans plusieurs autres toiles
de Francis Bacon : « Il cloue ses figures dans le tableau » ,
comme nous l’apprend France Borel. En effet, à défaut
de clous, le peintre dessine parfois dans son tableau quelques objets pointus
qui ont cette fonction. Gilles Ringuet l’affirme : « Sur certaines
de ses toiles, une épingle de sûreté ou une flèche
n’ont aucune fonction rationnelle mais enrichissent l’atmosphère
de la toile. Il a besoin de ces visual rivets (rivets visuels) pour arrêter
l’image. » Par rapport à sa série de Figure[s] couchée[s]
avec seringue hypodermique , Francis Bacon avoue à David Sylvester
:
« C’était une façon de clouer l’image plus
fortement dans la réalité ou l’apparence. Je ne mets pas
la seringue à cause de la drogue qu’elle injecte, mais parce
que c’est moins stupide que de mettre un clou dans le bras, ce qui serait
encore plus mélodramatique. Je mets la seringue parce que je veux que
la chair soit clouée sur le lit. »
Voulant dans un premier temps conférer le mouvement à sa peinture,
il a ensuite besoin d’un subterfuge pour fixer l’image. Francis
Bacon est un être de contrastes. Dans les années soixante-dix,
lorsqu’il abandonne les écrans ou autres miroirs qui avaient
comme fonction de mettre en abîme ses portraits, il commence à
représenter des photographies de ses modèles, punaisées
sur les murs, comme dans le triptyque Trois portraits : portrait posthume
de George Dyer, autoportrait, portrait de Lucian Freud , où se crée,
par ces photographies, un écho du panneau central dans le panneau de
gauche et un écho du panneau de gauche dans celui de droite.
Que ce soient ses Pape[s] ou ses Crucifixion[s], l’iconographie en usage
chez Bacon n’est religieuse que parce qu’historiquement la peinture
est un art sacré. S’il ne s’agissait du châssis de
la toile, le Crucifixion n’intéresserait en rien Francis Bacon.
2) L’Incarnation :
Le cinéma de David Cronenberg n’est pas dénué
d’un certain mysticisme. Bien sûr, on est plutôt d’accord
avec cette sentence qu’il formule à Serge Grünberg, «
Le corps reste un mystère » , malgré les progrès
de la science. Toutefois, il faut reconnaître que David Cronenberg a
une légère propension à célébrer ce mystère.
C’est avec Scanners, en 1980, que le cinéaste canadien commence
à insérer certains éléments issus de la religion.
Déjà, le troisième œil que Darryl Revok se fait,
en se forant le front, évoque une particularité de l’Hindouisme.
Cronenberg se sert de cette métaphore pour faire comprendre ce pouvoir
supplémentaire de divination qu’ont les scanners sur les humains
normaux. Avec ce film, il met aussi en image cette théorie religieuse
de la métempsycose, qui est la transmigration des âmes d’un
corps à un autre. La scène finale de Scanners est résolument
mystique. C’est du moins telle que nous la décrit William Beard
: « le duel majestueux qui l’oppose à Revok, avec son image
christique finale de puissance et de transcendance (les bras de Vale sont
en croix, des langues de feu sortent de ses paumes ouvertes, son torse est
enserré par les flammes et son visage sanglant exprime la sérénité
d’un dieu). »
Le film suivant, Videodrome, traite de martyrs, torturés et assassinés
dans une pièce rouge, dont le sol est constitué d’un gril
et dont les murs sont en argile trempé et électrifié.
On ne sait pas bien pour quelle cause ont lieu ces martyres, mais on sait
qu’au moins deux personnages du film s’y prêtent de bon
cœur : Nicki Brand et Brian O’Blivion. Puis le film bascule à
un moment dans le culte de la Nouvelle Chair, sans que l’on ne sache
ni à quoi cela correspond vraiment, ni si cela a un lien avec les martyrs
précédents. Pascale Fleuridas considère que David Cronenberg
veut « changer les rapports qui existent entre le visible et l’invisible.
»
Selon Serge Grünberg, The Fly met en scène « une créature
mi-homme mi-insecte, à l’image de ces divinités antiques
et/ou archaïques qui symbolisent la vie quasi-animale des êtres
qui ont précédé l’organisation de l’univers
par le logos. » Sans aller jusqu’à l’exégèse
du film, il faut préciser que David Cronenberg ne se cache pas d’y
avoir mis une pincée de mysticisme. La téléportation
(c’est-à-dire la désintégration d’un organisme
puis la recombinaison moléculaire en un autre endroit) y est jugée
purificatrice par Seth Brundle, son inventeur. Il déclame ainsi, à
sa compagne, cet obscur sermon :
« Tu as peur de plonger dans le bain de plasma. Tu as peur d’être
détruite et recrée. Je parie que tu es sûre que tu m’as
révélé aux plaisirs de la chair. Mais la société
ne peut donner qu’une vue étroite de ce que peut être la
chair. Tu ne peux pénétrer au-delà de cette maladie qu’est
la peur de la chair. Bois jusqu’au bout ou ne goûte pas à
la source du plasma. Et je ne parle pas de sexe ou de pénétration,
je parle de pénétration au-delà du voile qu’est
la chair. La pénétration, c’est le grand plongeon au fond
du bain de plasma. »
On en revient donc à ce mystère absolu qu’est la chair.
C’est aussi l’analyse qu’en fait Serge Grünberg : «
La monstrueuse mutation de Seth Brundle ; bien que très organiquement
documentée, nous est en quelque sorte donnée comme une aberration
informatique, le faux pas d’une intelligence artificielle devant le
mystère de la chair. » C’est dans cette continuité
que David Cronenberg met en scène l’opération chirurgicale
dans Dead Ringers. Peter Morris l’explique :
« Parmi les inventions du film, il y a les robes écarlates que
porte l’équipe chirurgicale des jumeaux, dans la salle d’opération,
comme des robes ecclésiastiques. Cronenberg voulait que les docteurs
aient l’air de prêtres et de cardinaux, en hommage aux mystères
de leurs rituels. »
François Angelier, sur France culture, met cette scène en lien
avec le mysticisme de Videodrome : « L’opération est vécue
comme une sorte de grande messe rouge puisque Jeremy Irons est habillé
comme un prêtre, il est masqué, il célèbre une
espèce de culte qui et peut-être le culte de la Nouvelle Chair.
» Ensuite, ce mysticisme charnel disparaît des films de Cronenberg.
Il n’y revient pas même dans Crash, dont le thème s’y
prêtait pourtant. Le dernier exemple d’une symbolique religieuse
est dans eXistenZ, présenté comme un combat entre la secte des
néo-réalistes et Allegra Geller, le gourou des jeux virtuels.
Reste que David Cronenberg est parfaitement conscient de la fonction cathartique
de son cinéma-spectacle et que sa période que l’on pourrait
taxer de mystique (le début des années quatre-vingt) est aussi
celle où il a le plus utilisé l’image cathartique des
flammes purificatrices (très présentes dans Scanners, Dead Zone
et Videodrome).
Ainsi, la symbolique religieuse, si elle apparaît
dans le cinéma de David Cronenberg, tend vite à se focaliser
sur le mystère de la chair. En cela, David Cronenberg n’est pas
très éloigné des Crucifixions de Francis Bacon. Lorsque
Serge Grünberg demande à David Cronenberg ce qu’il pense
de la figure du Messie, celui-ci répond :
« Nous désirons ardemment que le Christ soit réel, soit
un être humain de chair [...] car si le Christ n’est qu’une
métaphore, une abstraction, notre rapport à lui devient également
abstrait et ne peut avoir la force, la force incroyable d’un être
humain qui touche un autre être humain. C’est le rapport le plus
fort que nous puissions connaître : la présence physique de l’un
à l’autre, des êtres humains. »
En somme, le mysticisme de Cronenberg se résume dans le dogme de l’Incarnation.
Il traque dans la chair cette présence qui l’habite. Dans Libération,
on peut lire que le cinéma de David Cronenberg est « incarné
[...] comme on le dit d’un ongle [...] fouillant les chairs là
où ça fait mal, au plus profond de nos cicatrices. » Tout
comme Francis Bacon, Cronenberg essaie de saisir ce qui caractérise
cette présence. Il confie sur France Inter : « Pour moi, le corps
a une pensée qui lui est propre. » Peter Morris nous apprend
ceci sur l’une des figures de Shivers : « Le personnage d’Emil
Hobbes a été perçu comme un descendant du philosophe
du XVIIème siècle, Thomas Hobbes, qui avait insisté sur
la primauté de la nature physique de l’humanité sur le
monde de l’esprit. » Et, au tournant du millénaire, le
préjugé de l’âme dictant le corps reste encore à
déconstruire, peut-être plus que jamais.
Si l’on veut considérer Francis Bacon et David Cronenberg comme
des missionnaires, ce serait plus de ce côté-là que se
rangerait leur vocation apostolique. Tous deux remontent à la base
du judéo-christianisme et remettent en cause cette phrase d’où
découlent toutes les saintes écritures : « Au commencement
était le Verbe ». Dans un entretien avec Francis Bacon, Michael
Peppiatt suggère : « Le verbe suscite l’image » et
en effet, que sort-il de ces bouches hurlantes, habitant les peintures de
Bacon : des images désordonnées et surtout pas des discours.
André Labarthe reprend une phrase de Cronenberg pour intituler son
documentaire : « I have to make the word be flesh », c’est-à-dire
: « Je dois donner corps au verbe ». Le principe même de
l’Incarnation. Cela a été tout le challenge de l’aspirant
écrivain, devenu metteur en scène de réputation internationale.
Il s’en explique à Serge Grünberg :
« Comment faire une métaphore au cinéma ? J’ai compris
que c’est la création d’une imagerie, d’une imagerie
monstrueuse ; c’est ainsi que ce que vous appelez les idées pures
est invisible au cinéma. Il n’y a rien à filmer. C’est
une chose qu’on peut faire en littérature, mais à l’écran,
il fut emprunter un autre chemin. Il faut que je transforme le mot en chair
et qu’ensuite, je filme la chair car je ne peux filmer le mot. »
En effet, dans Videodrome, ce slogan creux de « Longue vie à
la Nouvelle Chair » ne prend pas, il reste à un stade caricatural
car il ne prend pas corps dans le film, il ne se "réalise"
pas. Pascale Fleuridas nous l’affirme : « Cronenberg ne représente
pas ce qu’est la non-chair. Le film prend fin alors que devrait apparaître
sur l’écran la forme de l’existence désincarnée.
» Y a-t-il une vie pour le personnage après le générique
final ?
Le déséquilibre de la volonté par rapport au corps vient
bien plus tard trouver son complément, chez Cronenberg, avec Spider,
son dernier film en date. Le quotidien Libération en fait cette analyse
très pertinente : « Cronenberg a inventé pour ce film
la notion de corps off. » De même, par exemple, que dans Videodrome,
le professeur Brian O’Blivion était une sorte de voix off puisque
n’ayant plus de corps que dans la rémanence d’un champ
magnétique vidéo, de même dans une bonne partie du film
Spider, le corps du Spider adulte n’est là que comme le marqueur
d’une absence mentale du petit Spider, aussi présent à
l’écran (au risque d’un paradoxe spatio-temporel comme
on dit dans les scénarios de science-fiction). Spider existe en tant
que personne, mais, aliéné mentalement, il est à peine
plus viable que la Nouvelle Chair promise dans Videodrome. Le corps et l’esprit
sont indissociables, c’est le rappel de l’Incarnation selon David
Cronenberg, la chair et le verbe... William Beard voit dans Videodrome l’expression
de cette question : « Au moment où le corps (Nicki) et l’esprit
(Bianca) se totalisent dans un nouveau mode d’existence, l’unification
des contraires [...] ne représente rien de moins que la solution à
la dichotomie primaire entre le corps et l’esprit présente dans
tous les films antérieurs de Cronenberg - mais cette solution pourrait
n’être toutefois que la mort. »
Pour ce qui est de cette dichotomie entre la chair et le verbe, la peinture
de Francis Bacon, elle, reste délibérément muette, jusque
dans sa titralogie. Sarah Kofman considère que « L’art
consiste précisément à soustraire les mots aux choses,
à ôter aux êtres la parole pour seulement les figurer,
les rendre visibles et par là même innommables. » Ce qui
permet à Alain Chareyre-Méjan de conclure : « La modernité
de Bacon est liée au fait que ce n’est plus la parole qui fait
chez lui autorité, la parole divine, politique, scientifique : c’est
la présence [...]. Peindre est l’acte non métaphysique
par excellence. »
A propos des artistes dont elle nous entretient (parmi lesquels
Francis Bacon), Isabelle Acuti nous dit ceci :
« L’artiste est Homme avant tout, imparfait, obscur, obsédé
et souvent obscène. Nous sommes loin de l’Immaculée Conception,
de cet enfant né de l’invisible. Chaque œuvre citée
s’adresse avant tout à nos sens, à ce qui est de l’ordre
du réel, du concret, même si elle fait appel à notre capacité
intellectuelle de conceptualiser. Elle s’inscrit dans notre réalité,
dans le domaine du visible, dans un espace et dans une époque sans
cesse en évolution. Certains artistes tentent de s’approcher
de cette conception immaculée, par la recherche de la pureté,
du minimalisme, de l’abstraction ou de la conceptualisation. Ils sont
ces fervents acteurs de l’esprit sain en quête de Perfection.
Mais peut-être est-ce cela, renier les origines de l’art. Sa fonction
primordiale ne serait-elle pas de s’adresser aux sens comme au sens
par le biais d’une image interrogeante, excitante, monstrueusement humaine.
A l’opposé de cette Immaculée Conception qui reste une
belle histoire, hymne à la naïveté, il y a le corps qui
souffre, la naissance dans la douleur et le sang, la bile et la morve, les
vomissures, la merde et la salive, le crachat, la cire. »
Gilles Deleuze l’affirme globalement : « La peinture ancienne
était encore conditionnée par certaines possibilités
religieuses qui donnaient un sens pictural à la figuration, tandis
que la peinture moderne est un jeu athée. » Et, effectivement,
la peinture de Francis Bacon est « une tragédie projetée
dans un univers non religieux » , comme le formule Gaëtan Picon.
Pour Lorenza Trucchi :
« Les personnages de Bacon, presqu’abîmés dans l’organique,
consument une existence instinctuelle, sans qu’aucune sollicitation
métaphysique ne les effleure jamais [...]. On dirait parfois que l’homme
de Bacon retourne volontairement à une sorte de primitivité
animale pour se venger de millénaires d’expériences métaphysiques
qui n’ont pas toujours su apaiser ses craintes ontologiques. »
Pour ce qui est du cinéma de David Cronenberg, Hugues Ghenassia le
synthétise ainsi :
« La quête [du héros cronenberguien] est toujours la fable
d’une impossible et pathétique volonté de dépassement
de soi - humain trop humain - sur un plan biologique, qui masque en réalité
un désir d’éternité [...]. Comme si la volonté
de puissance mégalo-nietzschéenne de ses héros mélancoliques
(concrètement à l’œuvre aujourd’hui dans les
biotechnologies) n’était qu’une sourde aspiration de l’homme
à consacrer sa propre disparition. »
David Lebreton pense que « Le corps serait aujourd’hui l’anachronisme
d’une humanité grandiose. » Pour Francis Bacon, par contre,
le corps n’est pas escamotable. Michel Leiris l’affirme : «
La peinture se propose directement de dégager les présences
sous la représentation. » Et il considère que l’art
de Francis Bacon atteint l’objectif fixé :
« Comme si elle avait sa vie à elle et constituait une réalité
neuve au lieu de n’être qu’un simulacre, une allusion indirecte
ou bien un arrangement dûment équilibré (sans plus de
tranchant qu’une pure ornementation), ce qui, dans une toile de Francis
Bacon, quels que soient les éléments mis en œuvre et même
quand son thème la situe sur le plan du mythe plutôt que sur
celui du quotidien, est appréhendé sur-le-champ et s’impose
sans le moindre détour, indépendamment de tout jugement d’adhésion
ou de refus, c’est, étrangère à quoi que ce soit
qui de près ou de loin relèverait d’une théologie,
l’espèce de présence réelle à laquelle atteignent
les figures qui animent de pareilles œuvres. »
Jean Clair, lui, formule le diagnostic suivant, sur les toiles de Francis
Bacon :
« Elles posent des questions existentielles auxquelles l’art a
toujours su déroger, elles interrogent l’intégrité
de l’identité, une question déplaisante, car sans réponse,
une énigme. Ces œuvres reconnaissent la faillibilité de
la Raison et de la Science, mais elles évitent l’écueil
qui est de proposer une alternative qui peut être mystique ou je ne
sais quoi encore. Elles n’apportent pas de solution en soi. »
Ainsi, on peut évacuer toute ambiguïté
dans l’œuvre de Francis Bacon : l’iconographie catholique
n’est présente que comme une réminiscence formelle de
l’histoire de la peinture. Michel Leiris définit « L’art
comme le conçoit Francis Bacon [:] un art démystifié,
purgé qu’il est de tout halo religieux comme de toute dimension
morale. » Francis Bacon ne croit pas en Dieu, il croit à l’existence
d’« un chaos très profondément organisé ».
Quant à David Cronenberg, il est considéré par Serge
Grünberg comme un « artiste athée militant » . Le
cinéaste confie à ce dernier : « Nous aimerions que tout
fût stable, qu’il y ait un absolu, mais nous devons l’inventer
parce que ça n’existe pas. Il n’y a pas d’absolu.
» Lors d’un autre entretien, David Cronenberg revient sur un détail
d’eXistenZ pour évacuer tout quiproquos :
« Lorsque je montre Allegra et ses disciples en train d’expérimenter
eXistenZ sur l’estrade de l’église ; il y a douze personnages
comme dans la Bible... En fait, au départ ils devaient être seize
et on s’est aperçu que c’était mieux avec douze.
Mais ça n’a jamais été mon intention, l’imagerie
chrétienne n’est pas quelque chose qui fait partie de mon éducation.
»
Il ne fait aucun doute que le propos de nos deux artistes est de démystifier la chair. Mettre en image le dogme de l’Incarnation pour démontrer à quel point il est creux. Tout du moins, c’est ainsi que l’on peut comprendre autant les Crucifixion[s] de Francis Bacon qu’un film comme Videodrome de David Cronenberg. L’ironie du sort, par rapport à ce dernier, est que l’irradiation cathodique s’est faite le vecteur du mysticisme : dans l’Amérique du Nord, un nouveau phénomène s’est développé, celui des télévangélistes, ces prédicateurs charismatiques qui transmettent la voix divine par voie hertzienne.
Conclusion
Du fait d’une certaine forme de montage pratiqué par Francis Bacon dans ses séries ou ses triptyques (un montage proche du montage cinématographique), du fait de l’importance de la temporalité dans sa peinture, il est tentant de faire des liens entre Francis Bacon et certains cinéastes. Son esthétique des corps cruentés le rapproche plus particulièrement des cinéastes du gore, genre auquel se rattache David Cronenberg dans une première partie de sa carrière. On peut en effet trouver que, tout comme Francis Bacon, David Cronenberg met en scène l’horreur invisible parce qu’intérieure, et qu’il traque le cri de la Figure, la contraignant toujours plus à l’intérieur du cadre. On peut aussi trouver que le thème du double, présent dans le cinéma de Cronenberg, renvoie au rapport physique que Bacon entretient avec ses tableaux ou à l’effet miroir que leur confère, pour le spectateur, le sous-verre dont ils sont parés. Ce qui est sûr, c’est que tous les deux cherchent à réaliser des œuvres qui ne s’adresseraient « plus à la raison mais directement au système nerveux » . Par contre, pour ce qui est du thème du corps mis à mal, qui sur un plan iconographique reste leur principal point commun, on se rend compte que les questionnements soulevés dans ces œuvres ne sont pas identiques. Francis Bacon étale la chair humaine pour rappeler le caractère carnassier de l’individu, quand David Cronenberg s’interroge sur une forme virale de violence, à l’œuvre dans notre société. Et les monstres de Francis Bacon ont pour fonction de détourner la typologie de la peinture sacrée, tandis que Cronenberg met en scène la mutation technologique de l’humanité. Ainsi, il faut nuancer ce rapprochement que nous proposent Serge Grünberg, Véronique Bouruet-Aubertot, Réjane Hamus et Pascale Fleuridas .
Ces deux autodidactes en sont donc venus à développer les mêmes thèmes dans leurs œuvres et ont réussi à imposer une esthétique semblable. S’il est vrai que l’on peut, grâce au support vidéo et à l’arrêt sur image, isoler quelques plans étonnamment proches de certaines toiles de Francis Bacon, il faut garder à l’esprit que le photogramme ne peut pas avoir la même fonction que le tableau. Ce que Pascal Bonitzer appelle le « plan-tableau » se sert de la valeur culturelle de la peinture comme signifiant et l’insère dans une démonstration linéaire qui lui est complètement étrangère, structurellement étrangère. L’arrêt sur image est un artifice de cinéphiles et le plan ne peut se suffire en lui-même : il convoque toujours des éléments (décors ou personnages) qui l’ont précédé ou qui vont suivre. Le plan fixe d’ensemble est l’exception au cinéma et, même lorsque c’est le cas, il reste connoté par la musique qui l’accompagne et par l’attente du spectateur par rapport à l’histoire. Cinéma et peinture, même s’ils sont les plus prisés des arts de l’image plane, restent structurellement très différents : le cinéma ne perd jamais de vue le point de mire terminal auquel il nous conduit, tandis que la peinture s’ouvre à un miroitement conjectural infini. Il faut s’interroger sur la valeur culturelle acquise par la peinture, relativement à d’autres formes d’expression artistiques. Il y a une sorte de prédominance de la peinture. Déjà, dans l’histoire, le vitrail, la mosaïque ou la tapisserie, qui étaient des arts indépendants (l’artiste composant son œuvre du début à la fin) se sont vus petit à petit soumis à la "grande peinture", les peintres fournissant sur carton leurs compositions qui étaient alors adaptées, surtout à partir de la Renaissance italienne. Aujourd’hui, il semblerait que des arts populaires comme la photographie, le cinéma ou la bande dessinée recherchent auprès de la peinture une légitimité artistique. Jean Renoir (1894-1979) disait, en parlant de la présence de la peinture de son père, Auguste Renoir (1841-1919), dans son film Le Déjeuner sur l’herbe (1959) : « Remarquez qu’il vaut mieux penser à un homme qui a fait de la peinture quand on fait un film, que de penser à quelqu’un qui, par exemple, aurait fait de la quincaillerie. » Pourtant, David Cronenberg ne recherche pas cette reconnaissance par l’analogie avec la peinture. Son panthéon à lui reste celui de la littérature. Il confiait ces dernières années : « Je suis un peu comme Bergman qui, jusqu’à l’âge de 45 ans, était persuadé qu’il avait échoué en tant qu’artiste parce qu’il faisait du cinéma et non des romans. »
On n’existe jamais vraiment dans l’absolu, tout
être n’existe que par rapport à d’autres êtres
qu’il côtoie, il n’a d’existence propre que dans l’identification
ou la démarcation. Ce qui explique que, pour un cinéaste à
l’œuvre aussi personnelle que David Cronenberg, on ne puisse pourtant
s’empêcher de vouloir le rapprocher de tel ou tel autre. Malgré
tout ce qu’il transmet de ses obsessions dans ses films, David Cronenberg
n’existe pas par lui-même, la confrontation à l’autre
est toujours nécessaire, comme le prouve cette récurrente comparaison
au peintre Francis Bacon. La culture d’une époque est un ensemble
et ne peut être imputable à telle ou telle individualité
(pour ne pas dire star). Des influences existent à des niveaux conscients
et inconscients, indémêlables mais qui stimulent l’esprit
créatif de chacun. C’est d’ailleurs, dans Videodrome, le
propos de la Mission Cathodique qui s’attache à « réintégrer
les gens dans la table de mixage du monde ». Et, en soi, de quoi est
fait David Cronenberg ? Tout être n’est-il pas un conglomérat
d’humanité, le produit de la rencontre de ses deux parents, produit
d’un milieu social, d’une culture, d’une époque ?
Francis Bacon est une facette de cette complexe alchimie. David Cronenberg
le sait bien, lui qui au fur et à mesure de sa carrière a délaissé
peu à peu les films trop personnels pour mêler son univers à
celui d’autres artistes, multipliant les adaptations littéraires
(ou plutôt faudrait-il dire les interprétations littéraires).
Il déclarait récemment que, pour une adaptation à l’écran,
« on mélange son sang ou son système nerveux avec quelqu’un
qui a écrit une pièce ou un livre » .
Le cinéma est un art d’équipe. Lorsque l’on dit
"les films de David Cronenberg", c’est un raccourci un peu
facile qui néglige la part artistique d’un Peter Suschitzky (photographe
sur Dead Ringers, Naked Lunch, M.Butterfly, Crash, et eXistenZ), par exemple,
ou d’un Howard Shore (musique de The Brood, Scanners, Videodrome, The
Fly, Dead Ringers, Naked Lunch, M.Butterfly, Crash, et d’eXistenZ),
d’un Jeremy Irons (rôle principal de Dead Ringers et de M.Butterfly),
d’un Chris Walas (effets spéciaux de The Fly et de Naked Lunch),
ou pourquoi pas d’une Denise Cronenberg (costumes de The Fly, Dead Ringers,
Naked Lunch, M.Butterfly, Crash, et d’eXistenZ). Le metteur en scène
David Cronenberg sait s’entourer d’une équipe talentueuse
et il sait discuter avec chacun les moindres aspects esthétiques et
non pas imposer une vision préconçue du film qui, de toute façon,
n’existe pas pour lui qui ne fait jamais de story-board. Il définit
son métier comme suit : « le réalisateur est celui qui
intègre tous les aspects du processus d’un film » , une
sorte de chef d’atelier, de contremaître. Ainsi ne doit-on parler
de David Cronenberg que comme d’un hydre artistique : un seul nom mais
tant de têtes...
La question que soulève cette proposition journalistique
de filiation du cinéma de David Cronenberg à la peinture de
Francis Bacon est celle de la réception des ouvres. Vu d’ici,
vu de France, le monde anglo-saxon est d’une telle altérité
que l’on n’hésite pas à enjamber le fossé
qui sépare le cinéma de la peinture pour affirmer qu’un
anglais et un canadien expriment exactement la même chose. Au-delà
de leurs personnalités opposées, au-delà de leur champ
d’application très différents, il y a leur spécificité
nationale qui est ignorée. David Cronenberg, en particulier, a une
relation très exclusive à son pays (dont il est la figure cinématographique
majeure), à sa ville, Toronto, et à son entourage, familial
et professionnel. Il n’a tourné que très exceptionnellement
à l’étranger (M.Butterfly et Spider).
Quel est donc l’enjeu de ce rapprochement entre David Cronenberg et
Francis Bacon ? Qu’est-ce que cela traduit de spécifiquement
français, dans notre rapport au cinéma ? Il y a bien sûr
cette dictature intellectuelle du cinéma d’auteur, comme étant
le seul cinéma valable. Comment la critique qui a reconnu, au tournant
des années 90, le talent de David Cronenberg peut-elle, a posteriori,
justifier élever ainsi au rang d’artiste un metteur en scène
issu du genre, surtout lorsqu’un de ses films fait un tel scandale que
Crash (en 1996) ? Bien sûr, l’œuvre de David Cronenberg est
un ensemble cohérent, aux thématiques très personnelles,
mais cela suffit-il à en faire un auteur, dans notre pays qui n’a
pas oublié la Nouvelle Vague ? Alors, la subtilité est d’aller
chercher dans un autre art, chez nous auréolé d’un prestige
historique - la peinture - , un auteur similaire, assez proche du genre, dont
la notoriété permette de transcender la carrière du cinéaste,
et presque de lui conférer un supplément d’âme.
Il y a là quelque chose qui relèverait d’une perception
du cinéma comme d’un produit dérivé de la peinture.
Le cinéma serait la continuation moderne de cet art depuis longtemps
annoncé comme moribond qu’est la peinture. Indéniablement,
la comparaison entre David Cronenberg et Francis Bacon est pertinente, mais
elle dénote une certaine manière de recevoir l’art cinématographique.
Puisqu’il est question d’une légitimation
du cinéma par le jeu des références, il faut rappeler
la reconnaissance dont David Cronenberg a bénéficié de
la part de diverses institutions artistiques que Véronique Bouruet-Aubertot
recense :
« En 1987, vous exposez à Toronto avec le sculpteur Mark Prent
[né en 1947] à la Power Plant Gallery. En 1998, le Thread Waxing
Space Gallery de New York réunit autour de vous une bonne quinzaine
d’artistes (dont Tony Oursler [né en 1957], Lygia Clark [1920-1988],
Mariko Mori [né en 1967]) pour une exposition intitulée Spectacular
Opticals »
David Cronenberg lui avoue : « On a évidemment le sentiment d’être
légitimé, soi-même, et dans l’idée qu’en
tant que cinéaste on puisse se considérer comme artiste [...].
Aujourd’hui encore, les cinéastes ont du mal à se considérer
comme artistes. » Peter Morris l’évoque aussi dans sa biographie
du cinéaste :
« La galerie d’art contemporain Power Plant, à Toronto,
a monté une exposition de son œuvre, Crimes against Nature , couplée
avec le travail comparable du sculpteur Mark Prent (L’exposition proposait
des extraits vidéos des films de Cronenberg, présentés
sur des écrans tactiles pour sélectionner les séquences
; la scène de la tête explosant, dans Scanners, a été
de loin le choix le plus populaire) »
Et Pierre Véronneau d’approuver qu’il trouve la démarche
artistique de Cronenberg similaire à celle du sculpteur québécois
Mark Prent.
Côté français, il y a d’autres artistes aux côtés
desquels Cronenberg expose, en l’an 2000, à la galerie Enrico
Navarra à Paris, sous le titre Le corps mutant. Parmi ceux-ci, Orlan
(née en 1947) est une "performeur" qui utilise son propre
corps comme matière première, non pas seulement dans une visée
de représentation mais dans une métamorphose. Par son art, elle
convoque ces usages modernes que sont le tatouage, le piercing, la scarification,
la refiguration, la chirurgie... On lui doit des œuvres telles que Opération
en hommage à toutes les bouches qui ont quelque chose à dire
(gros plan sur une opération chirurgicale indéfinie, entre le
nez et la lèvre supérieure, avec une grappe de raisin comme
unique décorum) ou Aiguille de la seringue d’anesthésiant
piquée dans la lèvre supérieure qui est un élément
de la série photographique « Ceci est mon corps... ceci est mon
logiciel », résultant de la septième opération-chirurgicale-performance,
intitulée Omniprésence . L’œuvre la plus surprenante
de l’artiste est peut-être le polyptyque Omniprésence II
qui se compose de quarante panneaux datés, du 23 novembre au 30 décembre
1993. Sur chaque élément, on retrouve deux autoportraits en
photographie couleur : en haut, des photographies pré et post-opératoires
du visage d’Orlan, un rendu réaliste de son travail de défiguration,
avec la palette colorée des contusions ; en bas, des autoportraits
hybrides, combinant sa propre image et d’autres tirées de l’histoire
de l’art, principalement de la Renaissance italienne, Botticelli (1445-1510)
et Léonard de Vinci (1452-1519) surtout, photographies diaphanes, sur
fond claire, légèrement surexposées. Les préoccupations
d’Orlan sont très proches de celles d’un David Cronenberg
ou d’un Francis Bacon, comme en témoignent les panneaux My Flesh,
The Text and The Languages utilisés lors de la cinquième opération-chirurgicale-performance.
Il s’agit de versions en différentes langues étrangères
d’un extrait du livre Tiers Instruit de Michel Serres :
« Le monstre courant tatoué, ambidextre, hermaphrodite et métis,
que pourrait-il nous faire voir, à présent, sous sa peau ? Oui
le sang et la chair. La science parle des organes, de fonctions, de cellules
et de molécules, pour avouer enfin qu’il y a beau temps que l’on
ne parle plus de vie dans les laboratoires, mais elle ne dit jamais la chair,
qui, tout justement, désigne le mélange, en un lieu donné
du corps, ici et maintenant, de muscles et de sang, de peau et de poils, d’os,
de nerfs, et de fonctions diverses, qui mêle donc ce que le savoir analyse.
»
On croirait entendre Seth Brundle se lamenter de ce que son ordinateur ne
peut comprendre ce qu’est la chair, dans The Fly. D’ailleurs,
avec son dernier projet de grande ampleur, Le plan du film, Orlan lorgne du
côté du cinéma. Partant de cette expression de Godard,
« non seulement un film à l’envers, mais en quelque sorte
à l’envers du cinéma », elle renverse le processus
cinématographique habituel en commençant par la réalisation
de l’affiche, ce qui arrive en dernier dans l’industrie du cinéma.
Ce sont ses Générique[s] imaginaire[s] qui annoncent des films
pas encore réalisés. Comme on pouvait s’y attendre, l’un
d’eux serait un film de David Cronenberg, Catharsis, avec Jean-François
Taddéi , Orlan et Sarah Wilson dans les rôles principaux. Serge
Grünberg y est mentionné comme scénariste . Mais, comme
nous en avertit Orlan :
« [Les] Génériques imaginaires [sont de] simples œuvres
de l’esprit, ces films n’ont d’existence que dans l’imaginaire
de l’artiste, toute évocation de personne existante ou ayant
existé, n’a en soi d’autre signification que d’être
un appel à la mémoire collective toujours présente dans
l’œuvre de l’artiste. Les amis et personnalités nommés
trouveront dans ces œuvres, un vibrant hommage à ce qu’ils
sont et à ce qu’ils ont fait. »
De son côté, David Cronenberg travaille sur un projet de film
qui n’est pas étranger à l’univers d’Orlan.
C’est du moins tel qu’il nous le présente : « Le
titre en sera Painkiller (antidouleur) et cela évoquera les performances
d’artistes du futur. » On se prend à rêver d’une
collaboration entre Cronenberg et Orlan, d’un point de croisement cathartique
entre les deux œuvres.
A ma connaissance, aucune galerie ni aucun musée
n’a, jusqu’alors, présenté d’exposition mettant
en rapport le cinéma de David Cronenberg et la peinture de Francis
Bacon. Et, quand on élargit notre champ de réflexion, on se
rend compte que d’autres cinéastes reconnaissent plus ouvertement
une influence de Francis Bacon que ne le fait David Cronenberg : Stuart Gordon,
par exemple, reconnaît avoir cherché son inspiration dans la
peinture de Salvador Dali et de Francis Bacon, pour son film Aux portes de
l’Au-delà (1986) .
Dans une cinématographie extérieure au gore, il est certains
films de l’histoire du septième art qui illustrent leur propos
avec des reproductions de Francis Bacon. Dans Batman (1989), de Tim Burton,
alors que les hommes de main du Joker saccagent les œuvres d’art
d’un musée pour instaurer une nouvelle esthétique (sic
!), le Joker arrête l’un d’eux au moment où il allait
s’attaquer à la toile Figure avec viande . « Celui-là
me plaît », dit-il. Le tableau de Bacon reste visible au second
plan tout le reste de la séquence où le Joker expose son projet
esthético-criminel. Dans Theoreme (1968) de Pier Paolo Pasolini, deux
hommes, qui ont fait l’amour ensemble, feuillettent un album où
l’on peut facilement identifier les tableaux suivants : Trois études
de figures au pied d’une crucifixion, Deux figures dans l’herbe,
Deux figures, Etude de babouin, Etude pour un portrait, Etude d’une
figure dans un paysage, Etude de nu accroupi, Etude pour portrait VII, Fragment
d’une crucifixion, Tête I, Peinture 1946, Etude de figure I .
Les pages qui se tournent, associant ces tableaux entre eux, produisent le
même effet que le montage diapositive du réalisateur David Hinton
.
L’autre film qui attache une grande importance à l’œuvre
de Francis Bacon est Le dernier tango à Paris (1972) de Bernardo Bertolucci,
où l’on retrouve, en guise de générique début,
le panneau central de Trois Figures dans une pièce , ainsi qu’un
portrait d’Isabel Rawsthorne : un homme assis dans un fauteuil et une
femme assise sur une chaise, qui se répondent. Au-delà de la
simple citation, on retrouve des éléments typiques de l’œuvre
de Bacon dans ce film de Bertolucci : ce grand appartement vide, rond, avec
ces stores cachant l’extérieur à notre regard. Dans tout
le film, il y a ces jeux de portes qui s’entrouvent et se ferment, ces
visages qui apparaissent dans les chambranles, qui est une caractéristique
majeure des triptyques de Francis Bacon. Et que dire de cette séquence
où Jeanne se trouve dans cet ascenseur ajouré (comme on n’en
trouve qu’à Paris), alors que Paul la poursuit en grimpant quatre
à quatre cet escalier qui s’enroule autour de la cage d’ascenseur
? Francis Bacon n’aurait-il pas rêvé d’animer ainsi
ses figures encagées ?
Un cinéaste très proche de David Cronenberg qu’est David
Lynch, bénéficie lui aussi de la référence à
Francis Bacon, comme l’écrit Jacques Morice dans Télérama
:
« Portraitiste, Lynch fait de l’art figuratif jusqu’à
la défiguration. Plus qu’aucun autre, il sonde ce qui a ou n’a
plus forme humaine [...] Le visage est instable et chaotique : il change,
s’efface, il est difficile à fixer. Chaque visage en rappelle
un autre, se confond ou se superpose à un autre : une brune cache une
blonde (Mulholland Drive), un bébé un animal (Eraserhead). Le
maquillage (rouge à lèvre, masque blanc), les coiffures baroques,
les perruques, le grain de la peau observé à la loupe ajoutent
à la confusion. La figure humaine semble souvent travestie même
dans l’extrême beauté. Elle tend à disparaître,
à se voiler, à se brouiller comme dans une toile de Bacon, à
se tordre comme chez Kokoschka [1886-1980]. Une crainte pèse souvent
: la métamorphose. Le faune et l’hermaphrodite peuvent surgir
à tout moment. »
Ainsi, il est désormais établi que le lien
proposé entre le cinéma de David Cronenberg et la peinture de
Francis Bacon ne se justifie pas plus que celui que l’on pourrait faire
entre le cinéma de David Cronenberg et les performances d’Orlan,
par exemple, ou encore entre la peinture de Francis Bacon et le cinéma
de David Lynch, quoique ce dernier étant lui-même plasticien,
il serait plus judicieux de comparer ses tableaux à ceux de Francis
Bacon avant de chercher absolument une transversalité entre les disciplines
artistiques, transversalité qui s’avère structurellement
artificielle.
Malgré tout, l’intérêt du rapprochement entre David
Cronenberg et Francis Bacon est qu’il permet d’éclairer
leurs productions d’un nouveau regard. Leurs affinités font que
les regards croisés que l’on peut porter successivement sur l’une
et l’autre de leurs œuvres enrichit grandement l’une et l’autre,
et permet d’approfondir plus avant leurs thématiques que ne le
permettrait une étude monographique. Après tout, comme le dit
Roger Bissière (1888-1964) :
« Les vues que l’on soutient sont de peu d’importance. Elles
sont d’ailleurs limitées. Si aiguës soient-elles, elles
sont depuis longtemps des lieux communs. La seule façon de les réveiller,
c’est de trouver un nouvel angle de vision. Ce qui les rajeunit et les
rend originales, c’est le fait d’être déformées
d’une façon inattendue en passant par le prisme que constituent
certains cerveaux humains. »
Bibliographie
Sur Francis Bacon :
ADDA Éric (sous la direction de) Bacon : portraits et autoportraits, Éditions Les Belles Lettres/Archimbaud, Paris, 1996 :
ALVAREZ DE TOLEDO Sandra, « Francis Bacon : la réalité clouée », traduction de Marc Duchamp et de Claude Roquin, catalogue d’exposition Peinture-Cinéma-Peinture, Centre de la Vieille Charité, Marseille, 15 octobre 1989 - 14 janvier 1990, pp.104-117.
CHAREYRE-MÉJAN Alain, « Portrait de l’artiste sans lui », dans l’ouvrage collectif Une œuvre de Bacon, Éditions Muntaner, Marseille, 2000.
CORDIER Stéphane (sous la direction de), L’ARC, N°73, « Francis Bacon », Aix-en-Provence, 1978 :
DELEUZE Gilles, Francis Bacon : Logique de la sensation, Éditions La Différence, Paris, 1984.
GUIN Pierre « L’innocence de Francis Bacon », dans l’ouvrage collectif Une œuvre de Bacon, Éditions Muntaner, Marseille, 2000.
LEIRIS Michel, Francis Bacon, Face et Profil, Éditions Albin Michel, Paris, 1983.
MALBREIL François, Francis Bacon : Approches critiques, thèse de doctorat de 3ème cycle, Université de Toulouse 2 - Le Mirail, 1984.
RINGUET Gilles, Le corps nu dans l’œuvre du peintre anglais Francis Bacon, Thèse de doctorat de troisième cycle, Université Paris IV - La Sorbonne, avril 1987.
SOLLERS Philippe, Les passions de Francis Bacon, Éditions Gallimard, Paris, 1996
Sur David Cronenberg :
DESBARATS Carole, Éditorial de la revue Entrelacs, N°2, « Des corps », École Supérieure de l’Audio-Visuel, Toulouse, octobre 1994.
FLEURIDAS Pascale, Vidéodrôme, La Mouche : La métamorphose ou le corps déchu selon David Cronenberg, Mémoire de Maîtrise Cinéma et Audiovisuel, Université Paris III - Sorbonne Nouvelle, juin 1998.
HAMUS Réjane, « Décadrages », Repérages, mai-juin 1999.
HANDLING Piers et VERONNEAU Pierre (dossier établi par), L’horreur intérieure : les films de David Cronenberg, Éditions du Cerf, Collection 7eART, Paris, 1990 :
LAGUARDIA Alice, « Plongées ombilicales », Parpaings : Archi.art.paysage, N°18, sous la direction de Jean-Michel Places, décembre 2000, pp.17-19.
PRIOT Frank « David Cronenberg : de la matière première à la nouvelle chair », Entrelacs, N°2, « Des corps », École Supérieure de l’Audio-Visuel, Toulouse, octobre 1994.
Sur la forme artistique :
ACUTI Isabelle, Le monstre dans l’art de 1950 à nos jours, thèse de Lettres, Université Paris I, 1997.
BAZIN André, Qu’est-ce que le cinéma ?, Éditions du Cerf, Paris, 1959.
BONITZER Pascal, Peinture et cinéma. Décadrages, Cahiers du Cinéma / Éditions de l’Étoile, Collection Essais, Paris, 1985.
GANCE Abel, « Le temps de l’image est venu », dans l’ouvrage collectif L’art cinématographique, Librairie Félix Alcan, Paris, 1927, pp.83-102.
LEBRETON David, « Le corps et le monde comme effets spéciaux », CinémAction, N°102, « Du trucage aux effets spéciaux », 1er trimestre 2002.
PAÏNI Dominique, Le cinéma, un art moderne, Éditions Cahiers du Cinéma, Paris, 1997.
ROUYER Philippe, Le cinéma gore, naissance et évolution de 1963 à nos jours, thèse de doctorat nouveau régime en études cinématographiques, Université de Paris I, 1996.
Sur le fond philosophique :
DEBORD Guy, La Société du Spectacle, Éditions Gérard Lebovici, Paris, 1987 (1ère édition : 1964).
FOUCAULT Michel, Les mots et les choses, Éditions Gallimard, Paris, 1996 (1ère édition : 1966).
GIRARD René, La violence et le sacré, Éditions Grasset, Paris, 1972.
Sources publiées
Sources monographiques :
DAGEN Philippe, Bacon, Éditions Cercle d’Art, Paris, 1996.
DOMINO Christophe, Bacon, monstre de peinture, Éditions Gallimard, Collection Découvertes, Paris, 1996.
HERGOTT Fabrice (sous la direction de), Catalogue d’exposition Francis Bacon, Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, Paris, 27 juin - 14 octobre 1996.
MORRIS Peter, David Cronenberg : a delicate balance, ECW Press, Toronto, 1994.
Entretiens :
AUBRON Hervé (entretien avec David Cronenberg), « eXistence Zen », Libération, 2-3 décembre 2000.
BOURUET-AUBERTOT Véronique, traduit de l’anglais par Judith HELM, « David Cronenberg : le prophète du gore », Beaux-Arts Magazine, N°198, novembre 2000, pp.56-59.
CRONENBERG David, Cronenberg on Cronenberg, Faber and Faber, Londres, 1992.
DELORME Gérard: « Le double jeu de Cronenberg » dans Première, N°266, Paris, mai 1999, pp.99-101.
FORESTIER François (Entretien avec David Cronenberg), supplément télévision du Nouvel Observateur, 15 novembre 2000.
GRÜNBERG Serge, David Cronenberg, Entretiens avec Serge Grünberg, Éditions Cahiers du Cinéma, Paris, 2000.
GRÜNBERG Serge, « Entretien avec David Cronenberg », Cahiers du Cinéma, N°504, Paris, juillet-août 1996.
SPIRA Alain, « David Cronenberg, tisseur de toiles », Paris-Match, Paris, 21 novembre 2002, p.40.
TASSET Jean-Marie (entretien avec Francis Bacon), « Le jour où je m’arrêterai de peindre, ce sera l’heure de ma mort », dans Le Figaro, Paris, 29 avril 1992.
GRÜNBERG Serge, « Rencontre avec James G.Ballard », Cahiers du Cinéma, N°504, Paris, juillet-août 1996.
Articles :
AZOURY Philippe et LEFORT Gérard, « Tendu comme un fils », Libération, 22 mai 2002.
BEER Jean-Michel, « Laboratoire », Le mensuel du Cinéma, N°16, Paris, avril 1994, pp.62-63.
BLUMENFELD Samuel, « La Playstation est l’avenir de l’homme », Le Monde, 15 avril 1999.
BOUQUET Stéphane, « Sweet Movie », Cahiers du Cinéma, N°504, juillet-août 1996.
CADET Valérie, « Le corps révélateur », dans le supplément « Télévision », Le Monde, 17-18 octobre 1999.
CIMENT Michel et VACHAUD Laurent, « David Cronenberg : l’homme n’a pas encore vraiment accepté son corps », dans Positif, N°458, Paris, Avril 1999, pp.15-20.
DELORME Stéphane, « Le complexe et la toile », Les Cahiers du Cinéma, N°573, Paris, novembre 2002, pp.76-77.
GHENASSIA Hugues, « De chair, de sens », Les Inrockuptibles, 13 octobre 1999.
GRÜNBERG Serge, « L’horreur selon David Cronenberg », Art Press, Hors-série, mai 2001, pp.100-103.
GRÜNBERG Serge, « Crash : eros+massacre », Cahiers du Cinéma, N°504, juillet-août 1996.
KAPRIELIAN Nelly, « Sex Crash », Les Inrockuptibles, N°352, 21-27 août 2002, p.98.
LALANNE Jean-Marc, « Les mondes mutants de Cronenberg », Le mensuel du cinéma, N°16, avril 1994, pp.58-60.
LOUIT Robert et ROUSSEAU Nita, « La drôle de veine de Cronenberg », Le Nouvel Observateur, 10-16 janvier 1991.
VARLET Olivier, « Crash », CinémAction, N°103, « 50 films qui ont fait scandale », sous la direction de Gérard Camy, Paris, 2ème trimestre 2002, pp.193-196.
Littérature :
BALLARD James Graham, Crash, Editions Calmann-Lévy, Paris, 1974, traduit de l’anglais par Robert Louit.
BALLARD James Graham, « Service de réanimation » (titre original : « Intensive Care Unit »), Étonnants Voyageurs : Utopies SF, Éditions Hoëbeke, Paris, 2000, pp.11-25.
BURROUGHS William Seward, traduit de l’anglais par Eric KAHANE, Le Festin Nu, Éditions Gallimard, Paris, 1964.
GUIBERT Hervé, L’homme au chapeau rouge, Éditions Gallimard, Paris, 1992.
KAFKA Franz, La Métamorphose, Éditions Gallimard, Paris, 1986.
KING Stephen, Dead Zone, traduit de l’américain par Richard MATAS, Éditions Jean-Claude Lattès, Paris, 1983 (Édition originale : 1979).
PRÉVERT Jacques, « La crosse en l’air » (écrit en 1936), Paroles, Éditions Gallimard, Paris, 1949.
Divers :
ALVARADO Manuel, BUSCOMBE Ed, STREVENS Adam, SUROWIEC Catherine, WIDDIS Emma, Le Musée du Cinéma, Phaïdon Press Limited, Paris, 1999.
BONDU Bernard (sous la direction de), Dictionnaire Hachette Multimédia, Hachette Éditions, 1995.
FERRIER Jean-Louis (sous la direction de), L’aventure de l’art au XXème siècle, Editions du Chêne, Paris, 1990.
MARELLI Gianfranco, L’amère victoire du situationnisme, Pour une histoire critique de l’Internationale Situationniste (1957-1971), Éditions Sulliver, Arles, 1998, traduit de l’italien par David Bosc.
MARTOS Jean-François, Histoire de l’Internationale Situationniste, Éditions Gérard Lebovici, Paris, 1989.
SAVARY Joël (sous la direction de), catalogue d’exposition Les vingt ans de publicité et de cinéma de Sainte Orlan, Centre d’Art Contemporain de Basse-Normandie, Hérouville-St-Clair, 28 septembre - 10 novembre 1990.
VIRMAUX Alain et Odette (sous la direction de), Dictionnaire du cinéma mondial, Éditions du rocher, Paris, 1994.
Sources non publiées
Expositions :
Blast to Freeze : L’art britannique au XXème siècle, Musée des Abattoirs, Toulouse, 25 février - 11 mai 2003.
Orlan, éléments favoris, Fonds Régional d’Art Contemporain des Pays de Loire, Carquefou, 28 novembre 2002 - 9 février 2003.
Conférence :
CORLU Sylvain, « Francis Bacon : Love is a devil », dans le cadre du cycle L’œil et les Toiles, Cinéma Le Colombier, Rennes, 5 février 2002.
Filmographie de David Cronenberg :
Shivers/Frissons /The Parasite Murders/They Came From Within
(1975)
Durée : 87mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation et scénario : David CRONENBERG ; Photographie :
Robert SAAD ; Son : Michael HIGGS ; Montage : Patrick DODD ; Musique : Ivan
REITMAN ; Effets spéciaux et maquette : Joe BLASCO.
Visionné dans les réserves de la Cinémathèque
de Toulouse.
Rabid/Rage (1976)
Durée : 91mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation et scénario : David CRONENBERG ; Décors :
Claude MARCHAND ; Photographie : René VERZIER ; Son : Richard LIGHTSTONE
; Montage : Jean LAFLEUR ; Musique : Ivan REITMAN ; Maquette spécial
: Joe BLASCO.
Visionné à la Bibliothèque du Film, à Paris.
Fast Company (1979)
Durée : 91mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : Phil SAVATH, Courtney
SMITH, David CRONENBERG, d’après une histoire originale d’Alan
TREEN ; Décors : Carol SPIER ; Photographie : Mark IRWIN ; Son : Bryan
DAY ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Fred MOLLIN.
Loué à Vidéosphère, à Paris.
The Brood/Chromosome 3/La clinique de la terreur (1979)
Durée : 91mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation et scénario : David CRONENBERG ; Décors :
Carol SPIER ; Photographie : Mark IRWIN ; Son : Bryan DAY ; Montage : Alan
COLLINS ; Musique : Howard SHORE ; Maquette spéciale : Jack YOUNG ;
Effets spéciaux : Allan KOTTER.
Collection personnelle.
Scanners (1980)
Durée : 103mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation et scénario : David CRONENBERG ; Décors :
Carol SPIER ; Photographie : Mark IRWIN ; Son : Don COHEN ; Montage : Ronald
SANDERS ; Musique : Howard SHORE ; Effets spéciaux : Gary ZELLER, Dennis
PIKE.
Collection personnelle.
Videodrome (1982)
Durée : 87mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation et scénario : David CRONENBERG ; Décors :
Carol SPIER ; Photographie : Mark IRWIN ; Son : Bryan DAY ; Montage : Ronald
SANDERS ; Musique : Howard SHORE ; Maquette spéciale : Rick BAKER ;
Effets spéciaux vidéo : Michael LENNICK.
Collection personnelle.
The Dead Zone (1983)
Durée : 103mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : Jeffrey BOAM, d’après
le roman de Stephen KING ; Superviseur artistique : Carol SPIER ; Chef décoratrice
: Barbara DUNPHY ; Photographie : Mark IRWIN ; Son : Bryan DAY ; Montage :
Ronald SANDERS ; Musique : Michael KAMEN ; Costumes : Olga DIMITROV ; Effets
vidéos et électroniques : Michael LENNICK ; Coordination effets
spéciaux : Jon G.BELYEU.
Visionné dans les réserves de la Cinémathèque
de Toulouse.
The Fly/La Mouche (1986)
Durée : 96mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : Charles Edward POGUE,
David CRONENBERG, d’après la nouvelle de George LANGELAAN ; Décors
: Carol SPIER ; Photographie : Mark IRWIN ; Son : Bryan DAY, Michel LACROIX
; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Howard SHORE ; Costumes : Denise CRONENBERG
; Création de la Mouche : Chris WALAS ; Super-effets informatiques
et vidéo : Lee WILSON.
Collection personnelle.
Dead Ringers/Faux-Semblants/Alter Ego (1988)
Durée : 115mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : David CRONENBERG,
Norman SNIDER, d’après le roman de Bari WOOD et Jack GEASLAND
; Décors : Carol SPIER ; Photographie : Peter SUSCHITZKY ; Son : Bryan
DAY ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Howard SHORE ; Costumes : Denise
CRONENBERG ; Superviseur vidéo : David WOODS ; Super-effets optiques
: Lee WILSON.
Visionné dans les réserves de la Cinémathèque
de Toulouse.
Naked Lunch/Le Festin Nu (1991)
Durée : 115mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : David CRONENBERG,
d’après le roman de William S.BURROUGHS ; Décors : Carol
SPIER ; Photographie : Peter SUSCHITZKY ; Son : Bryan DAY ; Montage : Ronald
SANDERS ; Musique : Howard SHORE, Ornette COLEMAN ; Costumes : Denise CRONENBERG
; Effets spéciaux : Chris WALAS.
Visionné dans les réserves de la Cinémathèque
de Toulouse.
M.Butterfly (1993)
Durée : 101mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : David Henry HWANG
; Décors : Carol SPIER ; Photographie : Peter SUSCHITZKY ; Son : Bryan
DAY ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Howard SHORE ; Costumes : Denise
CRONENBERG.
Fonds de la Médiathèque Municipale de Toulouse.
Crash (1996)
Durée : 100mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : David CRONENBERG,
d’après le roman de James G.BALLARD ; Décors : Carol SPIER
; Photographie : Peter SUSCHITZKY ; Son : Bryan DAY ; Montage : Ronald SANDERS
; Musique : Howard SHORE ; Costumes : Denise CRONENBERG.
Visionné dans les réserves de la Cinémathèque
de Toulouse.
eXistenZ (1999)
Durée : 96mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation et scénario : David CRONENBERG ; Décors :
Carol SPIER ; Photographie : Peter SUSCHITZKY ; Son : Bryan DAY ; Montage
: Ronald SANDERS ; Musique : Howard SHORE ; Costumes : Denise CRONENBERG ;
Superviseur des effets spéciaux et visuels : Jim ISAAC.
Collection personnelle
Spider (2002)
Durée : 98mn, Format : 35mm couleur.
Réalisation : David CRONENBERG ; Scénario : Patrick McGRATH
; Décors : Andrew SANDERS ; Photographie : Peter SUSCHITZKY ; Son :
Glen Emile GAUTHIER ; Montage : Ronald SANDERS ; Musique : Howard SHORE ;
Costumes : Denise CRONENBERG ; Effets spéciaux : Danny WHITE.
Visionné aux cinémas L’Utopia et Le Cratère, à
Toulouse.
Autres films :
BERTOLUCCI Bernardo, Le dernier tango à Paris, Italie/France,
1972.
Visionné au Centre Audio-Visuel de l’Université Toulouse
II - Le Mirail.
BURTON Tim, Batman, États-Unis, 1989.
Location à Hollywood Park, à Toulouse.
MAYBURY John, Love is a devil, Grande-Bretagne, 1997, 90
minutes.
Visionné au Cinéma Le Colombier, à Rennes.
PASOLINI Pier Paolo, Théorème, Italie, 1968.
Collection personnelle.
Films documentaires :
BENUDIS Frédéric, David Cronenberg en chair
et en os, réalisé par Frédéric FIOL pour Canal
+ et diffusé en 2000.
Collection personnelle.
CRONENBERG David (Entretien avec Jean-Pierre LAVOIGNAT),
Master Class « FNAC - Studio Magazine », au Festival de Cannes,
le 24 mai 2002.
Visionné à la FNAC de Toulouse.
HINTON David, Francis Bacon, 1985, présentation de
Melvyn BRAGG, durée : 55 minutes, édité par RMArts dans
sa collection « London Weekend Television, disponible en version française
dans la collection « Regards sur la peinture », N°34.
Visionné à la bibliothèque de l’École des
Beaux-Arts, à Toulouse.
JAUBERT Alain, Trois personnages dans une pièce (1964),
Francis Bacon (1909-1992), Les figures de l’excès, Éditions
Montparnasse Vidéo, Collection Palettes, MNAM Paris, 1996.
Visionné à la bibliothèque de l’Université
Rennes 2 - Villejean.
LABARTHE André (Entretien de David CRONENBERG avec
Serge GRUNBERG), David Cronenberg, I have to make the word be flesh, télédiffusé
sur Arte en 1999, dans la série « Cinéma de notre temps
».
Visionné à la bibliothèque de l’École des
Beaux-Arts, à Toulouse.
LEVY Edmond (connu sous le pseudonyme de David HELL), dans
son essai sur l’œuvre de Francis Bacon, Cécile et Bacon,
présenté sous la forme d’une vidéo de 8 minutes,
produite par Philippe BARDUC pour Cosmovision, en 1971.
Visionné dans les réserves de la Cinémathèque
de Toulouse.
Émissions radiophoniques :
ANGELIER François, Mauvais Genre, « Spécial Cronenberg », radiodiffusé sur France Culture le 11 novembre 2000.
BENEZET Matthieu, Ciné-Club, « Le double au cinéma », radiodiffusé sur France Culture le 22 juillet 1998, dans une réalisation de Jean COUTURIER.
COUTURIER Michel, Entretiens avec Francis Bacon, radiodiffusés sur France Culture, du 2 au 4 Avril 1975.
CRONENBERG David, dans A toute allure, radiodiffusé sur France Inter, le 20 novembre 2000.
DESCARGUES Pierre, Après-midi de France Culture, « Spécial Francis Bacon », radiodiffusé sur France Culture le 12 Juillet 1976.
DUCHATEAU Jacques, Le Pont des Arts, radiodiffusé sur France Culture le 29 janvier 1977.
VEINSTEIN Alain, Du jour au lendemain, radiodiffusé sur France Culture le 30 décembre 2000.
Divers :
Dossier de presse Kinema Film, à l’occasion de la nomination de Spider, au festival de Cannes.
Annexes
N’étant pas particulièrement anglophone, j’ai préféré reporter ici les citations originales de Peter Morris, biographe de David Cronenberg, dont j’ai effectué la traduction, dans le corps du développement, pour plus de lisibilité. Vous trouverez aussi des extraits choisis des romans de William S.Burroughs et de James G.Ballard, adaptés par David Cronenberg, pour prendre la distance entre le texte original et l’œuvre cinématographique résultante.
Peter MORRIS, David Cronenberg : a delicate balance, ECW Press, Toronto, 1994.
Introduction
I) Présentation comparative
A) 2) David Cronenberg
« A simple life, a complex art. » (page 9)
« Many of the early interviews with Cronenberg note, almost with a sense of bewilderment, the contrast between his gruesome films ans his bespectacled, composed appearance and diffident, even scholarly, manner. » (page 10)
« Among actors and technicians he is now known as well organized, calm and reasonable, a director who truly wants all involved to do their best. As Martha Jones observed him on the set of Fast Company, she noted : Patience, earnestness, and gentleness are words that came to minds .» (Page 79)
« Certainly it was one far removed from the kind of traumatic, formative family experiences often cited in the background of artists [...] The most terrible thing that he can recall happening to him was at eighteen, when his favourite cat died of cancer and pneumonia. » (page 15)
« Cronenberg based himself mainly in Copenhagen but also spent time in London during the heyday of the Beatles, the Rolling Stones, and the outré fashions of Carnaby Street. He told Bruce Martin in 1969 that he bought an old Volkswagen with no reverse gear and visited East Berlin, Yugoslavia, Istanbul, and Paris. » (page 33)
« The sixties witnessed a boom in underground films, and, in Canada, many of them were made by university students [...] Some of the filmmakers involved went on to careers in film, and a few are now wellknown names. The first such student film was made en 1962 at L’Université de Montréal. The feature-length Seul ou avec d’autres was directed by Denys Arcand and Denis Héroux and involved many who, like the directors, where to play leading roles in the developing Quebec cinema [...] In Ontario, student film activity was centred at the University of Toronto and McMaster University [...] First was David Secter, a fourth-year English student at the University of Toronto, who began filming a feature, Winter Kept Us Warm, late in 1964 [...] Initial financing was provided by the student council, and the cast and crew were all students [...] By late 1966, film activity in Toronto and Hamilton was reaching unprecedented levels. At McMaster University, regular screenings of underground films began in 1965, and the McMaster Film Board was created [...] Film activity at the University of Toronto in the midsixties was no less prolific, even though fewer career filmmakers emerged from the liveliness. » (pages 34-37)
« some critics, Sammon for instance, who admire Cronenberg’s later films, have dismissed these first two as arty, overly pretentious, and statically boring interesting only in their anticipation of the thematic concerns of his professionnal work. » (page 51)
« It started as colitis, Cronenberg told Colapinto in 1986, and became a very bizarre inability of the body to process calcium. His bones started to become brittle. He would turn over in bed and break ribs. » (page 58)
« His father’s condition did not mean that the script was in any way autobiographical. It simply made Cronenberg aware of my own mortality in an incredibly acuteand emotional and close-to-home way. » (page 58)
« Howewer, of all the scientific influences that he encountered, one deserves special mention. This is the theory of Emergent Evolutionism. A variation on basic Darwinisan evolutionary theory, it argues that evolution was not always a continuous, gradual process. Leaps could occur (and had been observed) in such a way that biological novelties emerged. Because these « emergent events » were genuinely novel they could not be predicted, only observed after the fact. Many biologists endorse the theory as offering a valid descrition of what happened at critical stages in terrestrial evolution - not least that of humans. Emergent Evolutionism conditioned much of Cronenberg’s early works. This is apparent in the name of his first production company, Emergent Films - a refernce to the theory but also to his own « emerging » role. » (pages 24-26)
« Hollywood’s control was then so absolute that it was virtually impossible for a newcomer to enter the industry. Young people quickly embraced a movement that had begun in New York and San Francisco. It insisted that the only valid use of the film medium was for self-expression. The filmmakers involved urged the creation of independent, personal, low-budget films that explored formal experimentations or expressed the author’s obsessions, desires, or visions. Variously dubbed by its adherents as « New American Cinema », « The American New Wava », « The New York School », the term that finally caught on was « Underground Cinema » because of its rebellious connotations. » (page 31)
« The most commercially successful film in which the CFDC had invested. » (page 34)
« Shivers is rejected from competing in the Canadian Films Awards. » (page 34)
« Cronenberg’s private life during this period was no more placid than his public one. He and Margaret were divorcing and were shortly to be emboiled in a bitter court battle over custody of their daughter. Margaret joined a Gnostic christian sect in California ; David was living with Carolyn Zeifman in an apartment on Cottingham Street, and they were soon to marry. He told Katherine Govier in 1979 that his first impulse after the separation had been to get married again and have more children. Despite the unusual interrelated nature of the breakup and the new relationship, he said he was very traditionnal. Having affairs just isn’t enough. I like monogamy. Anything else just isn’t obsessive enough for me. Carolyn and David Cronenberg later added a son and another daughter to their family. » (page 73)
« He lives a fairly private, isolated life, and she was to find some sense of community among these various cults that he had no time for at all. » (page 55)
« The later battle with Margaret over custody of their daughter Cassandra was to form the motivation for the script of The Brood. » (page 61)
« I can’t tell you how satisfying that scene is [:] I wanted to strangle my ex-wife. » (page 87)
« Webster’s defines brood as (1) the young birds from a clutch of eggs or a large family of children ; (2) to sit on and hatch eggs ; or (3) to think about sullenly, especially after an injury or insult. Cronenberg evidently intended all three meanings, but the last is by far the most potent. » (page 86)
« In the film, Cronenberg was also to confront the censorious impulses of some critics concerning the sexual and violent imagery in his work. I wanted, he told Rodley, to see what it would be like, in fact, if what the censors were saying would happen, did happen. What would it feel like ? What would it lead to ? » (page 94)
« In early 1977, Robert Fulford’s vitriolic article came home to them in a directly personal way when the owner of their apartment evicted them on the grounds of Fulford’s comments. She had read an article in the Globe and Mail on the upcoming release of Rabid. It quoted extensively from Fulford and noted that the star of the new film was Marilyn Chambers, who had gained fame in pornographic movies. The owner knew Fulford personally and knew that he wouldn’t lie. And because she was a member of an antipornographic group, she could not tolerate Cronenberg’s presence in her house. » (page 73)
« When released in the summer of 1986, it would gross an astonishing $100 million at the box office. » (page 110)
« Cronenberg’s interest in twins arose [...] from these filmic precursors but from a bizarre, real-life scandal and tragedy in 1975. This was the double suicide of twin gynaecologists and involved accusations of drug addiction and patient abuse. Twins, a rather unappealing novel, was published in 1977 and was loosely based on the case. » (page 114)
« By the nineties, his films had won numerous film festival awards, he had received an unprecedented three Genie Awards as Best Director, and he had been honoured at major retrospectives of his work in London, Paris, Toronto, Tokyo, Montréal, and other cities. » (page 10)
« I wanted to do something that connected with Burroughs as an influence on me, to get at how much of the book has been absorbed by the culture, at the iconic element of Burroughs as a figure, things you would not get if you transcribed the book. I was trying to get to the sensibility of the man. » (pages 123-125)
« During this interval, Cronenberg made several television commercials and two hour-long dramas for the CBC’s Scales of Justice series. Although he did not contribute to the scripts, on both Regina versus Horvath and Regina versus Cogan, he was able to work with several familiar members of his team, including Carol Spier, Howard Shore, and Ron Sanders. One reason that he took on the two CBC production was to keep his team together while Naked Lunch was refinanced. All his team members are well aware that he is generous in returning the loyalty they give him. » (pages 125-126)
« The explicit homosexuality of the book was eliminated and the story became one more about homoerotic fantasy than about actual gayness. » (page 115)
« The virtue of ambiguity or the vice of ambivalence » (page 10)
« Despite Cronenberg’s clear identification with his characters, he is nothing like them in real life. He said to Breskin, for example, that he has a real horror of passivity... I don’t like fantasy in my life. I have an incredible abhorrence of that, and a real drive into reality. Similarly, he lives happily in Toronto, a city whose clean-shaven, pink-faced, respectably dressed virtue has often served Cronenberg as a metaphor of the neatness and order that mask the demons and repressions of his characters. He would still acknowledge the comment that he made fifteen years ago to Katherine Govier that the rich houses in Toronto’s Forest Hill are full of crazy people, all going through the most blood-curdling things. The chaos in his films is a perverted reflection of his sense of order. He separates his life and his art by suggesting that, as a citizen and a father, he has social responsabilities, but the artist’s only responsability is to be irresponsible, as he put it to Breskin [...] A delicate balance : detachment and passionate engagement ; reason and emotion ; mind and body ; art as both disease and cure ; science and art ; a male unmasking the weaknesses of masculinity ; ambitious and outspoken about his work but intensely private about his personal life ; the creator of films whose passive, powerless heroes are the antithesis of his own enterprising creativity ; life that can only end in failure yet must be lived with passion ; a devoted middle-class husband and father whose films are the scourge of middle-class values ; paradoxes that are more apparent than real. It is as though, as an adolescent, cronenberg had taken to heart the century-old advice of Gustave Flaubert : Be regular and orderly in your life, like a bourgeois, so that you may be violent and original in your work. » (pages 129-131)
B) 2) Les rapports de David Cronenberg aux arts plastiques
« Since the beginning of his career David Cronenberg has thought of himself as an artist whose medium happened to be film rather than as a filmmaker who happened to make art. » (page 102)
C) 1) Modernité et Tradition
« In the manner of numerous underground films, it was a surrealist-influenced tale. » (page 39)
« Although Cronenberg stood somewhat aloof from the political changes of the sixties, he was inevitably a part of the radical transformation of the period. These were fuelled more by uncertainty than by any particular agenda, uncertainty that led to a questioning of virtually every established (and establishment) value. » (page 27)
C) 2) Définition d’un genre
II) Analyse thématique
A) 1) L’isolement de la Figure
« His cool, unhysterical style was perfect for showing a commonplace world of normal surfaces hiding ugly and unacknowledged passions. » (page 89)
A) 2) La couleur
« The cool aquamarine of the Mantle’s apartment, the scarlet priest-like robes of the operating room, the candlelighting in Claire’s apartment. These and other elements emphasize the film’s ambiguity and undermine attempts to locate a simple, naturalistic explanation of the events. » (page 121)
B) 3) Les niveaux de réalité
« In these sequences, the audience sees only what Renn experiences, with no external context by which to measure whether this is reality or hallucination. In fact, Cronenberg insists that there is no difference. I was trying to make a film that was as complex as the way I experience reality, he told William Beard and Piers Handling. » (page 96)
C) 1) La violence
« We were shooting along the expressway, and the traffic was jamming up. A guy in a truck was watching us shooting by the side of the road and didn’t notice that everyone in front of him had stopped. I turned round in time to see his truck climb up on top of this little Toyota. Our grips had to jump the fence and drag these two women out of their car and lay them on the verge. Dead. It was hideous. Everybody was just shocked and depressed. We weren’t responsible, but if we hadn’t been there, it wouldn’t have happened. » (page 91)
C) 2) La mort
« As Pam Cook noted, the Cronenberg hero acts out his death drive, striving to return to the intra-uterine haven he has longed for since birth. » (page 122)
E) 2) L’Incarnation
« Among The film’s inventions are The scarlet robes that The twins’ surgical team wears, like ecclesiastical robes, in The operating room. Cronenberg wanted The doctors to be like priests and cardinals, dedicated to The mysteries of their rituals. » (page 121)
« The character of Emil Hobbes was understood as a descendant of The seventeenth-century philosopher Thomas Hobbes, who had insisted on The primacy of humanity’s physical nature over The world of The mind. » (page 76)
Conclusion
« The Power Plant gallery of contemporary art in Toronto mounted an exhibition of his work, Crimes against Nature, bracketed with the comparable work of sculptor Mark Prent (The exhibition included video extracts from Cronenberg’s films using touch-screen computers for viewers’ selections ; the exploding-head scene from Scanners was by far the most popular choice). » (page 117)
William S. BURROUGHS, Le Festin Nu, Éditions Gallimard, Paris,
1964.
« Moutards parégoriques du monde entier, unissez-vous ! » (page 11)
« L’Amérique n’est pas jeune : le pays était déjà vieux et sale et maudit avant l’arrivée des pionniers, avant même les Indiens. La malédiction est là qui guette de tout temps. » (page 24)
« Ces gars-là se droguent avec leur propre métabolisme, ils ont un Camelot à Demeure... » (page 48)
« Des éphèbes font du strip-tease avec leurs intestins. » (page 52)
« Il pouffa d’un rire noir qui avait peut-être une obscure fonction d’orientation comme le cri de la chauve-souris. » (page 64)
« Les traits tavelés de vices et de passions microscopiques. » (page 65)
« On y voit les adeptes de vocations anachroniques et à peine imaginables qui gribouillent en étrusque - des amateurs de drogues pas encore synthétisées, des exciseurs de sensibilité télépathique, des ostéopathes de l’esprit, des agents spéciaux chargés d’enquêter sur les délits que dénoncent fielleusement des joueurs d’échecs paranoïdes, des trafiquants de marché noir de la Troisième Guerre mondiale, des huissiers qui délivrent des exploits fragmentaires rédigés en sténographie hébéphrénique et stigmatisant d’odieuses mutilations de l’esprit, des fonctionnaires d’États policiers non constitués. » (pages 66-67)
« Lors des Paniques Biennales, quand les écorchés vifs de la Police Onirique investissent la ville... » (page 68)
« Quand vint la première infection sérieuse, le thermomètre en ébullition cracha une balle de mercure qui transperça le crâne de l’infirmière. » (page 84)
« Il s’enfonce obliquement [...] pour atteindre enfin un lit de vase fuligineuse constellée de bouteilles de bière et de boites de conserve, de truands embétonnés, de pistolets écrasés au marteau pour flouer l’œil prophylactique des voyeurs de la balistique - et là, ceint de fossiles, il attend le lent strip-tease de l’érosion... » (pages 87-88)
« Un satyre et un éphèbe grac équipés de bouteilles de plongée sous-marine ébauchent un ballet-poursuite dans un aquarium d’albâtre transparent. » (page 89)
« On apprend beaucoup plus sur son prochain en lui parlant qu’en l’écoutant. » (page 99)
« Combien, combien d’années ainsi enfilées sur cette aiguillée de sang ? » (page 106)
« Édentés, rongés par la longue faim, les côtes en planche à laver leurs propres haillons... » (page 110)
« Clem et Jody entonnent une ignoble parodie d’hymne des morts en arabe de cuisine. » (pages 124-125)
« provoquant par voie de conséquence fort regrettable un état de grossesse caractérisée. » (page 126)
« Les loufiats qui point ne dispensent la charité aux infortunés qu’Allah élit... » (page 128)
« Dans la confusion la plus totale, les Tapineurs battent en retraite jusqu’à la frontière du réseau de trottoirs soviétiques. » (page 139)
« L’amour s’installe, ou du moins un fac-similé assez bien torché pour convaincre dudit les deux parties demanderesses. » (page 143)
« L’Émissionniste lui-même abomine tout bonnement les boniments. » (page 183)
« On peut à présent isoler et soigner le virus humain. » (page 183)
« Voilà ces gens de la ville qui viennent chez nous pour brûler un nègre et ils pensent même pas à me régler le bidon d’essence ! » (page 192)
« Arack’Nid est un chauffeur exécrable, c’est à peine s’il sait tenir un volant. Un jour, il a écrasé une femme enceinte qui descendait de sa montagne en coltinant sur le dos une charge de charbon de bois, elle a fait une fausse couche sur place, crachant sur la chaussée un petit monstre mort-né et sanguinolent, et Suskif est descendu de voiture, s’est assis sur le trottoir et a dessiné dans le sang avec le bout de sa canne pendant que la police interrogeait Arack’Nid et embarquait la blessée pour violation de la Règlementation sur l’Hygiène. » (page 194)
« Mais l’hôpital était comble et on l’installa dans les latrines, là-dessus le chirurgien grec se trompa d’opération et, tout carençard qu’était Leif, il lui greffa par erreur un singe vivant sous la peau du ventre. » (page 198)
« Les travailleurs de la bouscule » (page 215)
« Je suis toujours simultanément à l’Extérieur, en train de donner mes ordres, et à l’Intérieur de cette gangue de gélatine, de cette camisole de force qui s’étire et se déforme pour se reformer inéluctablement avant chaque nouveau mouvement, chaque pensée, chaque impulsion. » (page 241)
« Le fleuve est servi, Monsieur... » (page 246)
« L’affaire de cette souche de fièvre
aphteuse cultivée dans un laboratoire bolivien et qui s’était
propagée par le canal d’un manteau de chinchilla refilé
en bakchisch à un contrôleur des contributions de Kansas City...
» (page 246)
James Graham BALLARD, Crash, Editions Calmann-Lévy, Paris, 1974, traduit de l’anglais par Robert Louit.
« Ces visions meublaient les galeries de son esprit comme autant de pièces dans le musée d’un abattoir. » (page 22)
« Son beau visage au front haut et intelligent possédait les qualités d’absence et de froideur d’une madone de la pré-Renaissance acceptant à regret le miracle - ou le cauchemar - surgi de son ventre. » (page 31)
« Les conduits d’aération aux lamelles d’aluminium de la salle de radiographie s’ouvraient à moi avec le même abandon que le plus tiède orifice corporel. » (pages 57-58)
« Mes pieds traînaient sur le tapis de feuilles mortes, de paquets de cigarettes froissés et de débris de verre. Cette poussière de verre de sécurité, balayée sur l’arrondi du talus par d’innombrables ambulanciers, formaient comme la moraine d’un glacier miniature. J’étais fasciné par ce collier poudreux, vestige d’un millier de collisions. D’ici trente ans, d’accident en accident, le tapis deviendrait dune. Dans cinquante ans, ce serait une plage de cristaux acérés. Une nouvelle race de clochards surgirait alors, cherchant à croupetons, parmi ces ondulations de pare-brise pulvérisés, des mégots, des préservatifs usagés et de la petite monnaie. Enfouie au sein de cette nouvelle strate géologique formée par l’âge de l’accident automobile, il y aurait ma propre mort, minuscule, aussi anodine qu’une balafre vitrifiée sur un arbre fossile. » (page 77)
« Tous les efforts d’entretien ne parvenaient pas à oblitérer les marques du passage des précédents occupants de ces véhicules loués : empreintes de talons aiguilles sur les tapis de revêtemnts caoutchoutés, tout autour des pédales ; filtre de cigarette portant les traces d’un rouge à lèvres passé de mode et collé à la paroi supérieure du cendrier par un vieux chewing-gum ; réseau de griffures qui dessinaient une étrange chorégraphie sur un siège de vinyle, comme si deux infirmes avaient réciproquement tenté de se violer. Appuyant sur l’une ou l’autre pédale, je sentais la présence de tous ces occupants. Le volume que leurs corps avaient occupé, leurs rendez-vous, leurs fuites, leur ennui exerçaient un droit de préemption occulte sur mes propres réactions. » (pages 79-80)
« Dans les photographies suivantes, les ecchymoses qui allaient brouiller ses traits grossissaient déjà, dessinant les contours d’une personnalité seconde : on croyait assister à l’inauguration privée d’une exposition des aspérités cachées de son psychisme, destinées à n’être révélées au public qu’à un âge beaucoup plus mûr. » (page 128)
« La voiture de sport écrasée que cette jeune femme blessée avait déposée, comme une sculpture moderne, contre le porte-à-faux. » (page 129)
« La haute muraille d’un autobus à impériale sur notre droite nous donnait l’impression d’une falaise de visages. Les passagers qui nous regardaient deriière les vitres évoquainet les alignements de morts d’un colombarium. Toute l’incroyable énergie du XXème siècle, suffisante pour nous catapulter en orbite autour d’un astre plus clément, se consumait en vue de maintenir cette stase universelle. » (page 195)
« Il prenait soin de souligner les points de cristallisation érotique de l’accident-coït, célèbrait graphiquement les noces de ses parties génitales et du tableau de bord sur lequel le crâne de cette dentiste d’âge mûr, morte maintenant, avait volé en éclats. » (page 218)
« Je m’étais une fois défoncé à l’acide, deux ans plus tôt, et ç’avait été un cauchemar de paranoïaque au cours duquel j’avais introduit un véritable cheval de Troie dans mon esprit. Catherine, qui s’efforçait de m’apaiser, m’était apparue comme un oiseau de proie malveillant. J’avais senti ma cervelle se déverser sur l’oreiller, par le trou qu’elle avait foré dans mon crâne. Je me rappelle avoir pleuré comme un enfant et m’être pendu à son bras en la suppliant de ne pas m’abandonner, tandis que mon corps se ratatinait jusqu’à n’être plus qu’une membrane à vif. » (pages 251-252)
« Les voitures qui nous doublaient étaient surchauffées par le solel. Je croyais fermement que le métal de leurs carosseries était à moins d’un degré au-dessous de sa température de fusion, et que seul mon regard les maintenait en place. » (pages 253-254)
« Le corps de Vaughan n’était plus qu’un assemblage de perspectives vaguement reliées. Devant moi, les éléments qui formaient sa personnalité, et sa musculature, flottaient à quelques millimètres les uns des autres dans une zone non pressurisée - comme le contenu d’une capsule spatiale. J’observais les voitures qui venaient sur nous, incapable de saisir plus qu’une infime part des milliers de messages lumineux que leurs roues, leurs phares, leur pare-brise et leurs calandres lançaient vers moi. » (page 255)
« La carapace du tableau de bord, le tablier incliné, les lignes métalliques de l’autoradio et du cendrier m’apparaissaient comme les pièces rutilantes d’un retable. » (page 257)