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Moïse et Aaron de Schoenberg, opéra biblique

Schoenbergs biblische Oper Moses und Aron
Christian Merlin
p. 79-95

Résumés

Composé entre 1930 et 1932, Moïse et Aaron est le quatrième opéra de Schoenberg. Écrit selon la méthode dodécaphonique inventée par le compositeur, il repose sur un livret de Schoenberg qui reflète ses préoccupations philosophiques : entre Moïse, qui a su comprendre la pensée divine mais ne peut la transmettre, et son frère Aaron, qui maîtrise l’art oratoire mais falsifie l’idée dès qu’il la formule, le conflit est inévitable. S’appuyant essentiellement sur L’Exode et le livre des Nombres, Schoenberg adapte et modifie parfois sensiblement la source biblique pour intensifier l’opposition entre les deux frères, c’est-à-dire entre l’esprit et la matière, l’idée et sa représentation, la pensée et le verbe, nous livrant sa propre réflexion sur les notions centrales d’irreprésentabilité, d’interdiction de faire des images, d’élection du peuple juif. Toutefois, Moïse et Aaron est resté inachevé : si Schoenberg a rédigé un livret en trois actes, il n’a mis en musique que les deux premiers. Ainsi, au lieu de s’achever sur la mort d’Aaron et la victoire de Moïse, qui ne meurt pas comme dans la Bible mais survit et guide le peuple juif, l’opéra se termine sur le terrible constat d’échec de Moïse : « Oh verbe, verbe qui me manque ! ». Outre que Schoenberg, qui avait réintégré la religion juive en 1933, s’identifiait peut-être à ce prophète incapable de communiquer – mais lui- même était plus que circonspect envers les interprétations biographiques –, on peut voir dans cet inachèvement la conscience que, face au nazisme triomphant, il n’y a plus de débat théologique qui tienne face à l’urgence. Revenant aux idéaux sionistes développés dans sa pièce de théâtre Le Chemin biblique, légèrement antérieure à Moïse et Aaron et jamais représentée, Schoenberg, longtemps favorable au mutisme de Moïse, semble sur la voie de réhabiliter l’éloquence d’Aaron.

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Texte intégral

  • 1 – Cf. la lettre à sa cousine Mal vida Goldschmied, in: Arnold Schoenberg : Briefe, hrsg. von Erwin (...)

1Œuvre inachevée, Moïse et Aaron est aussi le dernier opéra d’Arnold Schoenberg, après Erwartung (1909), Die glückliche Hand (1910-1913) et Von heute auf morgen (1928-1929). Le compositeur est né dans une famille juive mais, tiraillé entre une mère pratiquante et un père libre-penseur, il eut pendant son adolescence une attitude ambiguë à l’égard de la religion, se déclarant lui-même incroyant mais lecteur passionné de la Bible : nous sommes en 1891, il a 17 ans1. À l’âge de 23 ans, sous l’influence de son ami le chanteur d’opéra Walter Pieau, Schoenberg se convertit au protestantisme et se fait baptiser le 21 mars 1898. Les années suivant la Première Guerre Mondiale verront le musicien se confronter de plus en plus à des sujets religieux touchant aux fondements de la religion juive : c’est en particulier le cas de son oratorio L’Échelle de Jacob (Die Jakobsleiter), fondé sur un matériau biblique et demeuré à l’état de fragment. Influencé par la Séraphîta de Balzac et par Le Combat de Jacob avec l’ange de Strindberg, L’Échelle de Jacob voulait représenter un vaste cheminement vers Dieu par la prière, sous l’impulsion de l’Archange Gabriel à qui Schoenberg fait dire : « Celui qui prie est devenu un avec Dieu. »

  • 2Ibid., p. 200 : «Wie Du sicherlich bemerkt hast, ist meine Rückkehr zur jüdischen Religion schon (...)

2Il n’est donc guère surprenant qu’après un parcours spirituel intense, Schoenberg ait fini par réintégrer officiellement la confession juive : il le fait à Paris le 24 juillet 1933 lors d’une cérémonie à la synagogue de la rue Copernic. Ses deux témoins, le docteur Marianoff et le peintre Marc Chagall, contresignent avec le rabbin Louis-Germain Lévy le document manuscrit qui scelle « le désir formel de rentrer dans la communauté d’Israël ». Cette démarche solennelle s’inscrit certes dans le contexte du nazisme triomphant en Allemagne, et qui venait notamment de valoir à Schoenberg son exclusion de la Preußische Akademie der Künste de Berlin où il avait succédé à Ferrucio Busoni au poste prestigieux de professeur de composition, véritable symbole de l’intégration à la culture allemande à laquelle le musicien avait aspiré en se faisant baptiser. Mais Schoenberg ne cacha pas que sa décision avait des racines plus profondes qu’une actualité dramatique ; c’est du moins ce que Ton déduit de sa lettre à Alban Berg du 16 octobre 1933 : « Ainsi que tu Tas sûrement remarqué, mon retour à la religion juive s’est fait il y a longtemps et apparaît dans mon œuvre, y compris dans certaines pièces publiées (Du sollst nicht, du mußt…), et dans Moïse et Aaron, dont tu connais l’existence depuis 1928, mais dont la conception première est au moins de cinq ans plus ancienne ; enfin, et tout particulièrement, dans mon drame Le Chemin biblique, conçu lui aussi au plus tard en 1922 ou 23, mais terminé seulement en 26-27. »2

  • 3 – Il n'en existe qu'une version dactylographiée établie par le musicologue allemand Hans-Heinz Stuc (...)
  • 4 – Lire à ce propos Harry Halbreich : « Arnold Schoenberg et le judaïsme », in: L'Avant-Scène Opéra (...)

3Dans sa lettre, on voit que Schoenberg ne fait pas allusion uniquement à Moïse et Aaron, mais établit un parallèle avec deux autres de ses œuvres. Du sollst nicht, du mußt… est le deuxième des Quatre chœurs a cappella op. 27. Comme pour L’Échelle de Jacob, Schoenberg en écrivit lui-même le texte, où l’on trouve exprimée, outre l’interdiction de faire des images, l’idée du peuple élu, dès lors fondamentale pour le compositeur. Quant au Chemin biblique (Der biblische Weg), il s’agit d’une pièce de théâtre parlé du compositeur, qui ne fut ni publiée, ni jouée3. Le personnage principal de cette pièce, Max Aruns, a pour objectif de fonder sur le continent africain un nouvel État destiné à accueillir les juifs du monde entier. Il s’installe sur la terre d’Ammongéa (Ammongäa), qui lui a été cédée par un Empereur africain : on reconnaît ici la trace du projet développé par Theodor Herzl d’installation des juifs en Ouganda. Aruns échoue cependant après s’être attiré l’hostilité à la fois de la diaspora capitaliste qui ne veut pas s’impliquer financièrement, des sionistes nationalistes qui n’envisagent pas de s’établir ailleurs qu’en Palestine, et des religieux orthodoxes, pour qui seule la venue du Messie permettra d’établir l’État d’Israël. Aruns est certes victime d’une trahison, notamment ourdie par son épouse chrétienne (Christine), mais, comme il l’avoue lui-même, il se heurte surtout à sa propre hybris, s’étant cru un moment l’égal de Dieu et ayant oublié le caractère spirituel de sa quête pour se laisser emprisonner par les contingences humaines. Son jeune successeur Guido tentera de ne pas commettre à son tour le péché d’orgueil et de ne pas perdre de vue l’aspiration au perfectionnement spirituel de l’homme. Aruns meurt en martyr, non sans avoir fait mettre au point par son chef de guerre, le général Pinxar, une arme secrète permettant d’absorber l’oxygène du territoire ennemi : cette opération militaire, qui a pour nom de code « trompettes de Jéricho », sera finalement menée à bien par Guido, qui n’est pas sans rappeler Josué donnant au peuple l’accès à la terre promise après la mort de Moïse4.

  • 5 – «Max Aruns, Moses und Aron wollen Sie in einer Person sein! Moses, dem Gott den Gedanken gegeben, (...)

4Max Aruns, dont le nom très symbolique réunit ceux d’Aaron et de Max Nordau, l’un des fondateurs du sionisme avec Theodor Herzl, porte déjà en lui les traits marquants qui seront développés dans l’opéra Moïse et Aaron. C’est le personnage de David Asseino, porte-parole de l’orthodoxie religieuse, qui prononce les paroles décisives dans son dialogue avec Aruns au troisième acte : « Max Aruns, vous voulez être Moïse et Aaron en une même personne ! Moïse, à qui Dieu concéda la pensée, mais à qui faisait défaut la force de la parole, et Aaron, qui ne savait pas concevoir la pensée mais qui était capable de l’exprimer et de toucher les masses »5. Dans sa réponse, Aruns défend l’idée selon laquelle Moïse et Aaron ne représentent que deux activités d’un même homme, et qu’il se sent capable de synthétiser la pensée et l’action. Asseino affirme, quant à lui, que Dieu n’a pas souhaité réunir ces deux pouvoirs en une seule personnalité. Aussi refuse-t-il à Aruns le soutien que ce dernier lui demande : c’est, dit-il en substance, comme si Aaron demandait à Moïse de l’aider à ériger le veau d’or ! Le Chemin biblique et Moïse et Aaron sont donc étroitement liés, bien qu’ils présentent dans l’esprit des différences sur lesquelles il conviendra de s’interroger.

  • 6 – Elle fut notamment reconstituée par Jan Maegaard, in : Studien zur Entwicklung des dodekaphonen S (...)

5La genèse de Moïse et Aaron est connue6. Schoenberg en rédige des esquisses au mois de septembre 1928, puis le livret complet entre le 3 et le 16 octobre, peu après avoir achevé la composition des Variations pour orchestre op. 31. Le projet semblait toutefois déjà se dessiner dans des notes prises le 21 juillet 1926, soit la première année d’écriture du Chemin biblique ; de même, une lettre à Anton Webern du 26 mars 1926, retrouvée en 1974, évoque un projet de cantate « Moïse au buisson ardent », Moses am brennenden Dornbusch (Cf. « Arnold Schoenberg an Anton Webern. Eine Auswahl unbekannter Briefe », in : Arnold Schoenberg Gedenkausstellung, Vienne 1974, p. 45) : il achève au même moment sa Suite op. 29 et envisage de remettre sur le métier l’oratorio L’Échelle de Jacob. Cette dernière intention une fois abandonnée, Schoenberg évoque son Moïse et Aaron dans une nouvelle lettre à Webern écrite le 16 octobre 1928 à Roquebrune-Cap Martin : l’œuvre en gestation n’apparaît plus, cette fois, comme une cantate, mais comme un « oratorio » (ibid., p. 48). Le statisme de ce drame d’idées, la confrontation déjà fixée entre deux solistes et un chœur semblent en effet exclure toute représentation scénique. Ce n’est qu’en 1930, soit deux ans après l’achèvement du texte, que Schoenberg paraît envisager la composition d’un opéra ; il vient déjà d’en achever un, la pochade Von heute auf morgen, et écrit à Berg le 10 avril 1930 depuis Baden-Baden qu’il souhaite en écrire un autre sans tarder, peut-être sur un livret de Werfel, à moins qu’il ne se mette à composer Moïse et Aaron (Briefe, p. 147). C’est ce qu’il fait, les premières esquisses musicales datant du 7 mai 1930. Le 17, il commence la composition du premier acte à Lugano, pour s’interrompre le 30 septembre. Il reprend le travail un an plus tard, le 15 mai 1931 à Territet sur le lac Léman. L’acte I est achevé le 14 juillet, l’acte II aussitôt mis en chantier pour être terminé le 10 mars 1932 à Barcelone, chez son ami le compositeur Roberto Gerhard. Schoenberg remanie le texte de l’acte III en 1934 et 1935, mais ne le met pas en musique pour des raisons complexes sur lesquelles nous aurons à revenir : l’opéra restera donc inachevé.

  • 7 – Non reprises dans l'édition imprimée du livret, ces didascalies figurent dans l'édition française (...)

6Par rapport à l’époque où le compositeur envisageait une cantate ou un oratorio, il n’y a désormais plus de doute sur le caractère résolument scénique et très fortement visuel de son ouvrage, attesté en particulier par des didascalies aussi nombreuses que détaillées : ainsi la scène 3 de l’acte II, celle du veau d’or, est-elle précédée d’une page entière d’indications scéniques extrêmement fouillées, schéma à l’appui, qui règle jusqu’à l’ouverture et à la fermeture de plusieurs rideaux de scène distincts, sans parler de projections et de modifications d’éclairage minutieusement fixées7. Ce n’est pas non plus un hasard si Schoenberg envisagera le recours à des moyens techniques modernes comme l’électronique pour accentuer les correspondances entre sensations sonores et visuelles, bien dans l’esprit du Gesamtkunstwerk auquel il aspirait déjà dans Die glückliche Hand, dans la lignée de Kandinsky. Quant à la chorégraphie, elle s’empare de la scène pour la « Danse des sacrificateurs », l’« orgie d’ivresse et de danse », l’« orgie de la destruction et du suicide » et l’« orgie érotique » qui s’ensuivent. Il n’est donc guère surprenant que le compositeur se soit insurgé, dans une lettre au chef d’orchestre Hermann Scherchen du 29 avril 1950, contre l’idée, évoquée à l’époque, d’une exécution purement concertante de la danse du veau d’or. Pierre Boulez lui-même déclara en 1995, lorsqu’il eut pour la première fois l’occasion de diriger l’ouvrage en version scénique à Amsterdam et Paris : « Je n’avais jusqu’à présent dirigé cette œuvre qu’en version de concert, lorsque j’étais à Londres. On dit souvent qu’il s’agit non pas d’un opéra mais plutôt d’un oratorio que Schoenberg aurait ensuite transformé en opéra. L’œuvre m’intéresse justement parce que je ne suis pas de cet avis » (cf. livret d’accompagnement de l’enregistrement Deutsche Grammophon 449 174-2). Malgré les récriminations du compositeur, Scherchen dirigea la Danse du veau d’or à Darmstadt le 2 juillet 1951. La totalité de la partition achevée fut créée le 12 mars 1954 à Hambourg sous la direction de Hans Rosbaud, en version de concert ; la première scénique, toujours dirigée par Rosbaud, eut lieu le 6 juin 1957 à Zurich. Depuis, une trentaine de mises en scène se sont succédées dans le monde entier, la première audition française ayant lieu en 1973 au Palais Garnier, sous la direction de Georg Solti. Il en existe sept enregistrements, la version princeps de 1954 dirigée par Hans Rosbaud (CBS) n’ayant pas été rééditée ; les autres sont dirigées respectivement par Hermann Scherchen en 1966 (Stradivarius), Michael Gielen en 1974 (Philips), Herbert Kegel en 1976 (Berlin Classics), Georg Solti en 1984 (Decca) et Pierre Boulez qui enregistra l’œuvre à deux reprises en 1974 et 1995 (Sony puis Deutsche Grammophon).

7L’argument de l’opéra de Schoenberg est le suivant. Au buisson ardent, Dieu s’adresse à Moïse et fait de lui son prophète. N’étant pas doué pour l’art oratoire, Moïse demande à son frère Aaron de parler à sa place et de révéler au peuple que Dieu l’a élu et qu’il doit se libérer du joug du Pharaon. L’homme d’idées (Moïse) entre en conflit avec l’homme de communication (Aaron), ce dernier ne croyant pas que le peuple adorera un Dieu que l’on ne peut représenter. Devant la réticence d’une partie du peuple, Aaron réalise trois miracles : le bâton de Moïse est changé en serpent, sa main devient lépreuse et l’eau du Nil prend la couleur du sang. Seul dans le désert, le peuple se sent abandonné de Moïse et de Dieu. À l’acte II, Moïse s’est absenté pour se rendre sur le Sinaï afin de recevoir les tables de la loi. Même Aaron semble en proie au doute et se laisse convaincre par le peuple de rétablir les anciennes idoles. On érige un veau d’or autour duquel se déroule une danse sauvage. La cérémonie païenne tourne vite à l’orgie et même au sacrifice humain, lorsque quatre jeunes vierges sont livrées au couteau des prêtres. Descendu de la montagne, Moïse, hors de lui, détruit le veau d’or en prononçant une seule parole. Le peuple prend la fuite devant cette manifestation spectaculaire de la puissance du Dieu auquel il refusait de croire. Furieux, Moïse reproche à Aaron d’avoir trahi l’idée même de Dieu. Son frère réplique que l’idole n’était qu’une image, une manière de rendre ce Dieu lointain accessible au peuple. De désespoir, Moïse brise les tables de la loi : il ne comprend pas que l’on soit obligé de falsifier la vérité dès que l’on veut l’exprimer. Moïse est en prise directe avec les idées mais il lui manque les mots pour les transmettre. C’est ainsi que s’achève la partition de Schoenberg, mais il peut être utile de rappeler le contenu du dernier acte, resté à l’état d’ébauche. Moïse y visite son frère qui a été fait prisonnier pour trahison du Dieu véritable. C’est le point culminant du débat philosophique entre Moïse et Aaron : les mots que l’on adresse au peuple sont forcément interprétés par lui, donc trahis. Aux juifs qui lui demandent s’ils doivent tuer Aaron, Moïse recommande de se battre uniquement pour l’idée de Dieu et de vivre désormais dans le renoncement. Il ordonne qu’on libère Aaron qui s’écroule, mort.

  • 8 – Lire à ce propos Karl H. Wörner: Gotteswort und Magie. Die Oper «Moses und Aron» von Arnold Schoe (...)
  • 9 – Sur ce passionnant réseau littéraire, on lira avec grand profit l'étude de Lucie Kayas : « Une in (...)
  • 10 – «Vergeh, du Abbild des Unvermögens, das Grenzenlose in ein Bild zu fassen!», acte II, scène 4. To (...)

8Contrairement à la pièce d’actualité qu’était Le Chemin biblique, Moïse et Aaron se réfère très explicitement à la Bible8. On peut certes citer d’autres sources, Berg lui-même ayant signalé à Schoenberg que l’on pouvait repérer des similitudes entre son opéra et le Moïse de Strindberg, pièce aujourd’hui oubliée9. Il n’en reste pas moins que les principales sources de Schoenberg sont les chapitres 3 et 4 de L’Exode pour l’acte I (buisson ardent, vocation de Moïse, rencontre dans le désert), les chapitres 32 de L’Exode et 14 des Nombres pour l’acte II (veau d’or et désarroi du peuple). Schoenberg n’hésita cependant pas à adapter, transformer ou réinterpréter les Ecritures. Le compositeur reprend assez fidèlement, en les synthétisant, Ex 3 pour la mission de Moïse définie par la voix du buisson ardent, et Ex 4, 10-17 pour le rôle de porte parole dévolu à Aaron. Il effectue quelques déplacements d’accent en étoffant par exemple la rencontre entre Moïse et Aaron, enrichie de répliques tirées de l’épisode du buisson ardent : cela lui permet, dramatiquement, de mieux dessiner le caractère de chaque frère et d’esquisser toutes leurs confrontations à venir. En revanche, dès la scène 4 du premier acte, Schoenberg opère une modification importante : les prodiges réalisés par Aaron pour convaincre le peuple du pouvoir de ce Dieu irreprésentable, existent bel et bien dans la Bible, mais c’est à Moïse qu’ils y sont attribués. Le bâton changé en serpent, la main lépreuse, l’eau métamorphosée en sang sont, au chapitre 4 de L’Exode, des signes que Yahvé donne à Moïse en lui conseillant d’y recourir si le peuple se montre sceptique. Les deux frères auront recours à ces prodiges pour impressionner le Pharaon, ce qui marquera le début des plaies d’Égypte (Ex 7, 14-25). En opérant ce transfert, Schoenberg vise bien entendu à accentuer l’antithèse entre les deux frères, Moïse demeurant exclusivement un homme d’idées, tandis que c’est à Aaron que revient le talent, non seulement de communiquer, mais d’agir sur la matière. Le seul prodige que Moïse réalise dans l’opéra est précisément dirigé contre cette matérialisation prônée par Aaron : il dissout le veau d’or par le seul pouvoir de sa parole (« Dissipe-toi, reflet de l’incapacité à saisir dans une image ce qui est sans limite ! »10). Une version bien différente de la Bible, non seulement parce que Moïse anéantit ici le veau d’or bien avant de faire subir le même sort aux tables de la loi, contrairement à Ex 32, 19 où les deux gestes ont lieu au même moment, mais aussi parce que le Moïse biblique détruit l’idole physiquement, et non simplement par la pensée (Ex 32, 20 : « Il se saisit du veau qu’ils avaient fabriqué, le brûla, le moulut en une poudre fine dont il saupoudra la surface de l’eau qu’il fit boire aux enfants d’Israël »). Une fois de plus, le compositeur a placé son personnage du côté de l’immatériel : « Mon Moïse ressemble, au moins quant à l’apparence, à celui de Michel-Ange. Il n’est pas du tout humain », écrivait Schoenberg le 15 mars 1933 à l’auteur dramatique Walter Eidlitz (Briefe, p. 188), qui lui avait envoyé le texte de sa propre pièce traitant de la même matière, Der Berg in der Wüste (La Montagne dans le désert).

  • 11 – «Er hat uns auserwählt vor allen Völkern, das Volk des einz'gen Gotts zu sein; ihm allein zu dien (...)
  • 12 – «Gebt ihn frei, und wenn er es vermag, so lebe er. (Aaron frei, steht auf und fällt tot um.)», ac (...)
  • 13 – «Aber in der Wüste seid ihr unüberwindlich und werdet das Ziel erreichen: Vereinigt mit Gott.», i (...)
  • 14 – Lire à ce propos Michael Mäckelmann : Arnold Schoenberg und das Judentum, Hamburger Beiträge zur (...)

9Schoenberg modifie en profondeur le chant de victoire du chapitre 15 de l’Exode, qui intervient dans son opéra à la fin de l’acte I. Le texte biblique glorifie surtout Yahvé et se réjouit de la défaite des ennemis ; Schoenberg, sans renoncer à cette dimension essentielle, insiste quant à lui surtout sur la notion d’élection : « Il nous a élus entre tous les peuples, pour être le peuple du dieu unique ; pour le servir, lui seul, et n’être le serviteur de nul autre ! »11. Et c’est avec encore plus de liberté que le musicien a traité la mort d’Aaron dans ce troisième acte qu’il ne mit pas en musique. Dans la Bible, c’est Yahvé qui ordonne et provoque la mort d’Aaron, selon le chapitre 20 du livre des Nombres : « Yahvé parla à Moïse et à Aaron, à Hor-la-Montagne, sur la frontière du pays d’Edom ». Il dit : « Qu’Aaron soit réuni aux siens : car il ne doit pas entrer dans le pays que je donne aux enfants d’Israël, puisque vous avez été rebelles à ma voix, aux eaux de Mériba. Prends Aaron et Eléazar, son fils, et fais les monter sur la montagne de Hor. Tu ôteras alors à Aaron ses vêtements, pour en revêtir Eléazar, son fils, et Aaron sera réuni aux siens : c’est là qu’il doit mourir » (Nb 20, 23-26). Chez Schoenberg, c’est Moïse, désormais soutenu par les 70 anciens, qui invite le peuple à libérer Aaron, qu’il tenait prisonnier, en prononçant ces mots : « Libérez-le, et s’il le peut, qu’il vive ». Une réplique que le librettiste complète avec la didascalie suivante : « Libre, Aaron se lève et retombe, mort »12. La captivité d’Aaron est toute symbolique : lui qui n’a pu saisir l’idée est prisonnier de l’image. La victoire de Moïse sur Aaron est patente, ce qu’accentue encore le fait que Schoenberg renonce totalement à faire mourir Moïse, abandonnant par là-même l’idée de la succession assurée par Josué. À la fin du texte du compositeur, c’est Moïse lui-même qui continue de mener le peuple à travers le désert (« Mais dans le désert vous êtes invincibles et vous atteindrez au but : être unis avec Dieu »13). Pour justifier ce choix de la survie de Moïse, Schoenberg se fonde sur une réinterprétation du prodige de l’eau jaillie du rocher, épisode central selon lui14. Dans Le Chemin biblique, Max Aruns se voyait reprocher par Asseino son matérialisme, à l’image de Moïse qui, incapable de parler au rocher pour en faire sortir de l’eau comme Yahvé le lui avait ordonné (Nb 20, 8), avait frappé la pierre de son bâton, recourant abusivement à l’action physique. Schoenberg, quant à lui, justifie le geste de Moïse en citant une autre version du récit, celle qui figure au chapitre 17 de l’Exode : de fait, dans ce passage, c’est bien Yahvé qui recommande à Moïse de frapper le rocher. N’ayant plus de motif d’être puni, Moïse peut donc conserver son statut de guide et emmener le peuple dans le désert.

  • 15 – «Glückliches Volk, einem einzigen Gott zu gehören, den zu bekämpfen kein andrer Macht besitzt», a (...)
  • 16 – Moses : «Kein Bild kann dir ein Bild geben vom Unvorstellbaren.» Aron : «Nie wird Liebe ermüden, (...)

10La mort de Max Aruns se justifiait par le fait qu’il avait voulu unir en une même personne Moïse et Aaron : cette confrontation intérieure aboutit à l’échec des deux facettes. En dédoublant le personnage dans son opéra, Schoenberg peut cette fois mettre en scène un véritable conflit et conclure explicitement à la victoire de l’un et à la défaite de l’autre. C’est pourquoi le musicien a pris la liberté dramaturgique de développer les scènes de confrontation entre les deux frères (acte I, scène 2 et acte II, scène 5). Dès leur premier dialogue, on est frappé par le systématisme avec lequel Aaron comprend et interprète mal les préceptes de Moïse. Ainsi, il ne semble pas conscient de l’irréductible unicité du Dieu puisqu’il s’écrie : « Heureux peuple, qui appartient à un dieu unique que nul autre n’a le pouvoir de combattre »15, la dernière partie de la phrase montrant bien qu’il pense encore selon des catégories polythéistes. De même, il reste sourd au message de l’irreprésentabilité du Tout-Puissant : à Moïse qui déclare « Nulle image ne peut te donner une image de l’irreprésentable », Aaron se contente de répondre : « L’amour ne sera jamais las de s’en donner l’image. Heureux peuple, qui aime ainsi son dieu. »16 C’est la porte ouverte à l’idolâtrie qu’Aaron autorisera au mépris du code de l’Alliance (Ex 34, 17 : « Tu ne te feras pas des dieux de métal fondu »). Enfin, Aaron réduit le rapport à la toute-puissance de Dieu à une relation opportuniste de récompense pour services rendus qui diminue considérablement la portée du message de Moïse.

  • 17 – «Reinige dein Denken, lös es vom Wertlosen, weihe es Wahrem.», ibid.

11Pour traduire musicalement l’antithèse entre les deux frères, Arnold Schoenberg a eu l’idée de leur attribuer deux modes d’écriture vocale opposés : Moïse s’exprime en Sprechgesang et Aaron recourt au chant lyrique. Pour souligner encore ce contraste, le rôle de Moïse revient à un baryton-basse à la voix plus sombre et rocailleuse, Aaron étant tout naturellement dévolu à un ténor, voix plus lumineuse et séduisante. Le Sprechgesang est une technique de parlé-chanté que Schoenberg avait lui-même inaugurée dans ses Gurrelieder avec la partie finale du récitant, puis développée dans le célèbre Pierrot lunaire (1912), où les poèmes d’Albert Giraud sont traités sur ce mode. Le hiératisme austère de la déclamation propre à Moïse se distingue ainsi immédiatement du chant volontiers mélodique, lyrique, voire héroïque d’Aaron. Le Sprechgesang n’est cependant pas la Sprechstimme, et le caractère très écrit des rythmes et des hauteurs impose la présence dans le rôle d’un chanteur professionnel et non d’un comédien ayant des notions de chant (malgré quelques exceptions notables comme l’acteur Raymond Gérôme, Moïse dans la production parisienne de 1973 qu’il mettait lui-même en scène). Quant au rôle d’Aaron, le caractère très tendu de sa tessiture aiguë le fait souvent incomber à un Heldentenor wagnérien, mais ce dernier doit se garder d’oublier qu’outre la puissance, le rôle requiert un rayonnement du timbre, une souplesse de la ligne et une variété de couleurs qui peuvent parfaitement y justifier une voix plus lyrique, voire mozartienne, nonobstant la densité de l’orchestration (une centaine d’exécutants). Une fois seulement Moïse recourt au chant pur, à l’acte I, scène 2, où il adopte le mode d’expression de son frère pour mieux l’exhorter et le convaincre : « Purifie ta pensée, détache-la de la futilité, consacre-la au vrai ! »17 ; mais il faut qu’il soit à court d’arguments pour s’autoriser une telle concession. C’est en même temps la seule fois qu’il parvient à formuler l’idée sans la moindre perte de substance. Quant aux nombreux chœurs, ils oscillent eux aussi entre Sprechgesang et voix chantée, la voix divine du buisson ardent étant quant à elle partagée entre six solistes vocaux et une voix parlée : seul Dieu peut réunir les deux aspects, en une véritablement musique ineffable et surnaturelle qui compte parmi les inventions les plus géniales du compositeur.

  • 18 – Rappelons pour mémoire que sériel et dodécaphonique ne sont pas synonymes : l'adjectif sériel se (...)

12Sur le plan de l’écriture musicale, Moïse et Aaron ressortit à la période sérielle de Schoenberg. On se contentera ici de rappeler brièvement que la technique compositionnelle du musicien est passée par trois phases. Ses premières œuvres, marquées par le chromatisme wagnérien et straussien et par un certain expressionnisme, recourent encore à la tonalité, même si elles en dissolvent déjà les contours (1899 : Nuit transfigurée, 1900-1901 : Gurrelieder, 1902-1903 : Pelléas et Mélisande, etc.). Suit la période dite atonale, où Schoenberg tire les conséquences de la perte des repères tonaux et renonce à la hiérarchie tonale (1907-1908 : Quatuor à cordes n°2, 1908-1909 : Le Livre des jardins suspendus, 1909 : Erwartung et Cinq pièces pour orchestre op. 16, etc.). Après un silence de plusieurs années, c’est dans les années vingt que Schoenberg commence à composer selon le système qu’il a lui-même mis au point : la musique dodécaphonique18 (1923 : Sérénade op. 24, Suite pour piano op. 25, 1926-1928 : Quatuor à cordes n°3, 1928 : Variations pour orchestre op. 31, 1928-1929 : Von Heute auf Morgen, etc.). Ce système de composition repose sur l’utilisation exclusive des séries dodécaphoniques : les douze degrés de la gamme chromatique y sont utilisés sous formes de séries au cours desquelles aucune note ne peut être répétée avant que les onze autres n’aient été énoncées. Il existe ainsi 479 001 600 séries possibles, chaque série pouvant elle-même revêtir 48 formes différentes (formes originale, récurrente ou rétrograde, renversée ou miroir, récurrente renversée ou rétrograde du miroir, chacune de ces formes étant transposable sur les onze autres degrés de l’échelle chromatique). Jusqu’ici, Schoenberg avait surtout utilisé cette technique sur de relativement petites formes : Moïse et Aaron allait permettre de prouver que l’écriture sérielle peut également s’étendre à la durée d’un opéra, une démonstration réussie de manière éclatante par la Lulu d’Alban Berg, quasi-contemporaine et également inachevée. Moïse et Aaron part d’une cellule de base (Do dièse-Ré-Sol dièse-Fa dièse-Sol-Fa bécarre-Si-La-Si bémol-Do-Mi bémol-Mi bécarre), la série fondamentale dont les six derniers sons peuvent être déduits des six premiers par rétrogradation et transposition. Omniprésente, elle est toutefois très rarement exposée dans sa nudité mais sert plutôt de base harmonique et mélodique : elle n’est pas elle-même mélodique, mais elle permet d’engendrer des éléments thématiques toujours renouvelés et cependant repérables. Le seul moment où la série de base apparaisse en pleine lumière est précisément l’unique passage, signalé plus haut, où Moïse recourt à la voix chantée. La portée symbolique de cette écriture axée sur les nombres est évidente, et pas seulement parce que le chiffre douze évoque les douze tribus d’Israël. L’idée d’un principe organisateur abstrait et invisible n’a-t-il pas quelque chose de divin ? Une et omniprésente, identique dans la différence de ses manifestations, la série dodécaphonique apparaît véritablement transcendante.

  • 19 – Mesures reproduites dans : Josef Rufer, Das Werk Arnold Schoenbergs, Kassel-Bâle-Londres-New York (...)
  • 20 – «Aber die Sperre der Devisen macht es mir unmöglich, aus Deutschland Geld zu bekommen. Und auch m (...)
  • 21 – «Ich fühle, daß ich, solange ich noch lebe, trachten muß, wenigstens einige Werke fertigzustellen (...)
  • 22 – «Wenn ich arbeiten kann, würde ich ja doch am liebsten die Jakobsleiter und Moses und Aron [volle (...)
  • 23 – «er glaube nicht, daß er die Oper noch vollenden werde», in: Hans- Heinz Stuckenschmidt, Schoenbe (...)

13Face à une telle maîtrise de la forme et de l’idée, il est donc légitime de s’interroger sur l’inachèvement de l’œuvre. Moïse et Aaron ne fait pas, en effet, partie de ces chefs-d’œuvre maudits interrompus par la mort de leur auteur, puisque Schoenberg vécut encore trente ans après avoir mis en musique le dernier acte. Les hypothèses sont nombreuses et se complètent plus qu’elles ne s’excluent. En 1937, à Los Angeles, Schoenberg couche sur le papier une esquisse de quatre mesures pour le début de l’acte III, correspondant à la didascalie « [Aaron] est traîné par deux guerriers »19. Une autre esquisse de huit mesures datant vraisemblablement des mêmes années a été retrouvée par la suite. Ce sont les uniques et faibles traces d’un éventuel travail de Schoenberg à la partition de son troisième acte. Une première hypothèse, bien que très matérielle, ne peut être totalement exclue : la situation précaire de Schoenberg après l’accession au pouvoir de Hitler ne lui permit guère de se livrer à ce travail. Il s’en inquiète dès le 24 mai 1932, dans une lettre à Joseph Asch où, excluant pour l’instant de retourner en Allemagne, il demande le soutien d’un mécène juif fortuné : « Mais le blocage des devises m’empêche de recevoir de l’argent d’Allemagne. Or j’aimerais bien terminer le troisième acte de mon opéra Moïse et Aaron (deux actes sont déjà finis sous leur forme de partition d’orchestre) »20. La lettre déjà citée du 15 mars 1933 à Walter Eidlitz évoque à nouveau le troisième acte, « dont le sujet demeure la mort d’Aaron », et les difficultés d’interprétation que lui pose l’épisode de l’eau jaillie du rocher, et une lettre du 26 mai 1933 à Jakob Klatzkin évoque à nouveau le besoin d’un soutien financier pour pouvoir travailler tranquillement à l’achèvement de Moïse et Aaron. Réfugié aux États-Unis, il préfère composer un Kol Nidre op. 39 et sa Symphonie de chambre n°2 op. 38, mais écrit au chef d’orchestre Fritz Stiedry le 25 août 1942 qu’il pense à compléter son Moïse et Aaron, ainsi que L’Échelle de Jacob, mais que la commande d’un Quatuor à cordes n°4 l’en empêche pour l’instant. Le 22 janvier 1945, il écrit au Secrétaire général de la Fondation Guggenheim, Henry Allen Moe, pour solliciter une bourse : « Je sens que, tant que je suis encore en vie, je dois m’efforcer d’achever au moins quelques œuvres qui attendent depuis plusieurs années. Je sens que mon œuvre serait incomplète si je ne réussissais pas à terminer les deux plus vastes de mes œuvres musicales et deux ou peut-être trois de mes œuvres théoriques. Les deux œuvres musicales sont : a) MOÏSE ET AARON, b) L’ÉCHELLE DE JACOB. L’achèvement de l’opéra devrait prendre environ 6 à 9 mois »21. La bourse lui est refusée. Dans une lettre à René Leibowitz du 5 novembre 1948, le compositeur âgé de 74 ans se plaint de maux oculaires croissants, qui réduisent sensiblement sa capacité de travail, mais il n’en déclare pas moins : « Si je suis en mesure de travailler, ce sont L’Échelle de Jacob et Moïse et Aaron que je préférerais [achever] »22. Mais recevant la visite de HansHeinz Stuckenschmidt en 1948, Schoenberg répondit au musicologue qu’il « ne pensait pas parvenir à achever l’opéra »23.

  • 24 – «In Groves Dictionary of Music ist ein ganz guter Artikel, der auch Moses und Aron bespricht. Zum (...)

14Cependant, l’inachèvement de Moïse et Aaron nous interroge bien au-delà des seules considérations matérielles. Dans sa forme en deux actes, en effet, l’opéra possède une réelle cohérence. Le deuxième acte s’achève par le constat d’échec de Moïse, qui s’écrie : « O verbe, verbe qui me manque ! » («O Wort, du Wort, das mir fehlt!»). Dans ce formidable cri d’incommunicabilité, on a voulu voir une identification du compositeur incompris avec son protagoniste. Schoenberg, bien que très proche de la figure de Moïse, a pourtant mis en garde contre ces interprétations esthétisantes : « Dans le Groves Dictionary of Music, il y a un très bon article qui commente aussi Moïse et Aaron. En partie absurde car il veut impliquer l’artiste. Cela sent le dix-neuvième siècle finissant, mais ce n’est pas moi. Le sujet et son traitement sont purement religieux et philosophiques », écrit le compositeur à Josef Rufer le 13 juin 195124. Cela n’empêche pas le pianiste et musicologue américain Charles Rosen d’écrire : « Sous un aspect au moins, l’opéra est d’intention clairement autobiographique » (in : Schoenberg, Paris-Éditions de Minuit 1979, p. 94), ou George Steiner de voir dans cette réflexion sur le rapport du langage à la musique un « opéra sur l’opéra » (cf. « Musique et langage dans le Moïse et Aaron de Schoenberg », in : Programme du Châtelet, 1995, p. 17). Il est certes assez séduisant, et sans doute pas illégitime, de voir dans cette œuvre un reflet de l’intense confrontation de la pensée au langage qui fonde la modernité esthétique et philosophique, comme un pendant à la conclusion du Tractacus de Wittgenstein : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ».

  • 25 – Lire à ce propos Theodor W. Adorno : Sakrales Fragment. Über Schoenberg s Moses und Aron, in: Qua (...)
  • 26 – Lire à ce propos Alexander L. Ringer : Arnold Schoenberg. The Composer as Jew. New York (Oxford U (...)

15Cependant, plus encore que toutes ces hypothèses, il en est une qui paraît à même de comprendre l’inachèvement de Moïse et Aaron : entre le moment où il compose les deux premiers actes et celui où il cesse son travail, l’arrivée au pouvoir des nazis a modifié assez fondamentalement la vision que se faisait Schoenberg du judaïsme. Après la rédaction son drame Le Chemin biblique, on a vu que le compositeur avait souhaité mener une réflexion théologique plus fondamentale, détachée des contingences historiques, avec pour thème central l’irreprésentabilité de Dieu et l’interdiction de faire des images25. L’idée pratique du peuple d’Israël et de sa réalisation comme nation lui paraît alors faire écran au vrai débat, philosophique et intemporel, ou du moins anhistorique. Avec l’arrivée du nazisme au pouvoir, l’érection de l’antisémitisme en système de gouvernement, le début des persécutions et ses propres difficultés matérielles, Schoenberg se tourne à nouveau, et plus que jamais, vers une réflexion pratique. Il se souvient de ses enthousiasmes de jeunesse pour Theodor Herzl et se met à prendre des contacts nourris avec les milieux sionistes actifs. Il se met à militer sans relâche pour la solidarité internationale des juifs, écrivant notamment une lettre ouverte à ses confrères musiciens, restée sans réponse, et publiant en 1938 un Four Point Programm for Jewry où il échafaude un plan pour faire sortir de leur pays les 7 millions de juifs menacés. Remettant à plus tard les discussions sur le boycott des produits allemands ou sur le lieu approprié pour fonder l’État d’Israël, il suggère de lancer une souscription auprès de chacun des 16 millions de juifs dans le monde sur la base d’un mark par mois jusqu’au départ du dernier juif menacé26 : il faudrait alors, selon lui, moins de cinq ans pour les mettre tous à l’abri. Il va jusqu’à évoquer toutes les contingences de logistique (moyens de transport, secrétariat…) nécessaires à ce projet : l’irréductible Moïse serait-il en train de devenir Aaron ? L’histoire en train de se faire sera dès lors omniprésente dans le travail et la pensée de celui que l’on a traditionnellement tendance à considérer comme un « abstrait » : les œuvres qu’il compose pendant qu’il cesse de travailler à Moïse et Aaron l’attestent, que ce soit L’Ode à Napoléon Bonaparte op. 41 (1942), dénonciation grinçante de la dictature, ou surtout l’extraordinaire Un survivant de Varsovie op. 46 (1947) où le judaïsme n’est plus considéré dans sa composante théologique théorique, mais en prise directe avec l’abomination de l’holocauste. Moïse et Aaron s’arrête là où commence à s’accomplir le destin du peuple juif.

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Notes

1 – Cf. la lettre à sa cousine Mal vida Goldschmied, in: Arnold Schoenberg : Briefe, hrsg. von Erwin Stein, Mainz 1958.

2Ibid., p. 200 : «Wie Du sicherlich bemerkt hast, ist meine Rückkehr zur jüdischen Religion schon längst erfolgt und ist in meinem Schaffen sogar in den veröffentlichten Teilen erkennbar («Du sollst nicht, du mußt...») und in Moses und Aron, von dem Du seit 1928 weißt, der aber wenigstens fünf Jahre zurückliegt, insbesondere aber in meinem Drama Der biblische Weg, das auch spätestens 1922 oder 23 konzipiert, aber erst 26-27 fertig worden ist.»

3 – Il n'en existe qu'une version dactylographiée établie par le musicologue allemand Hans-Heinz Stuckenschmidt, longtemps restée sa propriété privée et conservée désormais à l'Archiv der internationalen Schoenberg-Gesellschaft, ainsi qu'un résumé de David Josef Bach («Du sollst nicht, du mußt», in: Arnold Schoenberg zum 60. Geburtstag, Vienne 1934), des extraits en anglais publiés par Peter Gradenwitz («Gustav Mahler und Arnold Schoenberg», in: Yearbook of the Leo Baeck Institute 5, 1960), et la seule édition existante est une traduction italienne (Feltrinelli, Milan 1967).

4 – Lire à ce propos Harry Halbreich : « Arnold Schoenberg et le judaïsme », in: L'Avant-Scène Opéra n°167 (Paris 1995), p. 73.

5 – «Max Aruns, Moses und Aron wollen Sie in einer Person sein! Moses, dem Gott den Gedanken gegeben, aber die Macht der Rede versagt hat, und Aron, der den Gedanken nicht fassen, aber wiedergeben und die Massen bewegen konnte», cf. Der biblische Weg, version dactylographiée, p. 87.

6 – Elle fut notamment reconstituée par Jan Maegaard, in : Studien zur Entwicklung des dodekaphonen Satzes bei Arnold Schoenberg, Band I., Copenhague 1972, p. 127 sq.

7 – Non reprises dans l'édition imprimée du livret, ces didascalies figurent dans l'édition française la plus récente, due à la revue L'Avant-Scène Opéra, op. cit., p. 38.

8 – Lire à ce propos Karl H. Wörner: Gotteswort und Magie. Die Oper «Moses und Aron» von Arnold Schoenberg. Heidelberg 1959, p. 29 sq., ainsi que Odil Hannes Steck: Moses und Aron. Die Oper Arnold Schoenbergs und ihr biblischer Stoff. Munich 1981, p. 20 sq.

9 – Sur ce passionnant réseau littéraire, on lira avec grand profit l'étude de Lucie Kayas : « Une influence occulte : August Strindberg », in: L'Avant-Scène Opéra n°167, p. 88.

10 – «Vergeh, du Abbild des Unvermögens, das Grenzenlose in ein Bild zu fassen!», acte II, scène 4. Toutes les répliques de Moïse et Aaron citées en français son empruntées à la traduction intégrale du livret par Bernard Banoun, in: L'Avant-Scène Opéra n°167.

11 – «Er hat uns auserwählt vor allen Völkern, das Volk des einz'gen Gotts zu sein; ihm allein zu dienen, keines andern Knecht!», acte I, scène 4.

12 – «Gebt ihn frei, und wenn er es vermag, so lebe er. (Aaron frei, steht auf und fällt tot um.)», acte III, scène 1.

13 – «Aber in der Wüste seid ihr unüberwindlich und werdet das Ziel erreichen: Vereinigt mit Gott.», ibid.

14 – Lire à ce propos Michael Mäckelmann : Arnold Schoenberg und das Judentum, Hamburger Beiträge zur Musikwissenschaft 28, Hambourg (Verlag der Musikalienhandlung Karl Dieter Wagner) 1984, p. 103 et 176.

15 – «Glückliches Volk, einem einzigen Gott zu gehören, den zu bekämpfen kein andrer Macht besitzt», acte I, scène 2.

16 – Moses : «Kein Bild kann dir ein Bild geben vom Unvorstellbaren.» Aron : «Nie wird Liebe ermüden, sich's vorzubilden. Glückliches Volk, das son seinem Gott liebt.», ibid.

17 – «Reinige dein Denken, lös es vom Wertlosen, weihe es Wahrem.», ibid.

18 – Rappelons pour mémoire que sériel et dodécaphonique ne sont pas synonymes : l'adjectif sériel se contente d'indiquer que les notes sont regroupées par séries, qui ne sont pas forcément de douze, tandis que le terme dodécaphonique, traduction française forgée par René Leibowitz de la Zwölfionmusik, prend comme fondement le chiffre douze.

19 – Mesures reproduites dans : Josef Rufer, Das Werk Arnold Schoenbergs, Kassel-Bâle-Londres-New York, p. 65.

20 – «Aber die Sperre der Devisen macht es mir unmöglich, aus Deutschland Geld zu bekommen. Und auch möchte ich gerne den dritten Akt meiner Oper Moses und Aron (zwei Akte sind in der Partitur für Orchester fertig) beenden.», in: Briefe, p. 177.

21 – «Ich fühle, daß ich, solange ich noch lebe, trachten muß, wenigstens einige Werke fertigzustellen, die seit vielen Jahren darauf warten. Ich fühle, mein Lebenswerk würde nur lückenhaft erfüllt sein, wenn es mir nicht gelingen sollte, die zwei umfangreichsten meiner musikalischen, und zwei, oder vielleicht drei, meiner theoretischen Werke zu vollenden. Die zwei musikalischen Werke sind: a) MOSES UND ARON, b) DIE JAKOBSLEITER. Die Vollendung der Oper würde mir ungefähr 6-9 Monate beschäftigen.», in: Briefe, p. 243.

22 – «Wenn ich arbeiten kann, würde ich ja doch am liebsten die Jakobsleiter und Moses und Aron [vollenden].», in: Briefe, p. 267.

23 – «er glaube nicht, daß er die Oper noch vollenden werde», in: Hans- Heinz Stuckenschmidt, Schoenberg, Leben-Umwelt-Werk, Zurich-Fribourg 1974, p. 454.

24 – «In Groves Dictionary of Music ist ein ganz guter Artikel, der auch Moses und Aron bespricht. Zum Teil unsinnig; nämlich den Künstler hineinzuziehen. Das ist Ende des 19ten Jahrhunderts, aber nicht ich. Der Stoff und seine Behandlung sind rein religiös-philosophisch. », in: Briefe, p. 298.

25 – Lire à ce propos Theodor W. Adorno : Sakrales Fragment. Über Schoenberg s Moses und Aron, in: Quasi una fantasia. Musikalische Schriften II. Francfort 1963, p. 312 sq.

26 – Lire à ce propos Alexander L. Ringer : Arnold Schoenberg. The Composer as Jew. New York (Oxford University Press) 1990.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christian Merlin, « Moïse et Aaron de Schoenberg, opéra biblique »Germanica, 24 | 1999, 79-95.

Référence électronique

Christian Merlin, « Moïse et Aaron de Schoenberg, opéra biblique »Germanica [En ligne], 24 | 1999, mis en ligne le 01 janvier 1999, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/germanica/2252 ; DOI : https://doi.org/10.4000/germanica.2252

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Auteur

Christian Merlin

Université Charles De Gaulle - Lille III

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