IBLA, 1992, t. 56, n° 169, pp. 57-70  SALAH NATIJ

 

LE PAIN NU DE MOHAMED CHOUKRI : UNE LECTURE PLURIELLE

        par Salah NATIJ

   

    Le lecteur du Pain nu ne peut pas, à notre avis, rester indifférent à ce passage à travers lequel le récit s'annonce et, dès la première phrase du texte, formule un monde, dessine les contours d'un milieu et préfigure une destinée :

« Nous étions plusieurs enfants à pleurer la mort de mon oncle. Avant je ne pleurais que lorsqu'on me frappait ou quand je perdais quelque chose. J'avais déjà vu des gens pleurer. C'était le temps de la famine dans le Rif. La sécheresse et la guerre »[1].

Nous avons là déjà toute la constellation des composantes socio­-économiques de l'univers qui va servir de cadre d'action et de discours au personnage central du récit. Nous apprenons en effet que les con­ditions de vie sont difficiles, que la rue inspire la faim, la mort et la désolation. Et en l'apprenant, nous nous attendons à ce que les per­sonnages peuplant ce milieu soient pourvus d'une capacité d'adaptation et de survie tout à fait exceptionnelle. Le lecteur commence ainsi à développer une attente que l'on peut qualifier de nulle, en ce sens qu'il ne peut pour l'instant qu'anticiper, d'une manière générale, sur un univers de vie différent, jusque dans les normes y régissant les moda­lités de l'action. Nous y reviendrons.

Essayons pour le moment de comprendre un peu le monde du Pain nu en le décomposant dans ses éléments constitutifs.

Il est possible de distinguer deux catégories d'éléments: dans une première catégorie, que nous appellerons dès maintenant « catégorie statique », nous classons tous les éléments qui, dans le récit, remplissent la fonction de cadres de vie ou de milieux d'action, à savoir le foyer familial, la rue, la prison, etc. Dans une seconde catégorie appelée « dynamique », nous rangeons les éléments d'ordre éthique, cognitif et affectif, c'est-à­-dire toutes les manifestations ayant rapport au substrat psycho-socio­logique de l'action et du discours.

       I. - Dès le début du récit, nous apprenons que le foyer familial, situé d'abord à Tanger, est un milieu invivable :

« Nous habitions une seule pièce. Mon père, quand il rentrait le soir, était toujours de mauvaise humeur. Mon père, c'était un monstre. Pas un geste. Pas une parole. Tout à son ordre et à son image, un peu comme dieu ou du moins c'est ce que j'entendais... mon père un monstre »[2].

Nous comprenons ainsi que "foyer familial", cela signifie "présence du père", et donc un climat irrespirable et insupportable. Et « A Tétouan, dit-il, nous trouvâmes où loger : une petite maison voisine d'un verger dans le quartier Khabaj. Une seule chambre. Les W-C… sont à l'extérieur »[3].

Toutes les raisons sont là, surtout lorsqu'à la violence omniprésente du père s'ajoute la faim, pour que le personnage-narrateur du Pain nu ait tendance à trouver "la rue" plus accueillante que "le foyer" : « Quand la faim me prenait aux tripes, je sortais dans la rue de notre quartier qui s'appelait joliment "la source du petit chat »[4].

Mais peu à peu la nécessité de se trouver dans la rue va devenir une sorte de plaisir. Parce qu'elle n'est pas uniquement synonyme d'un "ailleurs" échappant à l'oppression parentale, la rue sera progressi­vement vécue comme un espace de liberté à la fois physique et imaginative: renvoyé du café où il avait travaillé pendant quelques temps... « Je partis vers les ténèbres de la ville, dit-il, la tête pleine d'oiseaux. Je n'avais pas peur des fantômes, ni ceux des humains ni ceux des diables. Dans une ruelle sombre, j'ai couru derrière un animal. Ce devait être un chat ou un lapin »[5]. Au retour d'Oran, où il avait émigré, il retrouve Tétouan, et du coup la rue intègre dans la narration une autre dimension, celle du bordel: « Le bordel de Soria était toujours le même. Seules les femmes avaient changé. Il y avait là de nouveaux proxénètes. Je retrouvais le plaisir de dormir dans les rues en compagnie des clochards »[6].

Il faut souligner ici, pour le moment, deux choses: d'une part, comme nous l'avons dit, la rue remplit la fonction d'un "ailleurs" où le personnage peut jouir d'une certaine liberté de mouvement; d'autre part, cet ailleurs semble être assuré et exploité en permanence comme un lieu de renversement de l'ordre des valeurs et des désirs: l'idée' de liberté tend à coïncider avec une conception personnelle de la vie comme une chaîne de plaisirs suscités par des conditions dégradantes.

Du moment où la rue est devenue peu à peu, sinon d'un seul coup, une nécessité intégrale, c'est-à-dire l'unique alternative, y vivre n'est plus désormais perçu comme une condition de vie transitoire, mais comme le choix d'une forme de vie. Or, qu'est-ce qu'un choix, dans ce cas, sinon la prise au sérieux de la forme de vie choisie ? S'il en est ainsi, c'est-à-dire si choisir suppose du même coup une prise au sérieux, la rue ne sera plus seulement un cadre de vie, un environ­nement possible, mais un lieu spontanément intégré au naturel de la vie quotidienne. Le renversement de l'ordre des valeurs procède de cette même conception des choses : afin de créer un monde susceptible d'être à la fois radicalement différent dans sa structure normative et com­préhensible (ou, si l'on veut, recevable) sous forme de récit, il a fallu au Pain nu transmuter tous les objets qu'il avait admis sur son espace, en les faisant obéir à sa logique dominante, à savoir la généralisation et la normalisation d'une vision anomique de la vie.

Cependant, cette sorte de bouffonnerie révoltée, qui caractérise Le Pain nu, n'est ni une philosophie, ni à proprement parler un style; il s'agit, si l'on peut dire, d'une sorte de sincérité narrative, en ce sens que lorsqu'il nous dit: « Je retrouvais le plaisir de dormir dans les rues en compagnie des clochards », ce n'est pas par volonté de surréalisme sociologique, mais tout simplement par nécessité d'apprivoiser tous les aspects inhabituels du mode de vie assumé en les intégrant dans un récit homogène.

Pour contenir les éléments que nous avons appelé statiques (la rue, le bordel), Le Pain nu les a marqués d'un certain lyrisme, comme nous pouvons le remarquer à travers cette exaltation de l'élément urbain depuis Oran :            '

« Nostalgie. Tétouan. Les femmes, le vin et le kif. Folie. Tétouan est folle. Je suis le fou de Tétouan. Telle est ma nostalgie. A Oran point de folie. J'irai chercher de par le monde un lieu pour ma folie »[7].

La rue devient ici une ville, une ville conçue comme étant à la fois un lieu de vie "marginale" et une source d'imagination spécifique.

II. - Examinons maintenant les éléments dynamiques et essayons en même temps de voir comment ils entrent en relation avec les éléments analysés précédemment.

Notons d'emblée qu'il y dans la structure psycho-sociologique du personnage-narrateur la dominante d'un élément particulier, à savoir la haine du père: « S'il y avait quelqu'un dont je souhaitais la mort, c'était bien mon père. Je le haïssais comme aussi les gens qui pouvaient lui ressembler. Je ne me souviens plus combien de fois je l'ai tué en rêve. Il ne me restait qu'une chose: le tuer réellement »[8].

Cette haine est d'autant plus forte que l'unique fois où, dans le texte, le narrateur s'adresse directement au lecteur, c'est pour lui com­muniquer ce sentiment :

« ... Il (le père) était à table, seul. Son visage se transforma quand il me vit. Quand il est là même les absents deviennent présents... Je vous l'ai dit : il est comme un Dieu. Mais qui lui a donné ce pouvoir ? »[9].

On peut poser la question de savoir si, en s'adressant ainsi au lecteur pour en faire une sorte de témoin, le narrateur ne fait pas par là-même une sélection parmi les thèmes traités dans le récit. Autrement dit, cela ne signifie-t-il pas, du point de vue de l'esprit du texte, que seul le thème du rapport au père, avec peut-être celui de l'imaginaire urbain, mérite d'être traité sur le mode de la narration autobiographique ? Or, dans la mesure où il s'avère qu'il en est ainsi, dans quel sens et de quelle manière nous faudra-t-il comprendre le reste de la. structure théma­tique ?

Pour répondre à ces questions nous allons essayer de rendre compte de la gestion textuelle de la constellation thématique, c'est-à-dire de la manière dont les objets de la narration sont différentiellement traités en fonction de leurs statuts dans le récit.

En citant le passage où il est question de la haine du père, nous avons fait remarquer que c'est l'unique endroit du texte où le per­sonnage-narrateur s'adresse directement au lecteur reconnu comme instance extérieurement présente. Il va sans dire donc que partout ailleurs, le texte de Choukri fonctionne comme un milieu neutre. A le lire, on a l'impression que le narrateur parle à quelqu'un d'autre ou à lui-même, et que nous, lecteurs, nous ne faisons d'une certaine manière que profiter de l'occasion pour écouter. Cependant, il faut signaler que le lecteur n'a pas toujours et partout cette impression.

 

   Celle-ci en effet disparaît chaque fois que le récit est engagé avec une finalité "actionnelle" bien précise, c'est-à-dire lorsque la narration introduit le lecteur dans un monde où le narrateur devient un personnage en situation d'action. C'est le cas, par exemple, quand le narrateur nous décrit la façon dont son père a tué son frère[10]. C'est le cas aussi quand il nous rapporte et nous décrit comment, avec un ami, il s'est rendu pour la première fois au bordel[11]. Mais la situation narrative la plus significative à ce propos est sans doute celle qui commence par nous entraîner dans une manifestation de Marocains contre l'occupation espagnole (chapitre 9)[12] pour finir par nous faire assister à une opération de contrebande, à laquelle le narrateur participe (chapitre 10)[13].

Il faut remarquer que tous les cas de situations narratives que nous venons de citer ont un trait commun: il s'agit de processus narratifs où l'impression que le lecteur a partout ailleurs d'être l'objet d'indifférence est, non pas supprimée, mais tout simplement compensée par la densité et l'enchaînement des événements racontés. Par conséquent, dans ces lieux du récit, le lecteur n'écoute pas, il observe. La narration est en quelque sorte épaissie par l'action qui lui est parallèle, de telle manière que l'acteur et le narrateur se trouvent confondus. C'est le cas, par exemple, de la narration des faits concernant la relation au père: le lecteur a déjà appris que le narrateur-personnage hait son père. Mais il sera encore plus convaincu de la véracité de ce sentiment grâce au passage suivant :

« La main de mon père s'abattit sur moi. Je n'eus pas le temps de lui échapper, mais les copains de ma bande l'attaquèrent... Je l'entendis gémir et appeler au secours... l'étais vengé. Satisfait de voir couler son sang comme il avait fait couler le mien. Mon copain Abdeslam me rejoignit :

- Quel fils de pute! Qu'est-ce qui t'est arrivé avec ce chien ? - Rien. C'est mon père.

- Ton père!

- Oui, mon père, mais il mérite plus que ça.

Un autre copain, Sebtaoui :

 

- Quel fils de rien! Quel fils de pute! Que s'est-il passé entre vous? - Tu sais, dit Abdeslam, c'est son père.

- Son père! (se tournant vers moi) C'est ton père?

- Oui. Il mérite encore plus. C'est un chien »[14].

      Le dialogue est destiné ici à faire jaillir toute l'intensité du sens de la haine du père à partir d'un point de vue focalisé[15]  sur l'échange collectif de parole.

Considérons cet autre passage où il ne s'agit pas de dialogue réel, mais d'un dialogue imaginé, une sorte de mise en scène: il s'agit d'une scène où la tante du narrateur lui reproche ses méchancetés :

« - Tu dois faire beaucoup de peine à ta mère à Tétouan! Sois raisonnable! (dit la tante)

Sans lui répondre, dit-il, j'imaginai ce dialogue:

" - Comment être raisonnable? Comment?

- Ne fais pas ce qui est mauvais.

- Mais j'aime ce qui est mauvais. cela me procure du plaisir »[16].

              Remarquons ici que le narrateur nous dit qu'il a préféré imaginer un dialogue au lieu de répondre directement à la question de sa tante. Cela veut dire que même vis-à-vis de lui-même, c'est-à-dire dans ses monologues, le narrateur fait appel à la narration focalisée pour exprimer ses idées. Le déplacement de la narration du domaine du discours direct à celui du dialogue confère au récit une dimension dramaturgique. Tout se passe donc comme si le mode "psycho-­narratif"[17] s'avérait inapte à exprimer certains états de choses, et qu'il avait fallu par conséquent faire appel à un autre type d'éclairage.

Il faut aussi attirer l'attention sur le fait que dans la plupart des cas, ces dialogues ont pour objet soit la mise en évidence d'une attitude, soit la vérification d'un état de connaissance, soit l'explicitation indirecte d'un arrière-plan de l'action, c'est-à-dire se rapportant dans presque tous les cas à des aspects dynamiques, en devenir, qui ne peuvent être cernés et exposés que par le biais d'un procédé romanesque. Il y a comme une corrélation d'incidences entre les passages dialogués et la volonté du texte de permettre au lecteur de découvrir, dans leur profondeur, quelques aspects de l'identité éthico-cognitive du per­sonnage-narrateur. En outre, tous ces aspects traités sur le mode dialogué se rapportent à ce que nous pouvons appeler l'idéologie personnelle du narrateur ou, si l'on veut, sa micro-vision du monde, à la fois sur le plan esthétique et sur le plan existentiel. La haine profonde du père, la célébration du mauvais (ou le mal) sont deux entités intellectuelles participant d'une orientation générale de la personnalité: quand le narrateur nous dit qu'il aime le mauvais, nous entendons cela dans un sens qui renvoie non à une attitude ponctuelle, mais à une structure solide, car l'expression aimer le mauvais comporte une forte connotation métaphysique et/ou ontologique.

Cela nous permet de dire que si dans le reste du texte de Choukri le lecteur a toujours l'impression que le récit ne s'adresse pas à lui, c'est parce que dans ces parties du texte, le processus de la narration est marqué par deux phénomènes: la disparité des faits racontés et le caractère très subjectiviste de leur contenu.

Le terme "subjectiviste" est à entendre ici dans le sens d'une centralisation sur soi du sujet de la narration, centralisation qui se manifeste, au niveau du monde raconté, par la tendance du récit à tout ramener à la vie psychique du moi narrateur. Comme le montre l'exemple suivant, la subjectivation du récit n'a pas seulement pour conséquence la centralisation du monde raconté, mais aussi sa dé­sorganisation : « Mon petit frère Achour mourut brutalement. Je n'étais pas triste. Je le voyais marcher à quatre pattes et crier dans la maison, mais je ne le connaissais pas vraiment. Il m'arrivait rarement de penser à lui. J'étais trop préoccupé par mon corps et les plaisirs... J'étais accaparé par mes soucis et mon vagabondage. Je rêvais de tous les plaisirs. Je rêvais de la vie. je dormais beaucoup plus dans les rues que dans les maisons »[18].

Dans ce passage, nous avons affaire à deux choses : d'une part, nous apprenons que l'abondance des fantasmes égocentriques s'impose comme facteur de brouillage des relations intersubjectives, et réduit la socialité du narrateur à la gestion quasi morbide de ses soucis personnels; d'autre part, comme pour nous intéresser encore davantage à sa vie psychique, le personnage-narrateur nous révèle que la coupure existant entre lui et le monde des autres est explicable, au moins en partie, par le fait que son univers de vie à lui est organisé selon le principe du rêve.   

En effet, ce qui doit frapper à première vue le lecteur du Pain nu, c'est sans doute justement l'omniprésence de l'activité onirique. Nous disons bien activité et non rêve, car nous pensons que dans le contexte du Pain nu, rêver n'est pas un fait raconté; mais un principe de vision, c'est-à-dire une perspective du texte. Cependant, cette perspective ne constitue pas une orientation esthétique positive, mais plutôt un procédé compensatoire destiné à remédier aussi bien à l'insuffisance de la force créative qu'à la pauvreté du répertoire thématique. Autrement dit, le rêve permet au texte de Choukri d'atteindre un double objectif: il s'agit à la fois de créer un système de vraisemblances narratives spécifiques et de produire, en plongeant dans la subjectivité, des faits et des événe­ments racontables. Lorsque le personnage-narrateur nous dit qu'il rêve de la vie, il confère à une expérience subjective le statut d'un fait réel racontable comme tel. Quand, d'autre part, il nous avoue: « Je passais mon temps à rêver. Je rêvais que je m'envolais, que je vivais dans une cave tapissée de soie, illuminée de couleurs vives, parfumée d'encens. Je levais la main et on m'apportait un plateau rempli de tout ce que j'aime. Je claquais des doigts et apparaissait alors une jeune fille. Jamais approchée. Elle dansait nue au milieu de l'encens et de la lumière des bougies »[19], on découvre, en même temps que le type des objets rêvés, le mode sur lequel s'effectue le passage de la subjectivité à une intersubjectivité simulée. Concrètement, comme nous pouvons le remarquer à travers le passage que nous venons de citer, le rêve donne naissance à des domaines d'expériences possibles qui se déploient dans le récit avec le double caractère d'être à la fois une simple imitation de la réalité et une négation de celle-ci: ils sont une imitation fantasmée de la réalité parce qu'ils ne sont au fond rien d'autre qu'une reproduction de l'idée que le sens pratique a de la vie non misérable en général; et ils sont une négation de cette réalité, en ce sens qu'à travers le type et la qualité des rêves qu'elle permet, la réalité se révèle à elle-même dans' toute sa carence[20].

Il faut ajouter que le rêve dont il est question ici n'est pas le rêve d'un poète, destiné à remplir une fonction rhétorique, il est, au contraire, un élément consubstantiel à la vie réelle du personnage­ narrateur, dans la mesure même où il est la compensation d'un manque. Et c'est à ce titre qu'il est investi dans l'écriture: le but du Pain nu est de nous raconter une enfance et une adolescence écrasées par la misère. Or, on a l'impression que, au niveau du récit, raconter et décrire cette misère étaient loin d'en exprimer toutes les traces, et qu'il a fallu par conséquent dire aussi toute la médiocrité- et toute la mesquinerie des rêves que cette misère rendait possibles. Or, c'est par cet aspect que Le Pain nu est autant la description d'une réalité vécue que la reproduction, à peine camouflée, d'une certaine idée de l'écriture, d'un idéal littéraire dont la vie et l'œuvre de Jean Genet est le paradigme.

Trois éléments militent en faveur de cette thèse:

      a) le premier élément nous est fourni par la façon dont M. Choukri

encourage lui-même les lecteurs à considérer son Pain nu comme roman plutôt que comme une autobiographie, parce que, dit-il, « ...s'il y a des choses que je n'ai pas vécues, cela n'empêche pas qu'elles soient vécues par d'autres »[21] (21).

b) le deuxième élément que nous nous avons est d'ordre biographique, à savoir la relation d'amitié qu'il y avait entre Choukri et Genet, amitié qui a permis à Choukri d'écrire un livre de souvenirs[22].

c) le troisième élément, et il est capital, se trouve dans le texte du Pain nu.

        En effet, les composants de l'univers de ce récit, à savoir un certain système de valeurs, une affection pour la grossièreté du langage, une célébration du bonheur que procure le vagabondage, sans parler des bordels, de l'homosexualité et de la prostitution, tout cet univers, disions-nous, ne peut que renvoyer le récepteur, et surtout le récepteur critique, à Genet, à propos de qui Sartre nous dit que « ...jamais il ne nous parle du pédéraste, du voleur, mais toujours en voleur et en pédéraste. Sa voix est celle que nous souhaitons ne jamais entendre, elle n'est pas faite pour analyser le trouble mais pour le communiquer »[23].

  Il faut signaler que le traducteur du Pain nu a déjà, par le biais de la préface, tenté d'orienter les lecteurs sur cette "piste" de réception, en écrivant: « Cet enfant, témoin et victime, dira plus tard avec l'innocence d'un Genet: "Je considérais le vol comme légitime dans la tribu des salauds" »[24].        

Or, le corpus littéraire auquel Le Pain nu se trouve ainsi attaché appartient, comme on le sait, à ce genre de textes qu'on' a maintes fois interprétés et reçus comme une écriture picaresque[25]. La question qui se pose donc ici est celle de savoir si nous pouvons légitimement nous attendre à ce que Le Pain nu fasse l'objet d'une réception picaresque.

Selon un des exégètes du genre picaresque, M. Molho, le propre de l'univers picaresque est d'être fanatiquement réfractaire à toute perspective fictionnalisante :

" A cette image stylisée (la fiction), le picaro prétend substituer une stylisation narquoise de l'expérience quotidienne, dont il ne retient à dessein que ce qu'elle présente de plus dérisoire. Aussi l'univers picaresque n'est pas moins mythique que l'autre, qu'il ne détruit pas, mais auquel il oppose, à toutes fins utiles, une mythologie inverse"[26].

Il est incontestablement dans Le Pain nu une caractéristique fondamentale qui pourrait. suggérer de le rattacher à la tradition picaresque: nous pensons à la présence insistante d'un " je" narrateur­-acteur, se plaisant à se peindre en marginal, s'attribuant tous les traits susceptibles d'en faire un être dont la condition sociale présente coïncide avec une destinée prédéterminée.

Comme l'a dit Sartre à propos de Genet, le narrateur du Pain nu ne nous parle jamais seulement de voleurs, de prostituées, de vagabonds, mais toujours en tant qu'il est lui-même tout cela, de telle sorte que la narration se trouve accaparée par son propre narrateur, et que celui-ci devient le personnage principal de son propre récit.

Nous pouvons distinguer dans Le Pain nu deux instances textuelles efficientes: le "Je" narrateur et le "Je" personnage, en les considérant comme deux entités différentes, sans pour autant mettre en cause le caractère autobiographique du récit. Aussi nous pouvons dire que le "Je" narrateur est bel et bien une entité réelle, c'est-à-dire l'auteur Choukri lui-même, mais que, d'un autre côté, le "Je" narrateur-acteur est une entité imaginaire[27]. Nous disons bien une entité imaginaire et non fictive, car le narrateur-acteur n'est pas à proprement parler un personnage de fiction, mais, pour ainsi dire, la concrétisation d'un fantasme et d'une volonté.

Autrement dit, ce que l'auteur-narrateur nous raconte et nous décrit, ce n'est pas l'histoire de sa vie telle qu'il l'a réellement vécue, mais telle qu'il l'aurait vécue s'il lui avait été donné de devenir le personnage d'un roman picaresque. Il s'agit donc, pensons-nous, d'un investissement picaresque de soi dans la littérature. Nous avons là une autre façon de faire œuvre littéraire: il est moins question de produire de la littérature que de la servir, en offrant soi-même dans sa propre personne la preuve qu'un modèle de réalité littéraire est susceptible de devenir un mode de vie réelle.

Trois éléments sont à l'appui de ce que nous venons d'avancer :

a) premièrement, comme nous l'avons déjà souligné, l'auteur du Pain nu insiste sur le fait que son livre peut être considéré et lu comme un roman, en ajoutant que cela ne doit pas signifier que l'on ne puisse le lire tout aussi bien comme une autobiographie. Cela montre comment Le Pain nu est assumé par son auteur comme le lieu d'une ambivalence esthético-littéraire : il s'agit de moi, mais vous pouvez me considérer comme un personnage de roman ;

b) deuxièmement, dans l'interview que nous avons citée, Choukri précise: « Il est nécessaire de souligner que, dans mon écriture du Pain nu, j'étais influencé par les récits autobiographique_ occidentaux, notamment Les Confessions de J. J. Rousseau, Le Bilan de Somerset Maugham, La Force des Choses et Les Mémoires d'une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, Les Mots de Sartre… J'étais donc influencé plus par des styles occidentaux que par des modèles arabes »[28].

 Ce qui est très significatif dans cette déclaration, c'est la façon dont Choukri a cherché ici à nous orienter vers ses cadres de références. Mais ce qui l'est encore davantage pour notre propos, c'est le fait que le nom et l'œuvre de Genet ne sont pas mentionnés à titre de source d'influence possible. S'agit-il d'un oubli ?

 Nous pensons que cette omission est due au fait que Choukri ne conçoit pas son rapport à l'œuvre de Genet comme le rapport d'un simple lecteur à l'œuvre d'un auteur, mais comme une relation fondée à la fois sur une évidence de solidarité et sur une forme de communauté de destin. Cela explique du même coup la spontanéité naïve avec laquelle Le Pain nu intègre et intériorise la conception picaresque comme un modèle de vie réelle;

c) troisièmement, il semble que le fonctionnement textuel du Pain nu ne vise qu’une seule chose: créer l'univers mythologique d'un personnage dont les avatars et les conditions de vie tendent à en faire une forme de sociabilité radicalement "déchue", c'est-à-dire un individu familialement d'abord, puis socialement et existentiellement condamné à la marginalité.

Sur le plan de la dégradation familiale, et surtout dans son aspect parental, nous avons montré plus haut comment le narrateur présente son père comme une ordure, un chien. Mais il nous faut signaler un passage où il va jusqu'à nier l'existence du père :

« Un matin je fus réveillé par les questions d'un individu :

- N'es-tu pas le fils de M. Haddou ?

- Non. Ce n'est pas moi.

Il insiste:

        - Ce n’est pas toi, Mohammed, le fils de Haddou. ?

- Je ne suis pas son fils. Je ne connais personne du nom de Haddou.

 

- mais ton père c'est Haddou ...?

- Je t’ai dit que je ne connais que moi-même. – C’est qui ton père alors?

- Il est mort.

- Mort!

- Oui depuis longtemps... »[29].

Ce qui nous est dit ainsi, à travers ce dialogue, ce n'est pas seulement le sens d'une négation du père, mais aussi et surtout la désignation de celui-ci comme une instance négative, une tare, marquant l'existence sociale de l'enfant depuis son plus jeune âge, et le condamnant à n’être qu'un déchet de la société. Et là on découvre que Le Pain nu intègre un trait très spécifiquement picaresque, à savoir, comme l’a montré Molho, que l'élément "père" fait partie intégrante d’un ensemble qui « est posé par rapport à ce Je qui existe dès le départ  dans des conditions attentatoires à sa dignité »[30]. Tout semble donc fonctionner d’une manière visant à amener le lecteur à se faire image très dégradante du narrateur-personnage, ce qui peut contribuer à renforcer l’interprétation picaresque.

Cependant, le lecteur dispose d'au moins deux indices textuels susceptibles de l'éloigner de ce genre de réception: certes, le narrateur se présente et se définit lui-même comme un individu irrécupérable, radicalement enfoncé dans la déchéance. C'est le cas, par exemple, lorsqu’il dit vers la fin du récit, comme pour nous livrer l’image qu'il se fait définitivement de lui-même :

« Mon frère était devenu un ange [en mourant]. Et moi ? Deviendrai-­je un diable? C’est sûr, pas de doute. Les enfants, quand ils meurent, se transforment en anges, et les adultes en diables. mais il est trop tard pour moi pour espérer être un ange »[31].

Mais il est une phrase, proférée au milieu du développement du texte, qui ne manquera pas, si elle est bien perçue, d’orienter le lecteur vers une autre forme de compréhension: « La violence dont j'étais victime perturbait ma perception »[32].

Cette phrase comporte deux termes clefs: violence et perception.

      Du point de vue d'un lecteur critique qui aura fait du contenu de cette phrase le principe même de la compréhension du texte dans son intégralité, la totalité de l'expérience racontée peut être schématisée ainsi: sous l'effet traumatisant de la violence, le narrateur n’a pu rendre compte de sa vie que sous la forme d'un discours quasi psychotique.

En empruntant cette voie, le lecteur adopte une perspective de compréhension où. il n’est plus question de narrateur-personne, mais seulement de récit, un récit réduit à sa fonction de symptôme d’une sorte de dégénérescence de la perception, un simulacre de la mémoire. Le lecteur aura ainsi défini Le Pain nu comme un acte de res­ponsabilisation radicale et totale des Autres, et abandonné, par voie de conséquence, l'interprétation picaresque. Loin de lui porter préjudice, l’abandon de cette forme de compréhension par le lecteur est au contraire propre à réaliser le désir le plus intime et le plus secret du Pain nu, celui d'être perçu comme un acte de solidarité entre les expériences d'une existence et l'écriture: en déplaçant son regard vers les conditions de vie du narrateur-auteur, le lecteur se met, pour ainsi dire, face à un texte nu, un texte qui coïncide absolument avec les faits qu'il raconte et développe. Du coup, il n'y a plus nul "ailleurs" auquel le texte du Pain nu pourrait renvoyer comme à quelque chose qui a eu lieu avant (ou en dehors de) lui; tout ce qu'il peut désormais faire, c'est se présenter tel qu'il est, c'est-à-dire comme une totalité fermée sur elle-même et auto-suffisante: le lecteur a affaire à un texte où la vie et l'œuvre coïncident, forment une symbiose et se signifient mutuellement et solidairement.

 

 

 

 

 

 

 

  

  

 

 


 


[1] . Le Pain nu, trad. T. Ben Jelloun, Paris, Maspéro, 1980 - p. 11.

[2] . ibid., p. 13.

[3] . ibid., p.27.

[4] . ibid., p.12.

[5] . ibid., p.36

[6] . ibid., pp. 59-60.

[7] . ibid., p. 58.

[8] . ibid., p. 71.

[9] . ibid., p.73

[10] . ibid., p.13.

[11] . ibid., p. 39 et sv.

[12] . ibid., p.89 et sv.

[13] . ibid., p.103 et sv.

[14] . ibid., p. 62

[15] . Pièrre Vitoux, "Notes sur la focalisation dans le roman autobiographique", Etudes littéraires, Vol. 17, n° 2, 1984; Du même, "Le jeu de la focalisation", Poétique n" 51, 1982; Aussi G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, surtout p. 206 et sv.

[16] . Le Pain nu, p. 57.

[17] . Dorrit Cohn, La transparence intérieure, Modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Seuil, 1980, chap. J, "Psycho-récit".

[18] . Le Pain nu, p. 45.

[19] . ibid., pp. 55-56.

[20] . « Tout homme se définit négativement par l'ensemble des possibles qui lui sont impossibles », J-P. Sartre, Questions de Méthode, Paris, Gallimard, (coll. Idées), 1960, p.133.

[21] . Interview, in al-Yawm al-Sâbi" (hebdomadaire arabe), Paris, 25 février 1985.

 

[22] . Inédit.

[23] . J-P. Sartre, Saint Genet comédien et martyr, Oeuvres complètes de Genet, Paris, Gallimard, 1952, t.I, p.649.

[24] . Le Pain nu, p. 8.

[25] . J. Petit, "Permanence et renouveau du picaresque", in Positions et Oppositions sur le roman contemporain. (Colloque, Strasbourg, 1970), Paris, Klincksieck, 1971.

 

[26] . Préface aux Romans picaresques espagnols, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1968, p. XI.

[27] . M. Molho,  ibidem; Aussi Elisabeth W. Bruss, "L'autobiographie considérée comme acte littéraire", Poétique n° 17, 1974, surtout p. 22 et sv.

[28] . al-Yawm al-Sâbt, loc. cit.

[29] . Le Pain nu, pp. 60-61.

[30] . Actes, Picaresques Européens, Etudes socio-critiques (coll.), CERS. (Montpellier), 1976, Débat, p. 157.

[31] . Le Pain nu, p. 157.

[32] . ibid, p. 34.