Algérie: Dossier politique

ALGERIE

Dossier politique

Nord Sud Export, NSE n° 460, 7 mars 2003

La nature autoritaire et militaire du pouvoir algérien est en général bien connue des milieux d’affaires européens n Mais il est plus difficile d’analyser ce qu’une telle donnée implique, au quotidien, dans le fonctionnement des institutions et la sécurité des affaires, au sens le plus large de ce terme ?n Car le cas algérien, comparé à celui d’autres régimes dirigistes, est spécifique, volontairement complexe n Ce dossier de NSE, construit sur la base d’études rigoureuses et de nouveaux témoignages inédits, lève un coin du voile sur le rôle obscur, mais tout puissant, que jouent les services de renseignement jusque dans les moindres détails de la vie courante.

Comment fonctionnent, au jour le jour, les institutions algériennes ; la police, la justice, l’armée, les services de renseignement… Comment se déroulent les élections, en particulier celles qui ont permis à Abdelaziz Bouteflika de parvenir à la présidence ? Et comment les autorités gèrent-elles, depuis 1992, le phénomène de la lutte armée sur le territoire national ? Autant de questions qui font intégralement partie du risque algérien et qui intéressent au premier chef les partenaires économiques de ce pays. En effet, l’articulation des centres du pouvoir réel est une question trop sensible pour être négligée par un investisseur potentiel, par le repreneur d’une entreprise nationale à privatiser, entre autres.

Si celui-ci négocie avec des responsables qui s’avèrent être les membres de tel ou tel clan algérien, il a tout intérêt à savoir comment les clans règlent, entre eux, leurs propres différends. Et même s’il se contente d’un investissement minimum, garant d’une présence sur le marché qui lui permettra, espère-t-il, d’accroître ses exportations, l’investisseur européen ne peut se désintéresser de trois données majeures : l’insécurité potentielle sur le territoire, l’état de droit et l’impunité dont peuvent bénéficier les hommes situés au cœur du pouvoir, ceux à qui tous les moyens d’intimidation sont, de fait, permis, qu’ils les exercent sur des opérateurs algériens ou, plus subtilement, sur des partenaires extérieurs.

La profondeur du risque algérien ne s’étudie ni dans les textes légaux, ni dans les déclarations officielles. Elle doit être recherchée dans les maquis du GIA, dans les couloirs des tribunaux et dans les réseaux qui assurent, quotidiennement, la pérennité du pouvoir en place, c’est à dire dans les services de renseignement. C’est l’objectif de ce dossier atypique de NSE, qui n’a nullement l’ambition de décrire de façon exhaustive le fonctionnement d’un système politique de façade, mais plutôt de lever un coin du voile sur le pouvoir réel.

Il s’appuie sur les travaux antérieurs de NSE (notamment l’étude Algérie, publiée en 1995 et actualisée régulièrement par les articles ou les dossiers du bimensuel) et sur les témoignages les plus récents d’hommes placés dans des situations suffisamment stratégiques pour avoir connu les rouages intimes de l’appareil répressif algérien. En particulier le témoignage de Abdelkader Tigha, ancien chef de brigade au « Département du Renseignement et de la Sécurité » (DRS, ex-Sécurité militaire algérienne, ou SM), déserteur en fuite depuis décembre 1999 et retenu jusqu’à ce jour à la prison de l’immigration de Bangkok, en Thaïlande depuis février 2001 (suite à l’échec de ses démarches en vue d’obtenir le statut de réfugié politique, échec au demeurant difficilement compréhensible eu égard à l’importance de son témoignage et à la grande précarité de situation).

NSE s’est entretenu avec lui à de multiples reprises (cf. le premier article de ce type publié dans NSE n° 427, daté du 21 septembre 2001 et intitulé « Algérie : les révélations d’un déserteur de la SM« ), ce qui lui a permis de préciser de nombreux détails de son témoignage, en liaison avec l’actualité immédiate ou d’autres révélations récentes (en particulier les témoignages recueillis lors du procès en diffamation intenté, à Paris, en juillet dernier, par le général Nezzar contre l’ex-sous-lieutenant Habib Souaïdia et publiés en octobre par les éditions « La Découverte » sous le titre : « Le procès de La Sale Guerre« ).

Si Abdelkader Tigha est un témoin important, c’est notamment parce qu’il travaillait, entre 1993 et 1997, au « Centre territorial de recherche et d’investigation » de Blida (CTRI) qui couvre la première région militaire (wilayas de Bouira, Tizi Ouzou, M’sila, Chlef, Tipiza, Aïn Defla et Bourmerdès), principale zone d’activités du GIA de Djamel Zitouni, puis de Antar Zouabri. Le CTRI de Blida est l’antenne locale de la Direction du contre-espionnage (DCE) du DRS, dirigée depuis septembre 1990 par le général Smaïl Lamari, dit « Smain ». Commandé depuis l’été 1990 par le colonel Djebbar M’henna, le CTRI de Blida est considéré par les ONG de défense des droits de l’homme comme l’un des principaux centres de torture et d’exécutions extrajudiciaires de civils soupçonnés d’activités terroristes (plusieurs milliers de personnes y auraient été liquidées, surtout dans les années 1992-1996).

A ce titre, ce militaire déserteur âgé de 34 ans a récemment livré des informations précieuses sur le sort des sept moines trappistes de Tibéhirine enlevés en mars 1996. Les révélations parues dans le journal « Libération » du 23 décembre 2002 sur l’implication du DRS dans cette affaire ont été largement commentées dans la presse. Depuis, plusieurs personnes bien informées de ces événements ont confirmé les lignes essentielles du récit. Ainsi l’ancien procureur général de l’ordre des cisterciens, le père Armand Veilleux, a-t-il écrit, dans « Le Monde » du 24 janvier 2003, un article particulièrement bien documenté qui soulève nombre de questions troublantes sur le degré d’implication des services français, au côté des services algériens, dans l’enlèvement des moines.

Abdelkader Tigha livre aussi des informations sur le fonctionnement, au quotidien, de l’appareil répressif algérien et de la justice. Celles-ci viennent d’un homme qui a vécu cette réalité à un poste névralgique, mais intermédiaire, et localisé, donc partiel. Il faut les prendre comme telles. Elles constituent un matériel de base qui ne demande qu’à être recoupé, analysé et complété par d’autres sources. Les indications sur la lutte contre le « terrorisme armé » ont, notamment, été recoupées, dans ce dossier, avec celles livrées par Ali Benhadjar, ancien élu du FIS à Médéa (dès le premier tour des législatives avortées de la fin 1991) et ex-leader d’un groupe islamiste de maquisards de cette région, devenu ensuite fondateur de la « Ligue islamique pour la prédication et le Djihad » (LIDD). (Voir la nouvelle traduction de ses déclarations de juillet 1997, ainsi que son interview du janvier 2003, à l’adresse : http://www.algeria-watch.org/farticle/tigha_moines/benhadjar.htm).

ORGANISATION DU POUVOIR ALGERIEN ET DE LA REPRESSION, AU QUOTIDIEN

Dans le dernier des cahiers qu’il a rédigé dans sa prison de Bangkok, à la fin 2002, Abdelkader Tigha s’interroge sur la nature du pouvoir militaire algérien. « Ce pouvoir militaire, écrit-il, est constitué en réalité de quelques personnes très influentes en Algérie, responsables directes des exactions, tueries et massacres de la population civile (…). Il s’agit, ajoute-t-il, de responsables dans l’armée et dans les services de sécurité », ceux dont il cite, ensuite, les noms, dans l’ordre suivant :

– le général major Médiène Mohamed, dit « Toufik », chef actuel du DRS ;
– le général major Smaïl Lamari, dit « Smaïn » ou « El-Hadj », n°2 du DRS et directeur du contre-espionnage ;
– le chef d’état-major de l’ANP (Armée nationale populaire), le général major Mohamed Lamari ;
– le général-major Benabès Ghézaïel, ex-chef suprême de la gendarmerie nationale ;
– le directeur de la police judiciaire (DPJ) Issouli Mohamed, « ami intime du général major Smaïn Lamari » ;
– le général Brahim Fodhil Chérif, chef du département des opérations militaires au ministère de la défense nationale jusqu’en février 2000 ;
– le colonel Habib Chérif, chef de la « 40e DIM » (Division d’Infanterie Mécanisée) stationnée au sud-ouest du pays à la frontière marocaine ; « Il a été appelé à Alger pour occuper les monts de Chréa et Bougara, lieu d’emplacement du GIA. Ses brigades sont stationnées à nos jours près de la capitale » ;
– le commandant Alaïmia, chef du 18ème RPC (Régiment parachutiste), « le plus actif à travers le pays notamment dans les opérations spéciales (exemple : enlèvement, assaut etc.) ; il est sous le commandement direct du chef d’état major Mohamed Lamari » ;
– le colonel Othmane Tartag dit « Bachir », chef du CPMI (Centre principal militaire d’Investigation) situé au centre de Ben-Aknoun à Alger (sans doute le principal centre de tortures et de liquidations de tout le pays depuis 1992, dépendant directement de la deuxième grande direction du DRS, la DCSA, dirigée jusqu’à la fin 1999 par le colonel Kamel Abderrahmane) ;
– le colonel Farid, ex-chef du Centre Principal d’Opération (CPO) du DRS situé à Hydra / Alger, codifié Centre Antar ; il est actuellement en poste au Niger ;
– le colonel Kamel chef actuel du CPO / DRS à Hydra et « intérimaire du général Smaïn Lamari en cas de voyage ; il est en contact permanent avec la DGSE française et chargé de la coopération avec elle » ;
– le commandant Chetibi Farouk, responsable du service de recherche au CPO / DRS, sous l’autorité du colonel Kamel ;
– le capitaine Allouache Abdelhafih, chef du service « Exploitation et analyse » à Blida (DRS) ; « il a infiltré l’AIS et le GIA et a effectué plusieurs voyages en France et en Espagne dans ce cadre » ;
– le colonel Djebbar M’henna, chef du DRS à Blida, « responsable de la prise en charge des GIA et AIS » ;
– le commandant Mami H’Mida, dit « Djamel », ex-chef du service judiciaire du DRS à Blida ; « actuellement en poste au ministère de la jeunesse et des sports à Alger » ;
– le capitaine Boukekes Saïd, « actuel chef de la police judiciaire du DRS à Blida » ;
– l’officier de police judiciaire Belaïd Abdelghani, en exercice au CTRI Blida, « responsable des interrogatoires poussés… » ;
– le commandant Yamia Bey Hachemi, dit « Torki », ex-garde du corps de feu le président Boudiaf, « actuellement chef du service de surveillance du DRS à Blida ».

Abdelkader Tigha reconnaît que « la liste est longue » mais ajoute : « J’ai pris le soin de citer ceux qui ordonnent et ceux qui décident ; la plupart d’entre eux sont connus par un pseudonyme en Algérie, ce qui rend difficile leur identification complète »… En tout cas, cette liste recoupe en plusieurs points celle qui avait été établie dans l’étude de NSE en 1995. Ce qui montre une grande constance dans la hiérarchie militaire en Algérie, même si certains responsables de rang inférieur ont pu changer d’affectation depuis lors.

Articulation des services entre eux

Plus intéressante que la liste des responsables, en elle-même, est encore l’analyse des structures mises en place dans le cadre de la répression et, plus généralement, de l’encadrement de la population civile algérienne.

« Dès le début des actions terroristes, en 1993, raconte Tigha, Mohamed Lamari occupait le poste de chef du Centre de Coordination de la Lutte Antisubversive, CCLAS. Tous les services de sécurité à travers le territoire national rendaient compte et travaillaient pour le CCLAS ».

Une information qui recoupe celle donnée par NSE dans son numéro du 19 octobre 1992 : « La nomination du général Mohamed Lamari à la tête des nouvelles unités anti-terroristes et l’attribution qui lui est ainsi faite de moyens considérables en hommes, en matériels et surtout en pouvoirs extraordinaires de répression, le placent au dessus des lois ». C’est effectivement le moment où des cours spéciales sont mises en place et où des décrets législatifs anti-terroristes sont promulgués.

En juillet 1993, Mohamed Lamari, accède au poste de chef d’état major de l’armée (bien qu’il ne soit alors que le huitième, selon la hiérarchie militaire, à pouvoir postuler à ce poste) sur la proposition du ministre de la défense d’alors, le général-major Khaled Nezzar, qui songe alors à prendre sa retraite (il sera remplacé, à la Défense, par Liamine Zéroual, futur président de l’Algérie). C’est Mohamed Lamari qui s’est employé, selon Tigha, à créer, dans chaque préfecture du pays, des secteurs militaires opérationnels :

– ainsi, à Alger, le SOAL, secteur opérationnel d’Alger, dont le chef était le colonel Abderrazak Maïza, actuellement général et chef d’état-major de la 1ère région militaire ;
– et à Blida, le SOBLI, secteur opérationnel de Blida, dont le chef était le colonel Amar Belkacemi, dit « Amar dégât », actuellement en poste en Tunisie comme attaché de défense.

« Chaque chef d’un secteur militaire rendait compte directement à Mohamed Lamari » explique Tigha, qui donne, parallèlement, une idée de la puissance de ces nouvelles structures, qui ont, sous leur autorité autant de services civils que militaires ou para-militaires ; ainsi : les services de police, la gendarmerie nationale, les groupes de milice, les détachements militaires et les centres du DRS (département du Renseignement et de la Sécurité).

Le « Service central de la répression du banditisme » (sis à Châteauneuf, à Alger) serait aussi, selon Tigha, connu de la population algérienne connu comme étant le « Centre de Tri et d’Exécution ». L’un des témoins de la Défense lors du procès Nezzar de juillet 2002, Mohammed Samraoui a lui-même travaillé dans ce centre au début 92. Il confirme : « Châteauneuf est un endroit où l’on ramenait des gens présumés terroristes qui étaient torturés, interrogés. Quelle était la logique ? Je ne sais pas. »

En principe, la direction de la police judiciaire est autonome, mais elle dépend, « d’un point de vue disciplinaire » de la direction générale de la police. « Cette direction, explique Tigha, regroupe toutes les brigades de police judiciaire à travers le pays et tous les services régionaux de la police judiciaire, ainsi que les services de police judiciaire en fonction au port d’Alger et à l’Aéroport international. Cette direction travaillait et travaille jusqu’à nos jours en collaboration étroite avec les services du général Smaïn Lamari, au DRS ».

Le DRS est, lui, depuis septembre 1990, sous la direction de Mohamed Médiène, dit « Toufik » qui fut promu au grade de général-major en juillet 1993. Mais l’un des ses adjoints, initialement chargé de la sécurité intérieure Smaïl Lamari (sans rapport de parenté avec Mohamed Lamari) monte au sein du DRS au point de paraître aussi puissant que son propre patron. Nous écrivions d’ailleurs dans l’étude Algérie de 1995, qu’il avait profité du remaniement interne du DRS, en mai 1994, « pour étendre ses attributions, fidèle en cela à la vision boumédièniste selon laquelle « renseignement à l’extérieur » et « contre espionnage », ne sont que les deux faces d’une même médaille ». D’ailleurs, dans son premier cahier (cité dans NSE 427), Tigha indiquait que son service de Blida recevait des ordre directs du général Smaïl Lamari.

Si l’on en croit l’un des meilleurs journalistes algériens actuels, Abed Charef, les choses n’ont guère changé depuis lors : « les services du DRS contrôlent tout le pays » (cf. le Quotidien d’Oran du 13 février 2003). Au sujet de Mohamed Médiène et de Smaïn Lamari, il écrit, dans le même article : « Voilà les deux hommes qui président aux destinées du pays depuis une décennie, qui furent au centre de la décision politique durant ces années terribles, des hommes dont le pouvoir comprend aussi bien la lutte anti-terroriste que le choix du chef de l’État, la désignation des ministres que la distribution des quotas à l’Assemblée, les opérations données à la presse comme le choix des dirigeants des partis »… (cf. l’encadré ci-dessus).

Le contrôle du système judiciaire

Le DRS s’efforce aussi de contrôler les rouages du système judiciaire. Le plus souvent au moyen de pressions sur les juges, les avocats et les procureurs, ou en recourant aussi au chantage et à la corruption quand de simples pressions ne suffisaient pas. Selon Tigha, ce contrôle se serait aussi parfois exercé dès le stade de la nomination des juges et des procureurs. Ce processus n’a peut-être pas été systématique, mais Tigha, qui travaillait au sein du service en charge de ce domaine au CTRI de Blida, décrit quelques cas de manière détaillée.

Une fois diplômés et prêts à prendre leur premier poste, les juges doivent (au même titre que la plupart des autres fonctionnaires) subir une « enquête d’habilitation » effectuée par le « Service de Recherche et d’Investigation » du DRS. Celle-ci comporte d’abord un questionnaire extrêmement détaillé (sur la famille, les amis, le coiffeur et même le boucher fréquenté…) puis un entretien qui porte sur des thèmes politiques. C’est au cours de cet entretien, selon Tigha, que l’officier du DRS en charge va, parfois, demander au juge de collaborer avec le service. Si celui-ci accepte, il doit signer une déclaration sur l’honneur garantissant sa collaboration avec le DRS en toutes circonstances. Il recevra un avis d’enquête favorable et peut compter dès lors faire une belle carrière. Celui qui refuse « est détruit rapidement » : le dossier va l’accuser d’être un sympathisant des groupes islamistes et le magistrat sera cantonné à des tâches administratives.

Tigha illustre ce processus ponctuel d’un double exemple. Le magistrat Mestiri Alhafid qui aurait accepté de collaborer avec le DRS a connu une carrière rapide : après avoir prouvé sa « bonne volonté », il a été nommé procureur général de Blida, avant d’être appelé à de plus hautes fonctions.

En revanche, le magistrat Saïdani Mohamed aurait compromis sa carrière en refusant de coopérer avec les Services. Alors que ce dernier était procureur général adjoint de Blida, il a été accusé en 1997 par « un tôlier, un certain Nourredine de Larbaâ » d’être un sympathisant de l’AIS et d’avoir relâché un certain nombre de membres de l’AIS de prison ; selon Tigha, ce tôlier avait été arrêté et torturé par le DRS pour le forcer à émettre l’accusation. Le procureur adjoint est passé en jugement devant le tribunal de Tizi Ouzou et, malgré tout, a réussi à prouver qu’il n’avait pas le pouvoir d’ordonner l’élargissement des prisonniers islamistes. Aujourd’hui, il garderait un profil bas, peu désireux d’éveiller de nouveau les foudres de la SM.

« C’est comme cela que le DRS juge les citoyens comme il veut et traite, comme il veut, les dossiers brûlants de détournement de biens publics », estime Tigha.

Modalités du recrutement des agents par le DRS

Depuis le début de la lutte anti-terroriste en 1992, le DRS a recruté des personnes occupant des positions ou des fonctions « jugées intéressantes et bénéfiques » pour collaborer clandestinement avec le service. Selon Tigha, le chantage sur l’agent potentiel lui-même ou sur sa famille était le moyen le plus utilisé par le DRS pour le recrutement. Après avoir été « convaincue » de collaborer avec le service, la personne recrutée doit signer une déclaration sur l’honneur de collaborer en toutes circonstances avec le DRS et une clause précise qu’en cas de défaillance, l’agent sera arrêté et poursuivi en justice. Les contacts entre « l’officier manipulateur » qui suit le « dossier d’agent » et l’agent se déroulent clandestinement dans des appartements dits « boites postales » possédés par le DRS, mais jamais dans la caserne sauf en cas d’urgence. Ces rencontres sont en général filmées.

Dans le cadre d’opérations de « noyautage », un agent est recruté dans un milieu déterminé avec pour objectif de surveiller, neutraliser ou détruire ce milieu. C’est ce qui s’est passé avec le GIA de Djamel Zitouni, l’ex-parti FIS et plusieurs groupes armés indépendants. Le groupe armé indépendant opérant à Alger et dirigé par Khelifi Othmane, surnommé Hocine Flicha, a été détruit par une telle opération de noyautage en juillet 1998. L’agent infiltré était Boulafaâ Bouzid, adjudant du DRS et expert en explosifs. Par la confection de colis piégés et de bombes, il a contribué à semer la terreur à Alger avant de permettre la destruction du groupe armé.

Comme on le verra dans le chapitre suivant, les recrutements d’agents tous azimuts par tous les services ont abouti à une complète confusion, surtout aux niveaux intermédiaires, où les agents du DRS eux-mêmes perdaient le contrôle des opérations. « Nous ne connaissions même plus notre objectif. Cette situation a poussé un grand nombre d’officiers à demander à démissionner », explique Tigha.

La question des disparus

« Il n’y a pas de disparus parce tous ont été exécutés et enterrés », affirme aujourd’hui Tigha, en réponse aux questions qui lui ont été posées sur ce point. Il estime le nombre des exécutions, au seul CTRI de Blida, entre 1993 et 1997, à environ 4 000 (or, il existe 6 CTRI sur l’ensemble du territoire, un par région militaire). Dans le premier de ses cahiers, Tigha écrivait déjà : « les familles à la recherche de leurs enfants ou parents sont orientées au siège de la police ou à la gendarmerie, lesquels établissent un avis de recherche »… Il précisait que ce sont souvent les tueurs eux-mêmes qui établissent des procès verbaux de disparition (cf NSE 427).

Les cadavres des personnes exécutées dans les bureaux du DRS ont parfois été jetés dans les vergers ou dans la rue, porteurs de la mention de l’OJAL (« Organisation des Jeunes Algériens Libres »), une « organisation pseudo-imaginaire » créée par le DRS en novembre 1993 pour frapper l’imagination des civils. « L’inscription OJAL signifiait : voilà le sort de celui qui travaille avec le GIA ».

Le déserteur du DRS détaille aussi plusieurs cas précis d’exécutions motivées par la volonté de s’enrichir de certains officiers ou par des règlements de comptes, sous couvert de lutte anti-terroriste. Il raconte, parmi de nombreux exemples douloureux, le cas d’un habitant de la cité Chérie à Blida, tué parce que le DRS de la préfecture de Bouira voulait récupérer sa Renault 19 Chamade.

Mais l’impunité permet aussi de régler promptement certains litiges apparus dans les milieux d’affaires. « Les riches industriels et les personnages connus à Blida réglaient leurs litiges financiers avec d’autres personnes en faisant appel aux éléments de la DRS et non à la Justice. La personne est arrêtée, torturée, tabassée, elle cède et le litige est résolu. Le tout moyennant des pots-de-vin ou le paiement de vacances à l’étranger », pour certains officiers de la DRS.

Aujourd’hui, Abdelkader Tigha ne cache pas son scepticisme vis-à-vis de la « Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme » chargée, entre autres, de la questions des disparus et dirigée par l’avocat Farouk Ksentini, récemment interviewé dans « Le Monde » (7 janvier 2003). Selon lui, Farouk Ksentini comme d’autres « sont choisis par les Services du DRS pour occuper des postes sensibles pour servir le pouvoir en place ».

Il ajoute : « Il faut à mon avis l’ouverture d’une enquête internationale pour punir ces responsables (les responsables des disparitions) et je suis prêt là, comme d’autres, à assister l’enquête par mes informations et mes connaissances au pays. Je connais pas mal de victimes qui ont été exécutées après leur arrestation par le DRS et parfois par la police nationale… »

INFILTRATIONS ET MANIPULATION DES GROUPES ARMES

Des buts différents, voire parfois totalement contradictoires, ont été poursuivis par la direction de l’armée et du DRS au fil du temps.. Vis-à-vis des GIA et de l’AIS, on peut ainsi identifier plusieurs séquences successives.

AIS première période ; objectif : neutralisation définitive

Selon Tigha, la manipulation de l’Armée Islamique du Salut (AIS), créée en juin 1994 à l’initiative d’anciens militants du FIS, était considérée par le DRS comme une opération de « neutralisation définitive ». « L’AIS, en vérité, est un groupe terroriste mais populaire en même temps. Les groupes de l’AIS n’avaient aucun problème avec le citoyen, ça veut dire ni bombes dans les places publiques, ni assassinat collectif, ni également assassinat des citoyens civils. Mais les groupes de l’AIS s’attaquaient à l’État lui-même (militaires, police, hauts responsables), ce qui lui a permis de gagner la confiance des citoyens au centre du pays, à Larbaâ et à l’est du pays, à Constantine, et également leur a permis de renforcer leurs rangs. »

Tigha rappelle aussi que l’AIS disposait d’appuis à l’étranger, Rabah Kébir en Allemagne (responsable de l’instance exécutive du FIS à l’étranger, basée à Bonn) et d’autres réfugiés en Europe.

Sur ce point, son témoignage recoupe celui de l’ex-colonel Samraoui (ex-adjoint du responsable du contre-espionnage à la DRS) lors du procès Nezzar (cf. l’ouvrage déjà cité « le procès de La Sale Guerre). Celui-ci a passé trois ans et demi en poste en Allemagne à partir du 1er septembre 1992, sous les ordre du général Smaïl Lamari.
Ce dernier serait venu le voir en 1994 pour lui demander des choses qu’il juge « indamissibles » : « le général Smaïn était venu en Allemagne pour coordonner l’assassinat de deux opposants politiques »… Rabah Kebir et Abdelkader Saraoui (ancien militant du FLN durant la guerre de libération, proche du FIS). Le colonel Samraoui affirme qu’il a tenté de raisonner le général « Smaïn » « Je l’avais mis en garde en disant que nous étions en Allemagne et non pas en France. En Allemagne, il ne disposait pas des mêmes structures, des mêmes amitiés qu’en France… »

Pour Samraoui, comme pour Tigha, le FIS et son bras armé l’AIS étaient bien considérés, à l’époque, comme l’ennemi principal. Selon Samraoui, qui cite notamment le cas des « Afghans » (ceux qui avaient suivi un entraînement en Afghanistan), « beaucoup de gens qui étaient listés parmi les plus dangereux n’ont pas fait l’objet d’arrestations ». Pourquoi ? « On avait besoin d’eux pour poursuivre l’infiltration des mouvements, pour créer des organisations islamistes, terroristes »… Plus loin, Samraoui affirme : « Le GIA, c’est la création des services de sécurité. »

GIA première période ; objectif : instrumentalisation

A la question « Le GIA de Zitouni était-il au service de la Sécurité militaire algérienne ? » Abdelkader Tigha répond « oui » sans hésitation : « parce que la manipulation et l’infiltration du GIA servaient davantage les intérêts de la mafia politico-financière et quelques responsables militaires. Le GIA a été utilisé également pour détruire les autres groupes armés, notamment l’AIS qui disposait d’une grande popularité auprès du peuple algérien ».

Dans son dernier cahier, Tigha raconte la naissance du GIA : « Le GIA a été pris en charge depuis le début, depuis 1993. La manipulation du GIA a commencé par le recrutement, par le DRS, à Blida, d’un émir, parmi les premiers qui ont contribué à la mise sur pied du GIA en l’occurrence le nommé Merdj Abdelkrim, codifié Mike, ex-imam bénévole de la ville de Boufarik à Blida ».

Son recrutement aurait ainsi permis d’influer sur l’imam national du GIA de l’époque, Benamar Aïssa. Ses communiqués étaient alors signés dans les locaux du DRS de Blida. A la mort de Benamar, fin 1993, Merdj Abdelkrim aurait aussi travaillé avec Zitouni au profit du DRS : « Il téléphonait de chez nous à l’étranger, il donnait des instructions de l’intérieur de nos bureaux… ». Tigha précise, plus loin : « L’émir Merdj Abdelkrim a été éloigné par le DRS et installé à la ville d’Oran jusqu’à nos jours, à l’Ouest du pays, dans une habitation fournie par le DRS ».

Djamel Zitouni, simple vendeur de volailles dans la commune de Birkhadem, près d’Alger, aurait été porté à la tête du GIA par le conseil (Majless ech-choura) du GIA en octobre 1994. Mais sa nomination aurait provoqué le mécontentement d’un certain nombre de leaders, provoquant la division du GIA en multiples courants. Le fractionnement semble s’être fait selon des lignes géographiques, Zitouni représentant avec deux membres du conseil, Adlane et Abderrahim, le « groupe d’Alger », et Habchi Mohamed, Zouabri Antar et Saïdj Redouane représentant le « groupe du Centre » (Blida-Boufariq). Plusieurs chefs de maquis – comme Besiou Hocine surnommé « Mossaâb » (maquis de Bougara, zone 2 du GIA) – étaient aussi opposés à l’accession de Zitouni à la tête du GIA.

A la longue, cette guerre interne a provoqué des scissions au sein du GIA, donnant naissance à différents sous-groupes qui, plus tard, ont parfois pris la forme de nouveaux mouvements armés comme le « Front Islamique pour le Djihad Armé » (FIDA) et, en 1996, le « Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat » (GSPC).

Sur ces points, le témoignage de Tigha recoupe celui de Ali Benhadjar, ancien leader d’un groupe islamiste de maquisards de la région de Blida, qui indique que ce n’est pas Zitouni qui avait été initialement désigné par le conseil du GIA, mais Mahfoud Abi Khalil.

Djamel Zitouni aurait été « utilisé » indirectement par le DRS après son accession à la tête du GIA. Indirectement, via l’émir Merdj Abdelkrim (cité plus haut), mais aussi par son propre père, Mohamed Zitouni qui, selon Tigha, avait des entrevues secrètes avec les agents du DRS au CTRI de Blida. L’officier manipulateur de Zitouni, selon la terminologie du DRS, était un cadre du DRS « très connu des Services français DST et DGSE » qui avait été un ami d’enfance de Zitouni. Cet officier qui voyage régulièrement à l’étranger dirigeait alors le « Service Exploitation et Analyse » du CTRI de Blida.

« Le père de Djamel Zitouni, Mohamed, effectuait, explique Tigha, des visites secrètes dans notre caserne. Mais avant la mort de son fils, il a été détenu après sa dernière visite chez nous, et torturé, car on lui reprochait d’être un agent double, c’est-à-dire de travailler avec nous et avec son fils en même temps. Il a été libéré après quelques jours et mis sous surveillance. »

Dans son récit sur l’enlèvement des moines de Tibéhirine (cf. l’encadré ci-dessus), Tigha insiste sur l’importance d’Azzout Mouloud qu’il présente comme le chef de « la cellule d’information » du GIA de Zitouni. C’est lui qui rédigeait les communiqués publiés par le GIA, parfois dans les bureaux du CTRI de Blida. Azzout aurait été, en fait, le véritable cerveau de cette faction du GIA, Djamel Zitouni en étant le chef opérationnel, le commandant militaire. Ainsi, pour Tigha, c’est Azzout, en coordination avec le DRS, qui serait derrière les attentats de Paris en 1995.

On peut qualifier ce groupe dirigé par Zitouni et Mouloud de « faux GIA », ou de « GIA dévoyé », comme le dit Ali Benhadjar, par opposition à d’autres groupes guidés par une interprétation extrémiste de l’islam et en guerre ouverte contre l’armée algérienne.

Dans son témoignage de juillet 1997 sur la mort des moines de Tibéhirine, Ali Benhadjar parle d’une « dérive du GIA, sous la conduite de Zitouni, manipulé par les services de sécurité, avec des fetwas et des directives aberrantes ». Il affirme que les membres de ce groupe « tuèrent les meilleurs de propagandistes et des moudjahidines officiers et des civils qui travaillaient avec eux », en particulier cinq membres d’une délégation envoyé par Benhadjar à Zitouni, « assassinés par traîtrise ».

Le FIDA : la liquidation des intellectuels

Groupe dissident du GIA de Djamel Zitouni, le Front Islamique du Djihad Armé (FIDA), dirigé par Mohamed Abou el-Fida était composé d’hommes qui n’étaient pas recherchés par le DRS et pouvaient donc opérer relativement facilement. Le FIDA s’était fait une spécialité de cibler les personnalités publiques, les intellectuels et les écrivains. Ce groupe, qui comportait plusieurs universitaires, était aussi spécialisé dans la production de faux documents officiels.

L’infiltration de ce groupe aurait été coordonnée par le commandant Hocine, adjoint du colonel Bachir Tartag, chef du CPMI, Centre Principal Militaire d’Investigation. Selon Tigha « toutes les cibles atteintes par le FIDA ont été définies par le colonel Tartag et le commandant Hocine avec bien sûr l’accord du général de brigade Mohamed Médiène « Toufik » ».

Sous manipulation, le FIDA aurait assassiné plusieurs journalistes et syndicalistes – notamment Abdelhak Benhamouda, le patron de l’UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens).

En 1998, le FIDA a rejoint la trêve annoncée par l’AIS et ses membres bénéficient de la grâce amnistiante.


GIA, évolution : de Zitouni à Zouabri

Après la mort de Zitouni, qui, selon Tigha, est probablement survenue en mai 1996 (cf. l’encadré ci-dessus), Zouabri Antar, dit « Abou Talha » aurait été propulsé « émir national » du GIA à la faveur d’un coup d’État interne à l’organisation. Le DRS aurait continué à infiltrer ce groupe, « ce qui a déstabilisé le GIA et Antar Zouabri a soupçonné tout le monde autour de lui ». C’est là, ajoute Tigha, « qu’il a commencé à exécuter ses proches collaborateurs ».

A cette époque, le DRS de Blida était en contact avec un gardien de la prison centrale de Berrouaguia, lequel était lui-même en contact avec Zouabri. C’est l’une des voies par lesquelles passait la manipulation du DRS. C’est aussi lui qui donna au DRS l’information selon laquelle Zouabri avait l’intention de s’attaquer à la prison centrale pour libérer ses comparses. L’objectif du DRS fut alors de laisser faire et même de faciliter l’attaque, ce qui aurait ensuite permis, dans les combats, de liquider un nombre important de détenus islamistes. Mais il est probable que Zouabri s’est douté de quelque chose car, in fine, il a renoncé à cette opération au dernier moment.

Parallèlement, le GIA a continué à être utilisé pour détruire des groupes armés ou des hommes politiques. Lors d’un entretien d’octobre 2002, Tigha cite le cas du numéro 2 du FIS, Abdelkader Hachani, qui a été assassiné à Alger en novembre 1999. Il affirme que son service d’alors était informé du fait que ce responsable islamiste serait chez son dentiste le 22 novembre 1999. Tigha qui était alors à Alger, où il avait été muté en août 1998, suite à des démêlés avec le chef de l’unité d’investigation de Blida (racontés dans NSE n° 427) ajoute : « Sa voiture était aussi suivie par une voiture de nos services. Juste après l’assassinat, l’agent informateur a téléphoné pour dire à mon chef, le commandant Farouk Chetibi, qu’il allait prendre le tueur de Hachani à bord de son véhicule Jetta pour se diriger vers une destination bien connue… »


AIS, évolution vers la trêve, puis l’amnistie

Avant même que la trêve entre l’armée algérienne et l’AIS soit entérinée, en octobre 1997, des contacts existaient, selon Tigha, entre le DRS et les chefs de l’AIS. C’est d’ailleurs au Centre territorial de recherche et d’investigation de Blida, où travaillait Tigha, que se déroulaient des rencontres secrètes avec les chefs de l’AIS du centre et de l’Est : Mustapha Kartali et Youcef Boubras. Selon Tigha, ce rapprochement aurait été facilité par les massacres de civils dont l’AIS s’est dite immédiatement innocente, et qu’elle rejetait.

Rappelons que des carnages à grande échelle ont commencé à partir de l’automne 1996. Nous écrivions alors, dans NSE 347 du 20 septembre 1997 : « Depuis les carnages qui s’étaient déroulés en novembre 96 dans la région de Blida, en particulier sur le piémont de Chréa (cf NSE n°331), les témoignages des victimes concordent, pour peu qu’ils soient recueillis immédiatement après les massacres et avant l’irruption (dans les hôpitaux où sont rassemblés les blessés) d’hommes en civil qui refusent de s’identifier mais ont néanmoins le pouvoir de chasser les journalistes algériens un peu trop curieux. Que disent ces témoignages ? Que le déploiement des assaillants autour de leur village leur a d’abord laissé croire, du fait de son ampleur et de son degré d’organisation, qu’il s’agissait de forces d’élite de l’armée algérienne. Les ordres étaient diffusés en français (ce qui n’est pas le cas dans les groupes islamistes). Les meurtriers les plus cruels étaient manifestement déguisés d’une façon outrancière : barbes passées au henné, sourcils rasés, apparence hirsute. Les armes utilisées ont également franchi, à partir de ce moment là, un degré de plus dans l’horreur(…) Tout est mis en oeuvre pour infliger la terreur la plus folle et conduire les populations meurtries à fuir en abandonnant tout derrière elles. Les derniers massacres apportent leur lot de témoignages qui précisent un peu mieux encore le profil des assaillants : les rescapés de Raïs disent que leurs attaquants étaient “aussi nombreux que des militaires” ; par contre ils n’étaient pas en treillis de l’armée régulière, et ceux chargés de l’encerclement du village portaient même, selon certains survivants, des uniformes noirs (comme les “Ninjas” des forces spéciales). »

C’était deux jours avant le massacre de Bentalha qui s’est déroulé, lui, le 22 septembre 1997 et qui a été raconté de façon extrêmement précise – et courageuse – par un habitant de cette bourgade, Nesroulah Yous, dans son livre « Qui a tué à Bentalha« , rédigé en collaboration avec la journaliste Salima Mellah (www.algeria-watch.org) et qui fut publié en 2000 par les éditions La Découverte, à Paris.

En tout cas, ces massacres ont coïncidé avec les négociations entre l’AIS et le DRS, représenté par le général major Smaïl Lamari, le colonel Djebbar M’henna, le capitaine Allouache Abdelhafid et le général major Saïd Bey, représentant du chef d’état major Mohammed Lamari. Le pouvoir politique n’aurait pas été informé de ces discussions.

« A cette époque là, raconte Tigha, le DRS a utilisé l’AIS pour combattre le GIA… Pour les moyens matériels, notre centre s’est occupé de la livraison des munitions et de l’armement à l’AIS, et de l’aide médicale. Le docteur Mentizi, du DRS, se rendait au maquis et au campement de l’AIS pour donner les soins d’urgence. Quant aux blessés graves, ils ont été acheminés des maquis de Larbaâ vers notre infirmerie du centre, d’où ils étaient conduits dans des hôpitaux civils pour les différentes opérations chirurgicales ». Des groupes de l’AIS auraient même, dans certains cas (opérations de ratissage), été appuyés par des détachements militaires.

Tigha ajoute qu’il a eu l’occasion dans l’infirmerie de son centre, de discuter avec des terroristes de l’AIS. Mais il s’avère que « les simples combattants ne savaient pas qu’ils étaient manipulés »…
C’est néanmoins en 1998 que les contacts DRS / AJS ont été officiellement révélés, parce que les chefs de l’AIS demandaient à ceux du DRS, au cours de toutes les rencontres, quel serait leur sort futur. Cependant, l’amnistie promise lors de ces négociations ne sera, en fait, prononcée qu’en janvier 2000, par un décret présidentiel du « nouveau » président d’alors, Abdelaziz Bouteflika.

Dans son bilan de l’année 1999, le DRS aurait, selon Tigha, écrit que l’amnistie aurait permis de faire cesser définitivement les activités des opposants islamistes, notamment de Rabah Kebir, en Allemagne. « Ce bilan disait aussi que, grâce à l’amnistie, l’Algérie pourrait éviter le sort de l’ex-Yougoslavie, c’est à dire « éviter la justice internationale « car elle se sentait visée, à l’époque ».

Il est parfois difficile de comprendre la logique derrière ces manipulations tous azimuts : comment expliquer que le DRS manipule certains groupes du GIA pour détruire l’AIS puis manipule l’AIS pour détruire certains groupes du GIA ? Il semble que le DRS ait voulu entretenir une guerre des maquis entre groupes islamistes, sachant qu’à terme il serait le principal bénéficiaire de l’opération. « L’AIS et le GIA s’entretuaient pour le bénéfice du DRS », explique Tigha.

Ces « alliances » établies au moyen de manipulations n’étaient pas figées, mais mouvantes au gré des circonstances et des besoins : ainsi, le GIA de Zitouni a-t-il été utile pendant une certaine période au DRS, mais quand celui-ci devenait gênant, le DRS n’a pas hésité à utiliser l’AIS.

De plus, le GIA semble avoir servi pour régler des comptes internes aux services : selon l’ex-colonel Samraoui, « pratiquement tous les officiers qui se sont opposés au général Smaïn Lamari ont, comme par hasard, été tués par le GIA. Et aucun des hommes qui lui sont proches n’a subi la moindre égratignure. »…

L’ampleur et le nombre des manipulations combinés au cloisonnement entre services ont cependant abouti à une situation quasi-anarchique, dans laquelle les différents services du DRS n’arrivaient plus à contrôler l’ensemble de l’échiquier, ni même parfois leurs propres opérations clandestines : « Chaque unité du DRS procédait à des infiltrations des groupes armés – la DCE, la DCSA, les CTRI et les CMI – et c’était la confusion totale. Personne ne pouvait les contrôler sur le terrain. Si le CTRI arrête quelqu’un, il y a le CPMI du colonel Bachir Tartag qui téléphone et ordonne la libération. Personne ne savait qui manipule qui et de qui venaient les instructions ».

Seuls, probablement, les généraux Mohammed Médiène et Smaïn Lamari, et peut-être le général Kamel Abderrahmane, chef de la DCSA, pouvaient maîtriser la situation d’ensemble. Et encore ! Dans son témoignage lors du procès Nezzar, l’ex-colonel Samraoui confesse : « Arrivés à un certain point, sincèrement, on ne maîtrisait plus les groupes que l’on avait constitués ou infiltrés. Comme il y avait plusieurs structures de sécurité qui en créaient, on ne savait plus à qui appartenaient ces groupes, si c’était ou non un groupe ami etc. Voilà la pagaille à laquelle on avait abouti »… Et il précise que c’était déjà vrai dès 1992.

LA SITUATION SECURITAIRE ACTUELLE, LE GSPC ET AL QAÏDA

Le ballet diplomatique qui a lieu depuis plusieurs mois à Alger ne laisse pas d’impressionner : ministres, chefs de gouvernement et chefs d’Etat se succèdent en ordre serré pour venir courtiser les autorités politiques et militaires algériennes, « vainqueurs » de la lutte contre l’islamisme armé. Les Français bien sûr, avec la visite historique du président Jacques Chirac les 2 et 3 mars 2003 – visite précédée de celle du chef de la diplomatie Dominique de Villepin et de la venue, à Paris, du premier ministre algérien Ali Benflis, en janvier – mais aussi le secrétaire d’Etat adjoint américain à la défense Peter W. Rodman, le ministre belge de la défense André Flahaut et le président italien Carlo Azeglio Ciampi.

Nul doute que cet empressement s’explique en partie par la perception de ce que le pouvoir algérien peut être un allié très précieux dans la « campagne contre le terrorisme ». A part les Français qui restent prudents, Américains et Britanniques se bousculent au portillon pour apporter une assistance militaire à l’Algérie, ce qui fait sourire quand on sait que la Birmanie, par exemple, est l’objet d’un embargo militaire total depuis quinze ans parce que la junte au pouvoir ne respecte pas les droits de l’Homme.

Et, de fait, la présence d’éléments d’Al Qaida dans les maquis algériens, notamment ceux du GSPC (« Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat », créé en 1998) de Hassan Hattab, autour de Batna, dans l’Est du pays, et en Kabylie, est de plus en plus souvent évoquée par la presse algérienne qui va jusqu’à donner des décomptes précis de ces agents étrangers de Ben Laden.

Selon le quotidien « Le Matin » par exemple, deux représentants d’Al Qaida auraient ainsi rencontré Abou El Haytham, bras droit de « l’émir national » du GSPC Hassan Hattab pour planifier des attentats contre des représentants de l’Etat algérien. L’armée algérienne a aussi annoncé avoir abattu des terroristes étrangers lors d’un ratissage dans la région de Batna, après l’embuscade qui a coûté la vie à 43 militaires à Mchounèche le 4 janvier (47 au total, 4 soldats ayant par la suite succombé à leurs blessures).

Il est vrai que cette attaque, qui visait les membres d’un commando d’élite parachutiste basé à Biskra, peut être considérée comme l’un des plus sérieux revers qu’ait connu l’armée algérienne sur le terrain depuis 1992. Peu après l’embuscade, une source officielle algérienne confiait à l’AFP que les assaillants du GSPC auraient été en contact avec un responsable d’Al Qaïda, le yéménite Emad Abdelwahid Ahmed Alwan, qui aurait été tué par les forces de sécurité le 12 septembre 2002 dans la région de Batna. Cependant un responsable de l’administration américaine aurait, peu après, affirmé que ce yéménite « n’était pas l’un des dirigeants d’Al Qaïda. »

A la suite du regain de violence « ciblé » qui a marqué le début de cette année 2003, la presse algérienne, en particulier l’organe du FLN « Saout al Ahrar » annonçait que l’armée algérienne recevrait, sous peu, des armes américaines sophistiquées de lutte anti-terroriste. Bien qu’il ait été impossible d’obtenir une confirmation de cette livraison du côté des Américains, il est connu que Washington a vendu des équipements militaires à l’Algérie, ces dernières années. Mais il s’agirait, de sources américaines, d’armes « non létales » : radios, avions de reconnaissance ou pièces détachées pour des avions de transport C-130.

Parti d’Algérie fin 1999, Tigha ne peut bien sûr se prononcer sur les événements les plus récents. Il témoigne toutefois que, de 1993 à 1999, pendant six ans de lutte anti-terroriste, la présence d’Al Qaida parmi les groupes armés algériens n’a presque jamais été évoquée. Au cours d’une centaine d’interrogatoires de terroristes du GSPC, y compris l’émir Kahoudjai Boualem, proche d’Hassan Hattab, aucun d’entre eux n’a signalé l’existence de liens avec Oussama Ben Laden ou Al Qaïda.

Seule possible exception, selon lui : la présence à l’époque en Algérie de deux Libyens venus d’eux-mêmes de Libye « pour participer à la guerre sainte du GSPC ».

Certains Algériens ont toutefois suivi des entraînements dans les camps d’Afghanistan au début des années 90 ; à leur retour, ils étaient simplement soumis à un examen de situation, puis aussitôt libérés (ce qui recoupe le témoignage de Samraoui , cf. page 7 de ce dossier).

Tigha ne cache pas ses doutes sur le discours actuel du pouvoir algérien qui met lourdement l’accent sur la présence de terroristes étrangers sur son sol. C’est, à ses yeux, « une manœuvre du pouvoir militaire pour bénéficier de l’appui politique, financier et militaire américain et effacer les atteintes à l’encontre des droits de l’Homme en Algérie ».

Commentant l’entretien accordé à l’hebdomadaire « Le Point » (17 janvier 2003) par le général Mohamed Lamari, chef d’état major de l’armée algérienne, il s’étonne : les chefs militaires algériens avaient jusqu’à présent considéré que la lutte contre les groupes islamistes était une affaire interne à l’Algérie. « Comment l’affaire du GIA est elle devenue soudainement une affaire internationale ? Pourquoi Lamari Mohamed n’a-t-il pas appelé à la mobilisation internationale entre 1993 et 1997 quand le DRS massacrait les civils ? ».

*
* *

La spécificité du risque algérien réside pour une très large part dans la toute puissance des services de renseignement et dans l’impunité dont ils disposent. D’autres pays de la région sont également considérés, à juste titre, comme des « Etats policiers » ou des « Etats autoritaires », mais aucun ne repose sur un socle aussi large d’exactions, de manipulation et de violences. La pratique courante de l’arbitraire est, aussi, d’autant plus pernicieuse qu’elle s’exerce derrière le « rideau de fumée » des institutions civiles et d’un régime qui s’affiche comme démocratique.

Le risque algérien combine deux caractéristiques souvent perçues comme contradictoires : le despotisme, à l’égard des simples citoyens comme des milieux d’affaires, et l’instabilité chronique d’un pouvoir divisé en clans rivaux. Une tentative de mise au pas des services avait pourtant été entreprise par le gouvernement Hamrouche, en 1990, avec suffisamment de succès pour qu’aujourd’hui encore un tel défi n’apparaisse pas comme totalement insurmontable. Mais encore faudrait-il qu’un pouvoir civil soit assez fort, assez légitime, pour s’atteler à une telle tâche.

Or, c’est bien l’émergence d’un tel pouvoir qui est rendue difficile par la manipulation de l’électorat algérien et des scrutins électoraux. En contrepartie, il ne faudrait pas négliger le fait que les convulsions du régime, son inefficacité patente, ses contradictions incessantes, sont autant d’indices d’une longue et difficile « fin de règne ». 70% de la population algérienne a moins de 30 ans. Sous l’impact du choc des générations, des changements sont, à moyen terme, inévitables.

Achevé de rédiger le 3 mars 2003 ? Tous droits réservés

—————————————–
Encadrés dans le texte

Les présidentielles de 1999 et celles de 2004

En 1998 et 1999, Abdelkader Tigha travaille au « Service de recherche du Centre principal » à Hydra (Alger). Ses collègues et lui reçoivent l’ordre, de la direction du DRS, de travailler pour une victoire électorale du candidat Abdelaziz Bouteflika. « Nous avons reçu le mot d’ordre : Bouteflika doit passer quelles que soient les circonstances », raconte-t-il. Des instructions ont été données pour que les membres du service de recherche travaillent en collaboration avec les comités de soutien à Bouteflika, chaque cadre étant en contact avec un chef des comités de soutien.
Des équipes du DRS ont été installées dans chaque mairie de la capitale avec, pour mission, d’influencer le maire, les fonctionnaires et les assesseurs électoraux, au moyen du chantage ou de la compromission si nécessaire. « Nous avons travaillé jour et nuit pour faire passer Bouteflika », dit Tigha. « C’est pour ça, ajoute-t-il, que les autres candidats à la présidentielle ont compris la situation et se sont retirés avant le jour des élections. »
Une fois la victoire de Bouteflika annoncée, les Algérois ne sont pas sortis dans la rue pour des manifestations de liesse en l’honneur du nouveau président. « Nous avons reçus l’ordre de sortir avec nos voitures banalisées et de jouer le rôle de citoyens civils dans les rues. Après, un certain de jeunes ont suivi », se rappelle Tigha.
Cette mise en scène visait à faire croire aux médias étrangers que Bouteflika était réellement populaire. Il n’est pas nécessaire dès lors de s’interroger sur la marge de manœuvre actuelle du président Bouteflika vis à vis de l’armée : il est « une création de l’armée », dit-il.
Une affirmation que ne conteste pas le journaliste Abed Charef – bien au contraire – dans son article paru dans le quotidien d’Oran du 13 février dernier (voir ci-dessous). Il s’interroge, de ce fait, sur les prochaines présidentielles qui auront lieu en 2004, demandant publiquement si les chefs du DRS, Mohamed Médiène et Smaïn Lamari, interviendront une fois de plus, dans ces élections : « S’ils s’en mêlent il n’y aura évidemment rien à attendre des présidentielles de 2004. Ce sera un simple spectacle destiné à donner un peu de vie à la galerie politique, sans changement de fond ».
Abed Charef estime qu’à l’inverse ils pourraient, en se refusant à intervenir, donner au pays « une chance de s’en sortir »… « A priori, on serait tenté de dire que les deux hommes ont été débusqués, que leurs jours sont finis, du moment que la presse peut parler d’ex librement. Des rumeurs persistantes donnent les deux hommes partants au lendemains des élections. Ils souhaitent simplement organiser leur départ, en obtenant certaines garanties, dit-on ».
Mais est-ce si sûr ? Abed Charef rappelle que le départ de Toukik a déjà été annoncée à la une d’un quotidien et que l’information est restée sans suite « Il est inutile de vouloir en comprendre le comment et le pourquoi. C’est un jeu trop complexe et personne ne détient suffisamment d’informations pour prétendre comprendre. » …
Il conclut en disant qu’il s’agit d’un « monde kafkaïen », avec une certitude : « Si les services décident de saborder les élections de 2004, ils le feront ». Sinon ils permettraient au pays de commencer à envisager « une sortie de crise »…

La mort des moines et la mort de Djamel Zitouni

Comme l’indique le récit de Tigha publié dans « Libération » du 23 décembre 2002, les sept moines auraient été enlevés par des hommes de la DRS puis remis au GIA de Djamel Zitouni dans le cadre d’une opération de propagande visant à forcer le soutien des autorités françaises pour la lutte anti-islamiste du pouvoir algérien.
Peu après l’enlèvement, un groupe du maquis de Bougara dirigé par Besiou Hocine aurait fait une incursion dans la plaine de la Mitidja et forcé Zitouni à lui donner les sept otages avant de repartir pour Bougara. C’est en se dirigeant vers Bougara pour tenter de « récupérer » les sept moines que Zitouni aurait été tué, probablement en mai 1996, dans une embuscade tendue par l’AIS grâce aux renseignements du DRS.

Les sigles des principaux services du DRS

DCSA Direction Central de la Sécurité de l’Armée
DCE Direction du Contre-Espionnage,
CTRI Centres Territoriaux de Recherche et d’Investigation,
CMI Centres d’Investigation Militaire
CPMI Centre Principal d’Investigation Militaire à Alger


ACTIVITES CLANDESTINES DE LA SECURITE MILITAIRE A L’ETRANGER

Au début de 1996, une réunion a eu lieu à Lyon entre des représentants de la police et des services de renseignement français et des responsables du DRS et du service de la police judiciaire algérien.
Selon Abdelkader Tigha, lors de cette réunion, les délégués algériens ont demandé à leurs homologues français d’arrêter certains islamistes radicaux algériens vivant en France ; les Français ont demandé des preuves tangibles de leur implication dans des activités terroristes. Les délégués algériens n’avaient que des informations obtenues lors d’interrogatoires d’islamistes radicaux emprisonnés en Algérie et sont rentrés dépités.
Retirant la leçon le chef du DRS, le général Mohamed « Toufik » Médiène, a ordonné à ses services de créer des « équipes d’investigation et d’intervention » spécialisées dans le recueil de renseignement en Europe. Présentes à Paris, Bruxelles, Londres, Berlin, Berne et Zurich, ces équipes travaillaient et travaillent encore sous couverture de diverses firmes algériennes, tout particulièrement Air Algérie, sous la coordination d’un officier du DRS posté à l’ambassade.
En Grande-Bretagne, l’équipe sillonne les mosquées de Londres pour photographier les suspects. En Allemagne, il s’agissait de surveiller le réseau de Rabah Kebir. En Suisse, l’équipe du DRS a réussi à démanteler un réseau de trafic d’armes et de munitions dirigé par Daoudi Yacine, islamiste affilié au GIA.
Cet Algéro-Suisse a été débusqué par le DRS en Tunisie, ce qui a permis d’arrêter l’ensemble du réseau Bensouna Yazid. « C’était vraiment la honte, pour les services helvétiques, que les informations venaient des Algériens », se rappelle Tigha.
Le général « Toufik » aurait donné à ces équipes l’ordre de « liquider les terroristes » sur le sol européen dès que l’occasion s’en présentait. Les Services de renseignements des pays européens concernés n’étaient pas tenus au courant de ces activités (Cf le témoignage de Samraoui en page 6 de ce dossier).