Le 30 novembre 2013, Angèle est en train de prendre son petit déjeuner lorsque le téléphone sonne. Elle est sénégalaise et vit depuis quelques années en Espagne. Un cousin de Paris l'appelle pour lui dire que, en France, une mère a tué son enfant. Toutes les télés en parlent. Cette femme, c'est... Fabienne, sa fille. La terre se dérobe sous les pieds de la quinquagénaire. Fabienne, à qui elle parle plusieurs fois par semaine, est incapable de faire ça. Et puis, surtout, c'est impossible puisqu'elle n'a pas d'enfant ... Qui connaît vraiment Fabienne Kabou ? Dans son cabinet de Boulogne-sur-Mer, son avocate, Me Fabienne Roy-Nansion, prévient d'emblée : « Au procès, quand les gens la découvriront, ce sera un étonnement collectif. Il y a un fossé entre la personne et les faits qui lui sont reprochés. »

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Me Fabienne Roy-Nansion, l'avocate de Fabienne Kabou, plaide l'altération du discernement de sa cliente.

Si le personnage déconcerte, les actes, eux, sont connus : après une dispute avec Michel, son compagnon, Fabienne Kabou, 36 ans, quitte leur domicile de Saint-Mandé le 19 novembre au matin. Elle prend le train à la gare du Nord, puis un bus en direction de Berck-sur-Mer. Elle dira avoir été attirée pas la consonance tragique du nom de cette station balnéaire du Pas-de-Calais où elle n'a jamais mis les pieds. Après s'être renseignée sur les horaires des marées, elle quitte le petit hôtel familial où elle a pris une chambre pour rejoindre la plage. Elle se débarrasse de la poussette dans un square, serre une dernière fois Adélaïde, sa fille, dans ses bras et la dépose assoupie sur la plage à la marée montante avant de repartir en courant. Le lendemain matin, elle règle sa chambre et rentre en région parisienne où elle retrouve Michel. Elle lui dit avoir laissé leur fille à Angèle afin qu'elle l'emmène au Sénégal et l'y élève, conformément aux traditions locales qui prévoient que les anciens s'occupent des plus jeunes. Michel demande que faire des jouets qui traînent dans l'appartement. Fabienne remarque que, quand Adélaïde rentrera, elle sera bien trop grande. Michel prend alors l'initiative de les déposer chez Emmaüs. Le 20 novembre au petit matin, sur la grève de Berck-sur-Mer, des pêcheurs de crevettes découvrent le corps sans vie d'une fillette de 15 mois. Adélaïde est morte noyée.

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L'hôtel dans lequel la mère a dormi après avoir abandonné sa fille.

Dix jours plus tard, la police débarque à Saint-Mandé et interpelle Fabienne. L'affaire de la« mère infanticide de Berck » provoque un émoi national. Avocate dans l'affaire d'Outreau, le bâtonnier du barreau de Boulogne en a vu d'autres. Pourtant, le 30 novembre, alors que sa cliente quitte le tribunal, Me Roy-Nansion ne s'attend pas à être pourchassée par une foule en délire. « Salope ! », « On va te pendre avec elle ! » ... Seule une haie formée par les journalistes la met à l'abri. Les jours qui suivent ne sont qu'objurgations et lettres anonymes. « Vous n'avez pas honte de défendre un tel monstre ? » lui écrit une maman horrifiée.

« Elle est à moi »

Qui connait vraiment Fabienne Kabou ? « Ce n'est pauvre fille qui descend de la lune. Ce n'est pas un monstre », risque Fabienne Roy-Nansion, tout en admettant n'être pas parvenue à percer le mystère de cette jolie Franco-Sénégalaise qui porte le même prénom qu'elle. Née à Dakar dans une famille catholique aisée, elle est élevée à l'occidentale par sa mère et sa grand-mère. Un clan de femmes. Si ses parents vivent séparément, elle voit avec bonheur son père, diplomate, tous les week-ends. Excellente joueuse de tennis, elle adore lire, préférant les classiques aux polars. Son bac en poche, elle s'envole pour Paris où elle vit chez une tante. Après deux ans en archi, elle se lance dans des études de philo. Solide, elle a les pieds sur terre. Dotée d'un QI supérieur à la moyenne, cultivée, lettrée, cette jeune femme au regard doux a tout pour réussir. Seulement, en licence, elle omet de faire valider certaines UV et ne peut prétendre à entrer en maîtrise. Selon son avocate, elle serait « fâchée avec tout ce qui est administratif », comme réfractaire à la paperasse. Fabienne Kabou se met alors à vivre de petits boulots avant de rencontrer Michel, ancien cadre commercial en Afrique noire, devenu sculpteur sur bois à Saint-Mandé.

Michel est de vingt-sept ans son aîné. Durant une dizaine d'années, ils forment un couple d'intellectuels férus d'art. Leurs personnalités sont complexes, leur relation est forte et réciproque. Lui a déjà une grande fille d'un précédent mariage et ne souhaite plus d'enfant. Pourtant, Fabienne tombe enceinte. Le 7 août 2012, elle donne naissance à Adélaïde. Michel est absent pour quelques jours. Il pensait que sa compagne accoucherait plus tard. Quand il rentre à l'atelier, il découvre la mère et l'enfant. Fabienne lui affirme qu'elle a accouché à la clinique. Il en déduit qu'elle y a accompli toutes les démarches liées à l'état civil. En réalité, elle n'a jamais été suivie par aucun médecin, a enfanté seule à la maison et a délibérément omis de déclarer leur fille. Michel propose d'aller reconnaître l'enfant. « Elle est à moi », lui rétorque la jeune mère. Michel s'incline.

La vie familiale s'organise. Adélaïde est précoce, joliment habillée. La nuit, elle dort entre ses parents. Le matin, le père la promène dans le bois de Vincennes tandis que la mère travaille à sa thèse sur la théorie du réel. Si la jeune femme n'est pas inscrite en thèse de philo, l'enquête démontrera que son ordinateur contenait pourtant de véritables notes sur le sujet. Le couple n'a pas une folle vie sociale, aucun des deux ne fréquente la famille de l'autre. Pour autant, ils ne se cachent pas. Il arrive même aux voisins de croiser Adélaïde dans la cour. Peu après les faits, Michel décrivait au « Parisien » une situation bien loin d'un déni de grossesse. « Elle l'a nourrie au sein, racontait-il. C'était une mère magnifique. » Très tôt, Fabienne fait savoir à son compagnon que, le moment venu, elle confiera Adélaïde à sa mère. Michel suggère qu'il peut s'en occuper puisqu'il est en retraite, mais comprend vite qu'il n'a pas son mot à dire. Ce qu'il ignore, c'est que cela fait belle lurette que sa belle-mère n'habite plus au Sénégal, mais en Espagne. Fabienne Kabou savait-elle déjà qu'elle se séparerait d'Adélaïde ?

Qui connaît vraiment Fabienne Kabou ?

Vidéosurveillance, appel à témoins ... il faut dix jours aux enquêteurs pour remonter la piste d'Adélaïde et de sa mère. Le 30 novembre, ils téléphonent à Michel. Fabienne est-elle là ? Affirmatif. Quelques minutes plus tard, ils investissent le loft de Saint-Mandé. Michel est effondré : il découvre simultanément que sa fille est morte et que sa compagne n'est pas celle qu'il croit. En garde à vue, cette dernière commence par mener les enquêteurs en bateau. Durant des heures, elle maintient qu'elle est thésarde et qu'Adélaïde est chez sa mère au Sénégal. Avant de raconter sa tragique expédition à Berck. Et de fournir tout genre d'explications. Elle explique son geste tantôt par le fait que l'enfant représentait un obstacle à sa vie de couple, tantôt parce qu'elle craignait un avenir trop sombre pour sa fille. Au souvenir de cette garde à vue, un enquêteur s'agace. Après tous ces mensonges - à sa propre mère, à son compagnon, puis à la police -, il s'interroge sur sa sincérité, regrettant par ailleurs que « le père n'ait pas été placé en garde à vue ».

Qui connaît vraiment Fabienne Kabou ? Fin mai, une expertise judiciaire réalisée par un psychiatre et un ethnopsychologue tente une tout autre approche et conclut à une « altération du discernement ». Alors que, habituellement, ce phénomène est justifié par une affection psychiatrique ou des troubles de la personnalité, des experts évoquent, de manière inédite, des« influences culturelles ». Selon une source proche du dossier, ils envisagent que Fabienne Kabou ait pu être convaincue que des personnes malfaisantes, dans son entourage ou celui de son compagnon, lui aient jeté un sort Comme envoûtée, elle aurait pu être persuadée que des forces extérieures guidaient sa main et qu'elle n'avait d'autre choix que de suivre la route de Berck. Le conseil de Michel, Me Christian Saint-Palais, admet que son client lui-même « ne reconnaît pas dans le passage à l'acte celle qu'il a connue. Tout de suite, il a pensé que cela pouvait faire écho à des rituels de sorcellerie africaine. Loin de négliger cette piste de travail, les premiers experts l'ont d'ailleurs retenue comme une raison explicative du passage à l'acte. »

Fabienne Kabou est intelligente. Elle pourrait aussi avoir compris que la piste maraboutique lui était favorable et décidé d'adapter son discours. Interrogé sur une expertise qui lierait altération du discernement et traditions culturelles, un psychiatre renommé relève quant à lui, sous le sceau de l'anonymat, qu'une telle hypothèse est bien incongrue. « Il serait absurde de penser que le discernement puisse être altéré du fait qu'on est norvégien, français ou sénégalais. »
Ne reste plus qu'à attendre la deuxième expertise dont les résultats seront connus à la mi-octobre. Mais il est probable que c'est à un jury de cour d'assises qu'il reviendra, fin 2015, à Saint-Omer, de percer le mystère Kabou.

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Une marche blanche en hommage à la fillette, le 30 novembre 2013.