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Portrait

Le philosophe, le président et la mort. Jean Guitton

par François DEVINAT
publié le 16 décembre 1994 à 23h34

Jacques Chirac le cite et François Mitterrand le visite. A 93 ans,

le philosophe savoure son automne. Le 17 novembre dernier, il a reçu chez lui le président de la République venu s'entretenir de la mort et de l'au-delà.

Le philosophe, le président et la mort

- «GUITTON, parlez-moi de la mort!...» Le 17 novembre dernier, François Mitterrand a grimpé l'escalier étroit d'un vieil immeuble, rue de Fleurus, dans le VIe arrondissement de Paris. Il a sonné chez Jean Guitton qui l'a conduit dans le désordre de son bureau suranné. Une visite à l'éclat crépusculaire que le philosophe chrétien n'est pas prêt d'oublier.

«Le Président m'a dit: J'ai lu vos livres, vous êtes un homme libre, contrairement au pape, aux évêques ou aux curés. Je veux vous interroger sur un point qui m'a toujours préoccupé depuis mon enfance: la mort... Il a ajouté qu'il allait bientôt mourir. C'est évident, car on voit bien qu'il est fatigué. Mais j'ai remarqué son courage extraordinaire vis-à-vis de l'idée que dans six mois il ne serait plus. Il m'a dit: Comme vous êtes spécialiste du temps et de l'éternité et puisque ce qu'on appelle la mort, c'est le passage du temps à l'éternité, je viens vous voir pour vous demander: qu'est-ce que la mort, qu'est-ce que l'au-delà?... Il y avait des policiers partout avec de puissants revolvers. Ils avaient bouclé la maison. Les locataires étaient effrayés...» Au bout d'une heure de tête-à-tête avec l'oracle, Mitterrand s'en retourna. Rasséréné? «Je l'ignore complètement...» Le raid présidentiel sur les fins dernières n'était pourtant pas une première. En juin 1986, le Président avait fait un crochet en hélicoptère par la Creuse pour aller voir Jean Guitton auquel le lie une vieille accointance: la fréquentation commune, en tant qu'étudiants, tout comme Balladur et Mauriac, des pères maristes, au 104 de la rue de Vaugirard.

«Il était venu me voir dans ma chaumière et je l'avais enfermé à double tour dans ma chapelle pour lui faire un cours de religion éclairée. Il m'a dit: La religion, c'est un ensemble d'absurdités. Je lui ai dit: Non, un ensemble de mystères. Je lui ai expliqué que l'absurdité, c'était le néant, avec une seule solution: se tirer une balle dans la tempe. Tandis que le mystère, c'est une échelle dont on grimpe les barreaux. Il m'a demandé: Quel est le dernier barreau?

­ Monsieur le Président, c'est très simple. C'est la mort...

­ Mais après la mort?, m'interrogea-t-il.

­ Après la mort, c'est ce qu'on appelle l'au-delà.

­ Mais qu'est-ce que l'au-delà? Alors je lui ai répondu: ­ Mais je n'en sais rien puisque ça s'appelle l'au-delà!» Ainsi philosophe Jean Guitton qui, à 93 ans, continue de chevaucher le siècle accroché «au plafond», comme il dit, en s'amusant de son goût immodéré pour l'air pur des sommets temporels et spirituels. Hier en colloque singulier avec Teilhard de Chardin, Jean XXIII et Paul VI, ami aussi fidèle que paradoxal de son élève, le marxiste structuraliste Louis Althusser, le voici sommé par le chef de l'Etat d'être le nouvel Orphée revenu d'outre-tombe. «Mitterrand était royaliste quand je l'ai connu. Il est toujours resté non pas royaliste mais royal. Il suffit de le voir faire trois pas dans l'espace, il est comme Louis XIV...» Guitton savoure. Le Roi-Soleil venant scruter son destin dans son capharnaüm tandis que Jacques Chirac le cite sentencieusement dans ses discours, voilà qui le console de n'avoir jamais été pape, son rêve d'enfant.

Guitton adore partager sa jubilation en vous faisant asseoir à côté de lui pour mieux vous taper sur le bras, sur le dos, et même sur la tête, quand il vous prend à témoin de sa propre malice à ne pas être déjà six pieds sous terre. «A 93 ans, la plupart des gens sont morts ou dans une petite voiture à l'hôpital, et leur intelligence s'éteint. Moi, mon corps se délabre, mais mon esprit se réveille», dit-il avec son oeil aigu d'oiseau fixé sur vous. D'un coup de canne, il ponctue l'épitaphe qu'il s'est choisie: «Ci-gît le laïc Jean Guitton.» Car, «contrairement à ce que certains pensent, je ne suis pas un catholique bigot. Un catholique sait d'avance en quoi il croit. Dire que je suis un philosophe chrétien, c'est une absurdité. Je suis un philosophe philosophe!».

Abonné aux séances du dictionnaire académique depuis trente-deux ans, l'homme est bien trop «immortel» pour ne pas faire mine de s'étonner de sa perpétuelle résurrection ici-bas.

Cet élève passionné de Bergson, philosophe de la durée, n'a jamais eu l'influence sur la pensée contemporaine d'un Jacques Maritain, exégète de saint Thomas d'Aquin. Il ne s'est pas remis non plus d'avoir été épuré à la Libération pour avoir manifesté par écrit son soutien à Pétain tout du long de ses années de captivité comme prisonnier de guerre. Mais en lorgnant sur l'an 2000, Guitton peut se flatter d'avoir survécu aux idéologies en perdition, patriarche matois de l'Académie. Il a cosigné récemment un petit livre sur «Dieu et la science» qui s'est vendu à 400.000 exemplaires, malgré les accusations de plagiat. Et il publie aujourd'hui un dialogue souvent déconcertant avec l'écrivain Jacques Lanzmann où il complète son personnage d'original.

Sa fausse candeur n'épargne pas Jacques Chirac à qui il doit d'entrer aujourd'hui dans les chaumières les plus reculées par voie hertzienne. Se réclamant le mois dernier de son ami Guitton pour citer une pensée profonde ­«Etre dans le vent, c'est avoir un destin de feuille morte»­, Chirac a fait les délices meurtrières des Guignols de l'info sur Canal +. «Il m'a accordé le grand honneur de citer cette phrase, confie le philosophe, tout comme il a eu la gentillesse naguère de m'inviter plusieurs jours chez lui en Corrèze où il me réveillait le matin d'un: Guitton, debout! Mais j'ai dépouillé mes oeuvres dites complètes et je ne l'ai jamais retrouvée. J'en suis arrivé à me demander si elle n'a pas été inventée.»

Derrière les rideaux roses de son bureau, le nonagénaire vit entouré de génies: ses maîtres d'âme qu'il a peints lui-même d'un pinceau éthéré. Portraits de Montaigne, Rembrandt, Ignace de Loyola, Pascal, Diogène... Toujours le «plafond». Une femme aussi, vue de dos. «Je trouve que chez la femme, le devant est raté, tandis que le dos, c'est la pureté.» De sa poche, Guitton sort une statuette de la Vierge. «Je l'ai toujours avec moi. Je suis superstitieux.» Pas comme Mitterrand. «Lui, c'est un mystique!» -

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