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Mobilisations et identité chez les Antillais en France : le choix de la différentiation

Audrey Célestine
Audrey Célestine est docteure en science politique de l’IEP de Paris et chercheure postdoctorale au CERI. Elle y mène des recherches sur le rapport à l’Etat central dans l’outre-mer et chez les migrants d’outre-mer en France métropolitaine dans le cadre du projet ANR PRODISDOM. Ses recherches portent sur les liens entre mouvements sociaux et (...)

citation

Audrey Célestine, "Mobilisations et identité chez les Antillais en France : le choix de la différentiation ", REVUE Asylon(s), N°8, juillet 2010-septembre 2013

ISBN : 979-10-95908-12-8 9791095908128, Radicalisation des frontières et promotion de la diversité. , url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article946.html

résumé

Depuis une dizaine d’années on observe l’entrée des populations antillaises dans l’ère des mobilisations collectives. Celles-ci ont pour objet la mémoire de l’esclavage et la lutte contre les discriminations. La mobilisation à propos de ce dernier enjeu n’est pas destinée à rejoindre d’autres collectifs œuvrant déjà sur cette thématique : il s’agit plutôt de construire une discrimination qui serait spécifiquement dirigée contre les originaires d’outre-mer. L’analyse de la construction de cet enjeu permet d’étudier divers processus de constructions de frontières entre populations minorisées : pour les entrepreneurs de mobilisation, les « ultramarins » seraient davantage victimes de discriminations que les autres et celles-ci seraient encore plus injustes dans la mesure où ils sont citoyens de longue date et particulièrement bien « intégrés ». La dénonciation de ces discriminations « particulières » tend à renforcer les frontières entre ces minorisés citoyens et les autres.

Depuis les travaux de Friedrich Barth [1], la notion de « frontière » dans les études portant sur l’ethnicité a permis d’appréhender les groupes comme des réalités non figées, fondamentalement distincts les uns des autres. Des travaux plus récents d’Andreas Wimmer notamment [2] ont également offert des clés de lecture pour comprendre l’ethnicité en portant la focale non pas sur le contenu ou la définition de celle-ci, mais en tentant plutôt de comprendre pourquoi elle prenait certaines formes dans certains contextes. Dans cet article, nous nous intéressons à la manière dont les populations d’origine antillaise en France, ou du moins les groupes organisés aspirant à représenter « les Antillais » ces dix dernières années, avaient redéfini les formes de présentations de cette population dans un contexte marqué par le passage d’une rhétorique antidiscriminatoire à celle de la diversité [3]. Le choix de se porter sur les populations d’origine antillaise en France tient à la forme d’ambivalence qui marque ce groupe de « migrants-citoyens ». Celle-ci est le fruit de l’histoire de la citoyenneté française dans les colonies mais tient également aux modalités de migration des Antillais vers l’hexagone à partir de la fin des années 1950 [4]. La notion de diversité qui a émergé ses dernières années dans les débats publics en France se caractérise par sa « plasticité », son « ambivalence » et apparaît comme diluant le caractère « ethno-racial » de la lutte contre les discriminations [5]. Comme le montre Milena Doytcheva [6], la diversité est, dans l’esprit de ses promoteurs, liée à la question des discriminations ethno-raciales et de celle des minorités dites « visibles », même si l’acception s’est rapidement élargie pour inclure d’autres catégories (seniors, femmes, handicapés etc.) Cet élargissement n’est pas le seul élément qui rende ambivalente la notion de diversité. Dans son étude des « intérêts » apportés par la diversité au monde de l’entreprise, Laure Bereni montre ainsi que le terme s’adapte à la « grammaire managériale » « par l’effacement symbolique des connotations juridiques et militantes initialement dominantes dans la définition de l’antidiscriminatoire ». Les discours de justification de l’action des mobilisations auxquels nous nous sommes intéressée sont marqués par une oscillation entre rhétorique antidiscriminatoire et « promotion de la diversité ». Leur analyse montre également comment ces discours sont « détournés » afin mettre en avant des discriminations qui seraient spécifiques aux originaires de l’outre-mer, en particulier les Antillais. Ce processus implique non seulement de se différencier des autres populations minoritaires susceptibles d’être victimes de discriminations mais également de présenter le groupe des « Ultramarins » comme un groupe modèle porteur d’une diversité « meilleure » que les autres et partant victimes « injustes » de discriminations.

De la citoyenneté ambivalente aux stratégies d’identification distinctives

Les Antillais de Martinique et de Guadeloupe sont devenus citoyens français en 1848, après l’abolition de l’esclavage. Pour la France, la possession de territoires outre-mer sur lesquels s’exerçe sa souveraineté a entraîné des acceptions différenciées de la citoyenneté. Si les « Vieilles Colonies » [7] semblent bénéficier des privilèges de tous les citoyens français, le statut de colonie de ces territoires de même que la gestion « par décrets » contribue fortement à construire un « citoyen colonial » [8]. La différenciation des statuts, au cœur du projet colonial, induit une véritable « citoyenneté par degré » [9] dans les colonies françaises, informant la tension au cœur du concept même de citoyenneté dans le contexte français. Ces territoires connaissent également un régime juridique offrant des pouvoirs importants aux préfets pour l’application des lois. La départementalisation de 1946 intervient comme l’aboutissement d’un processus historique d’assimilation de ces colonies à la République. C’est également elle qui doit permettre l’application d’une égalité réelle de droits pour les habitants des Antilles françaises. Dans un ouvrage-bilan sous la direction de Fred Constant et Justin Daniel, revenant sur cinquante ans de départementalisation outre-mer [10], les auteurs évoquent les polémiques, tensions et ambiguïtés autour de cette notion structurante de l’espace public martiniquais dans la deuxième partie du vingtième siècle. Tantôt célébrée comme une forme de sortie de la décolonisation, tantôt condamnée comme une forme nouvelle prise par la domination coloniale, la départementalisation figure comme le signalent les auteurs, à la fois un processus et un aboutissement. Un aboutissement dans la mesure où le vote de la loi de 1946 et le passage au statut de département de pour les « Vieilles colonies » de Martinique, Guadeloupe, Guyane et Réunion semble la réalisation d’une volonté d’égalité des droits totale avec la métropole. Processus dans la mesure où l’extension des lois et droits métropolitains, qui devraient permettre l’égalité, est souvent différé, repoussé, suscitant frustrations et désespoir. L’extension très progressive des droits sociaux aux habitants des Antilles françaises contribue à donner un caractère imparfait et ambivalent à leur citoyenneté.

Les modalités de migration vers la métropole des travailleurs antillais contribuent également à leur donner une place particulière au sein de l’espace national. Dès le début du XXe siècle, des canaux de migration institutionnalisés existent entre la France et des pays pourvoyeurs de main-d’œuvre [11]. Des accords signés avec l’Italie en 1904 et 1906, avec la Belgique en 1906, avec la Pologne en 1919 et la Tchécoslovaquie en 1920 permettaient ainsi la venue de travailleurs immigrés. Une Société Générale d’Immigration permettait également le recrutement de Polonais et d’Italiens pour travailler dans l’industrie minière dans le Nord et l’Est de la France. Le cas de la migration antillaise vers la France métropolitaine diffère cependant sensiblement de ces premiers déplacements organisés. Il s’agit tout d’abord d’une migration considérée comme interne, car d’un point de vue institutionnel , il s’agit juste d’un déplacement sur le territoire national. On peut d’ailleurs noter qu’il n’y a pas trace d’hostilité à l’encontre de cette population dans les débats parlementaires à l’opposé de la situation britannique où la migration en provenance des colonies britanniques caribéennes est perçue négativement [12]. En ce qui concerne la création du BUMIDOM, société d’Etat chargée de l’organisation de la migration des départements d’outre-mer vers la métropole, l’historienne Monique Milia note qu’« en dehors de sa parution au Journal Officiel de la République Française, son nom n’apparaît pas en 1963, ni dans les débats de l’Assemblée nationale, ni dans la presse » [13] Avec la transformation de la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion et la Guyane en départements français à partir de 1946, c’est l’aboutissement d’une politique d’assimilation qui, établit en théorie, l’incorporation complète de ces territoires outre-mer à la Nation française. La citoyenneté française permet le déplacement des Antillais sur le territoire national sans autre entrave que la distance. A partir de la départementalisation de certains territoires de l’outre-mer, ces derniers sont complètement assimilés juridiquement à la République française et sont ainsi considérés comme français à part entière. Dénoncer la migration massive d’Antillais aurait été une remise en cause des principes républicains. De plus, comme le notent Stéphanie Condon et Margareth Byron [14], la venue à la même période de populations originaires de l’Algérie française apparaît à l’époque comme un phénomène plus remarquable. Condon et Byron notent que la distinction entre la migration des Caribéens et celle des travailleurs étrangers est également notable dans les travaux académiques. En effet, la recherche se donnant les migrations de travail pour objet a généralement ignoré la migration antillaise. Le déplacement d’une frange importante des travailleurs antillais a été organisé par le BUMIDOM (Bureau des Migrations Intéressant les DOM), société d’Etat qui est également chargée de « former » les nouveaux arrivants à la vie métropolitaine et de les placer à des emplois, le plus souvent peu ou pas qualifiés. Ce premier organisme et celui qui lui succède encouragent la création d’ « associations de sociabilité » antillaises et contribuent ainsi à institutionnaliser des voies d’accès aux financements et au pouvoir politique [15]. Leïla Wuhl montre que ces financements émanent notamment de la délégation outre-mer de la mairie de Paris ou du ministère de l’outre-mer qui développent des liens privilégiés avec certains acteurs du monde associatif. A l’instar de ce qui existe pour les associations de migrants étrangers, les associations antillaises sont soumises à une « injonction paradoxale » : celle de l’ethnique mis au service de l’intégration [16]. Cette dernière reste la priorité, mais Milena Doytcheva constate que certains dispositifs d’action publique comme la politique de la ville utilisent de fait les associations ethniques comme instruments et relais d’action privilégiés pour intervenir auprès de populations définies par leurs « origines ». .

« L’invention » des discriminations spécifiques [17]

Dans la dernière décennie, des associations ont émergé en se présentant comme les représentants des Antillais de France. Deux associations marquent particulièrement cette entrée des Antillais dans la mobilisation et l’action collectives d’ampleurs nationales sur des thèmes concernant les originaires des Antilles installés dans l’hexagone : le Collectif DOM et le Comité Marche du 23 Mai 1998. Avant cette période les actions des associations antillaises se sont largement concentrées sur la « valorisation » du patrimoine culturel antillais, la sociabilité et l’accueil des nouveaux arrivants ou l’action sociale. A la fin des années 1960 et au début des années 1970, deux associations étudiantes basées en métropole, l’AGEG et l’AGEM prônent l’indépendance et sont proches de la gauche autonomiste aux Antilles mais leurs actions se focalisent sur la situation des travailleurs aux Antilles. C’est véritablement avec l’émergence du Collectif DOM et du Comité Marche du 23 Mai 1998 que les actions collectives prennent acte de l’installation durable dans l’hexagone des populations d’origine antillaise.

La première de ces associations est lancée en 2003 avec une pétition électronique pour protester contre les prix des tarifs aériens entre l’hexagone et l’outre-mer. Cette pétition qui réunit plusieurs milliers de signatures en quelques semaines est le point de départ d’une mobilisation qui progressivement s’étend à d’autres domaines. L’action du Collectif DOM se caractérise au départ par le recours au registre de l’expertise, notamment par la production de rapports sur la notion de « continuité territoriale », pierre angulaire des revendications sur les transports aériens. Ce recours au registre de l’expertise dans la communication et l’action de l’association permet notamment de pallier un nombre insuffisant de militants. Il se note également par le recrutement de membres qui, de par leur parcours scolaire ou leur expérience associative ou politique vont pouvoir amener à l’association des « compétences uniques ». Les réunions de l’association débutent ainsi régulièrement par des tours de table en forme de « parcours de mérite » de certains membres de l’association. Le président présente alors lui-même les « valeurs ajoutées » de l’association. Untel, avocat guadeloupéen, enseignant à l’ENA et diplômé d’une grande université américaine est présenté comme garant de l’expertise juridique de l’association [18]. Les « jeunes diplômés » sont également mis en avant et félicités pour leur rôle dans le montage des dossiers à charge contre les compagnies aériennes. C’est un « jeune ingénieur en informatique martiniquais très brillant » [19] qui s’occupe ainsi du site internet de l’association. Enfin, le président rappelle régulièrement son CV : docteur en science politique, chef d’entreprise, responsable associatif. Les différents éléments de son parcours universitaire, professionnel et associatif doivent permettre de montrer à la fois sa connaissance du milieu associatif et du lobbying politique. La présentation de membres éminents qui se joignent à l’association au fil des réunions prend ainsi la forme de « parcours de mérite ». C’est pour le président le moyen pour le Collectif de « devenir l’équivalent de SOS Racisme » pour les personnes originaires de l’Outre-Mer.

Un processus que l’on pourrait qualifier de « frame extension » [20] transforme progressivement l’enjeu autour de la tarification aérienne en enjeu de « lutte contre les traitements discriminatoires [à l’encontre] des communautés originaires de l’Outre-Mer ». En effet, dans la théorie du cadrage ou « frame analysis », on étudie les différents processus interactifs et communicatifs par lesquels les entreprises de mobilisation modifient les « cadres d’interprétation » en construisant une idéologie mobilisatrice. L’un de ces processus, « l’extension des cadres », désigne la volonté pour un mouvement d’étendre ses soutiens en agrégeant à ses revendications initiales d’autres thèmes qu’il s’efforce de relier idéologiquement à ses véritables sujets de préoccupation. Le passage de l’enjeu des tarifs aériens à celui des discriminations à l’encontre des originaires de l’Outre-Mer se fait au travers d’un « travail de déplacement des significations » dans lequel « le jeu sur les symboles et le vocabulaire est essentiel » [21].

En janvier 2004, apparaît dans un communiqué de presse du Collectif le terme « discrimination », étiquette sous laquelle est désormais désigné l’ensemble des causes défendues par l’association. Dès le mois de janvier, est lancée une opération intitulée « La France est plus forte en couleurs » dont le but est clairement explicité :

Cette démarche a commencé depuis septembre auprès des partis politiques. Il est inacceptable qu’en Ile-de-France où vivent plus de 600 000 originaires d’Outre-Mer, il n’y a aucun élu au Conseil Régional. Nous remarquons que les partis politiques parlent d’ouvrir leurs listes électorales et d’établir des discriminations positives au profit des Français d’origine maghrébine… Pourtant, en pratique, les originaires d’Outre-Mer en métropole vivent au quotidien les refus de prêts bancaires, les logements déjà loués qui cinq minutes plus tôt ne trouvaient pas preneur, les difficultés à gravir la hiérarchie administrative ou politique. Français depuis plus de trois siècles, avant la Savoie et la Côte d’Azur, ils font l’objet d’une discrimination, parfois ouverte, souvent larvée dans des domaines essentiels pour une vie épanouie : discrimination à l’embauche et dans l’évolution de leur carrière professionnelle, discrimination dans l’attribution des logements, discrimination dans l’accès à la propriété, lesquelles sont la cause de difficultés sociales et psychologiques accrues. Bref, leur vie leur rappelle qu’ils sont différents et qu’à ce titre là, il leur est appliqué un traitement inégal. Les Antillais, Guyanais et Réunionnais, qui peinent à trouver leur place au sein de la société française, souffrent d’être des citoyens « invisibles », alors même que les originaires de ces départements sont présents dans tous les secteurs économiques, et notamment dans les métiers en contact avec le public. (Communiqué de presse de l’association du 15 janvier 2004)

La population des originaires de l’outre-mer est ainsi clairement décrite comme subissant un traitement inégal dans le domaine professionnel et dans plusieurs autres secteurs de la vie économique et sociale. Ce traitement inégal est renforcé par une absence de représentation de cette population dont « 600 000 » membres vivraient en Ile-de-France. Parvenir à faire élire des élus « ultramarins » - terme d’abord utilisé par le ministère de l’outre-mer- doit permettre de cesser leur invisibilité et le déni de leur citoyenneté pleine et entière. En étendant les cadres et en visant directement les partis politiques, l’association contribue à politiser le problème : il ne s’agit plus seulement de s’adresser aux autorités politiques (gouvernement, collectivités locales et administrations) mais bien de rentrer dans le jeu des luttes partisanes. Paul Bacot définit la politisation comme un processus par lequel des problèmes, des oppositions, des controverses jusqu’ici sans relations sont intégrés dans une représentation commune – une représentation nécessairement conflictuelle, conduisant à penser ces problèmes, oppositions et controverses dans un cadre donné » [22] que l’auteur nomme « cité » grâce à un clivage qui construit des camps opposés qu’il appelle « partis ». Autrement dit, la politisation correspond à une forme d’élargissement de la conflictualité, d’intégration du conflit (contre les compagnies aériennes, à propos d’une question tarifaire) à un conflit plus général (contre le « système » politique, à propos des discriminations subies). Cette politisation s’inscrit dans un contexte français marqué par la multiplication des usages de la « discrimination » dans l’espace public français [23] à partir de la fin des années 1990, la « lutte contre les discriminations » étant considérée comme un mot d’ordre mobilisateur par les mouvements associatifs notamment.

En outre, l’évocation des discriminations à l’encontre des originaires de l’Outre-mer constitue une critique explicite du traitement privilégié que recevraient d’autres populations identifiées comme minoritaires, en particulier les Français d’origine maghrébine. Les actions menées par l’association illustrent l’oscillation entre la problématique de « lutte contre les discriminations » et la volonté de mettre en avant la « diversité » dont les originaires de l’Outre-Mer seraient les meilleurs exemples. Le passage d’une rhétorique antidiscriminatoire à une logique de la diversité ne se fait cependant pas de manière claire et tranchée. Angéline Escafré-Dublet et Patrick Simon [24] montrent que l’accès au politique par l’entrée « diversité » pour les minorités entretient une forme de flou sur les catégories de personnes concernées (« minorités visibles », « issus de l’immigration »). Si la notion de « diversité » bénéficie d’un certain succès médiatique, les auteurs y voient la marque des prudences rhétoriques et des revendications limitées, dans un contexte français dans lequel la référence à l’ethnicité et les origines demeure suspecte. Dans les stratégies de différenciation des Antillais de l’hexagone se joue précisément la volonté d’être visible et de bénéficier de l’engouement pour la diversité. Pourtant, le caractère englobant de cette notion peut entraîner l’invisibilisation des groupes qui la composent. Il s’agit ainsi pour les leaders antillais de ne pas se présenter uniquement comme un groupe parmi d’autres composant la « diversité » : ils constituent un groupe dont la citoyenneté « ancienne » les distingue des populations « issues de l’immigration ».

L’adoption d’un registre de lutte contre les discriminations pouvait, de même, laisser supposer un rapprochement vers d’autres associations agissant déjà sur ces questions et/ou représentant d’autres populations. On constate néanmoins que la stratégie de lutte contre les discriminations est mobilisée pour différencier les « Ultramarins » et en particulier les Antillais, des autres populations minoritaires : les autorités sont interpellées, non pas en raison de leur absence d’action dans le domaine des discriminations, mais pour l’absence de reconnaissance des « discriminations spécifiques » dont les Ultramarins seraient victimes. Les autres populations minoritaires, selon les leaders associatifs et certains militants, bénéficieraient d’un ensemble de dispositifs de lutte contre les discriminations dont seraient exclus les Ultramarins, principalement en raison de leur citoyenneté. Le cas des Maghrébins, que l’on juge privilégiés par les pouvoirs publics ou les partis politiques. – sans que ne soit précisé qui exactement -, est régulièrement mentionné lors des réunions. Dans un communiqué de presse paru en janvier 2004, deux mois avant Le cas du préfet Dermouches, en poste à partir de 2004 suite à l’annonce du projet de nommer un « préfet musulman » par le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy, est également souvent évoqué dans les réunions comme marque du peu d’égard pour les Antillais. Plusieurs militants évoquent d’autres groupes qui seraient avantagés et privilégiés comparativement aux Antillais. La situation se complexifie lorsque émerge une association prétendant représenter l’ensemble des Noirs de France, groupe dans lequel sont explicitement inclus les Antillais.

La « Question noire » et la mémoire de l’esclavage ou la cristallisation des oppositions dans l’espace des mobilisations minoritaires

Avec la création du CRAN [25] (Conseil Représentatif des Associations Noires) et l’engouement médiatique pour ce qui est perçu comme l’émergence d’une « question Noire » en France, on assiste à un renforcement de la stratégie de différentiation. En novembre 2005 est créé à Paris le Conseil Représentatif des Associations Noires. Près de 60 associations africaines et antillaises, se réunissent ainsi pour lutter contre les discriminations, en impliquant notamment les partis politiques et les syndicats. Les médias, qui couvrent largement l’évènement, insistent sur la création de cette fédération, à la suite des émeutes urbaines de 2005. Pourtant, la création de l’association était en préparation depuis plusieurs mois. L’association a d’abord reçu un accueil mitigé : soutenue en apparence par les les pouvoirs publics (l’association est créée lors d’une réunion qui se tient au Sénat, sous le patronage de son président Christian Poncelet), elle est critiquée dans les médias et dénoncée par des associations antillaises qui stigmatisent « l’irruption de la race dans la vie politique française ». Les responsables de l’association développent un discours sur l’exclusion des Noirs de France de l’histoire nationale comme du marché du travail et critiquent fortement la notion de « communautarisme ». Ils expliquent ainsi que l’universalisme, tel qu’il est conçu et construit par les élites françaises, est surtout une manière pour celles-ci de conforter leur domination, en discréditant toute tentative d’organisation collective de la part des populations minorisées. La dichotomie universalisme/communautarisme est ainsi rejetée et jugée sans réel fondement [26]. Quant à l’usage du terme « Noir » pour désigner et rassembler un groupe hétérogène, les dirigeants de l’association s’en expliquent ainsi : s’il n’existe pas d’identité commune à l’ensemble des personnes désignées comme noires, la couleur de la peau reste une caractéristique commune qui entraîne un certain nombre de discriminations. Au départ l’idée est ainsi de réunir des populations sous ce dénominateur a minima. Cependant, en quelques semaines, le discours change de manière notable. Alors que des associations sont déjà largement mobilisées sur l’enjeu de mémoire de l’esclavage, le CRAN décide d’organiser lui-même un certain nombre d’évènements lors de la première commémoration nationale de l’abolition de l’esclavage, le 10 mai 2006. On observe ainsi une évolution importante : au départ, le seul point commun des populations désignées comme noires est le fait qu’elles subissent des discriminations raciales. La littérature sur les enjeux de mémoire a montré l’imbrication des enjeux de mémoire et d’identité et souligné le fait que lorsqu’il est question de mémoire collective, c’est souvent une inquiétude à propos de l’identité nationale qui est exprimée [27]. En construisant un discours sur la mémoire de l’esclavage, Patrick Lozes, président du CRAN, place cet enjeu dans une position centrale pour les populations noires de France. De l’usage de « Noir » comme dénominateur commun a minima, on passe à la définition d’une histoire commune à tous les Noirs de France. Ce passage d’une définition « raciale » par défaut à une identité collective définie positivement par les enjeux mémoriels notamment provoque des réactions très négatives de la part de plusieurs associations antillaises. Les premières réactions à la création du CRAN de la part des associations antillaises furent très négatives, les responsables dénonçant l’ « irruption de la race » dans la vie politique française. L’intérêt du CRAN pour la question de la mémoire de l’esclavage a également soulevé des réactions très négatives de la part des associations Comité Marche du 23 mai 1998 ou le Collectif DOM qui ont pu critiquer l’absence de légitimité de la fédération sur ce sujet. Dans un communiqué de presse du Collectif DOM datant du 29 avril 2006 on peut lire :

A ce propos (la commémoration de l’abolition de l’esclavage), le CRAN a tenté d’organiser un Zouk pour commémorer l’esclavage le 10 mai et y a renoncé faute de subvention suffisante. Imagine-t-on les juifs commémorer la SHOAH et les Arméniens leur génocide en dansant et en chantant ? (Communiqué de presse 29 avril 2006)

L’irruption médiatique du CRAN présente un intérêt pour notre analyse. Son usage direct de la race comme catégorie d’analyse est perçue comme une forme de menace par les associations antillaises. En effet, la stratégie de présentation de soi de celles-ci oscille entre une mise en avant d’une identité ethnique ou raciale permettant de rendre le groupe spécifique et le rappel de la citoyenneté française comme marqueur identitaire principal [28] . L’émergence d’une étiquette « Noirs » réduit fortement leurs possibilités d’usage alterné du référent ethnique et est perçue comme pouvant menacer l’accès aux ressources destinées aux seuls « Ultramarins » ou « Antillais » comme le montrent les travaux de Leïla Wuhl [29] . Devenir « Noirs » et ne plus être « antillais » ou « ultramarins » est perçu également comme un procédé amalgamant le groupe aux autres populations considérées comme « noires » : notamment les personnes d’origine africaine. D’autres enjeux, comme la question de l’accès à la citoyenneté, les sans-papiers, le développement des pays africains peuvent alors émerger, avec le risque de noyer les questions mises en avant par les populations antillaises. Construire une frontière entre les Antillais et les autres populations minorisées et considérées comme noires contribue à différentier le groupe. Une stratégie pour y parvenir et de recourir à la dénonciation de l’extrémisme des adversaires jugé menaçant. Ainsi, au moment de la médiatisation du groupe Tribu Ka, ouvertement et explicitement raciste et antiblanc [30], le Collectif DOM voit une occasion de discréditer le CRAN :

C’est justement pour éviter tout amalgame que le président du Collectif DOM, Patrick KARAM a actionné en justice en 2005, le dit KEMI SEBA pour "diffamation publique et incitation à la haine raciale". KEMI SEBA a été convoqué par la police le 23 septembre 2005, a été interpellé à son domicile le 6 décembre 2005 pour être présenté au juge d’instruction et a comparu le 25 avril 2006 devant le Tribunal Correctionnel de Paris. Pour le Collectifdom, il n’y a pas un racisme « blanc » qu’il faudrait condamner et un racisme « noir » qui serait acceptable. Le Collectifdom combat tous les racistes.
Comme le craignait le Collectif DOM qui l’a dénoncé à plusieurs reprises, la création du CRAN, dirigé par Patrick LOZES, a dopé ces mouvements afrocentristes qui ont décelé une légitimité à vouloir créer un lobby racial, à rassembler sur la base d’un communautarisme mélanique.
Cette idéologie détermine un message subliminal de haine raciale et de confrontation Noirs/Blancs : Regroupons-nous car les Noirs ont été esclaves, les Noirs ont été colonisés, ils sont maintenant discriminés, et les responsables sont les Blancs.
Patrick LOZES se situe ainsi dans une mouvance idéologique extrémiste dont la déclinaison ultime est énoncée par la Tribu Ka qui considère les métis et les blancs comme des ennemis.
L’idéologie du CRAN et de la Tribu Ka, qui consiste à créer une société d’apartheid, Noirs d’un côté, Blancs de l’autre, est à contre-courant car jamais la France n’a été aussi métissée. Le taux de mariage mixte entre Noirs et Blancs est considérable, dix fois supérieur à celui des Etats-Unis. » (Communiqué de presse du Collectif DOM du 31 mai 2006)

En faisant de la Tribu Ka une version extrême du CRAN, il s’agit de décrédibiliser l’association fondée par Patrick Lozès tout en se posant en contre-modèle anticommunautariste. Une telle stratégie permet ainsi de distinguer la situation particulière des Antillais de celles des autres « Noirs de France » et par extension de l’ensemble des « minorités visibles ».

Conclusion

Cette stratégie adoptée par les associations antillaises a semblé un temps payante. En effet, à la suite de l’élection de Nicolas Sarkozy était créée une Délégation Interministérielle à l’Egalité des Chances des Originaires de l’Outre-Mer chargée de lutter contre les discriminations « spécifiques » dont seraient victimes les Antillais, Guyanais, Réunionnais etc. Cette reconnaissance de la spécificité de la position des Antillais en France prolonge l’existence d’administration spécialisée dans la gestion de la migration antillaise en France. Mais elle reflète également la stratégie d’associations visant à représenter les Antillais comme un groupe distinct des autres populations minoritaires. Si la création du CRAN et la multiplication des discours sur la « question noire » ou les « Noirs de France » ont soulevé de virulentes critiques de la part de ces associations, ce n’est pas tant par peur d’une irruption de la race dans l’espace public que par crainte de perdre leur « spécificité » en se fondant dans un groupe plus large de « Noirs ». Une telle stratégie comporte plusieurs limites. Cela a tout d’abord pour conséquence de fortement réduire les possibilités d’actions de ces associations antillaises qui peuvent difficilement s’élargir à de nouvelles mobilisations. Ensuite, en choisissant de se distinguer d’autres mouvements comme le CRAN ou encore le Mouvement des Indigènes de la République, ces associations antillaises sont vouées à occuper une place restreinte dans le champ du militantisme minoritaire. Enfin, elles se privent d’une base sociale plus large comprenant les personnes originaires des Antilles qui considèrent que les discriminations et difficultées subies sont communes à d’autres groupes minoritaires. Finalement, en refusant une définition ethno-raciale du groupe tout en demandant la prise en compte de la spécificité de la situation des Antillais ces associations contribuent au flou de la notion de diversité.

NOTES

[1] BARTH, Fredrik. Ethnic groups and boundaries. The social organizations

[2] Voir notamment les travaux d’Andreas Wimmer, notamment« The Making and Unmaking f Ethnic Boundaries : a Multilevel Process Theory », in American Journal of Sociology.Vol.113, n°4, 2008, p.970-1022

[3] Cet article se fonde sur les données qualitatives (entretiens, observations des diverses activités des associations, archives) recueillies dans le cadre d’une thèse soutenue en novembre 2009. CELESTINE, Audrey. Mobilisations collectives et construction identitaire. Le cas des Antillais en France et des Portoricains aux Etats-Unis. Thèse de science politique, Paris : IEP de Paris, sous la direction de Denis Lacorne.

[4] Ce point sera détaillé dans la première partie de l’article

[5] A ce sujet, voir le dossier « Usages de la diversité » coordonné par BERENI, Laure, JAUNAIT, Alexandre. Raisons Politiques, n°35, août 2009, 220p.

[6] DOYTCHEVA, Milena. « Réinterprétations et usages sélectifs de la diversité dans les politiques des entreprises », in Raisons Politiques, n°35, août 2009, p.107-124

[7] Les territoires coloniaux français sont gérés en fonction de leur « degré d’évolution » les « Vieilles Colonies »(…) qui sont marquées par des contacts importants avec la métropole depuis longtemps sont considérées comme dignes d’y voir applique la citoyenneté française.

[8] MAM LAM FOUK (2006) op.cit. p.51

[9] Expression empruntée à Emmanuelle Saada in « Citoyens et sujets français de l’Empire. Les usages du droit en situation coloniale », French Politics, Culture and Society, vol.20, 2002 ; « Une nationalité par degrés : civilités et citoyenneté en situation colonial », in WEIL, Patrick et DUFOIX, Stéphane (dir. ) L’esclavage, la colonisaton et après, Paris : PUF, 2004

[10] CONSTANT, Fred, DANIEL, Justin. 1946-1996. Cinquante ans de départementalisation outre-mer. Paris : L’Harmattan, Paris, 1997, 477p.

[11] NOIRIEL, Gérard. Le creuset français : histoire de l’immigration XIXe-XXe siècle. Paris :Seuil, 1992.

[12] BYRON, Margareth, CONDON, Stéphanie. Migration in Comparative Perspective : Caribbean Communities in Britain and France. New York – London : Routledge, 2008, 280p.

[13] MILIA, Monique. De l’Outre-mer au continent : étude comparée de l’émigration puertoricaine et antillo-guyanaise de l’après-guerre aux années 1960, Thèse de doctorat d’histoire, École des hautes études en sciences sociales, 2002.

[14] BYRON, M., CONDON, S. (2008) op.cit.

[15] Voir WUHL, Leïla. Migrants de l’intérieur. Les Antillais de métropole : entre intégration institutionnelle et mobilisations collectives. Thèse de doctorat : Science Politique : Université Paris-Dauphine, décembre 2006, 513p. (Sous la direction d’Astrid Van Busekist)

[16] DOYTCHEVA, M. Existe-t-il un multiculturalisme à la française ? Une étude de la politique de la ville 1981-2003. Thèse de doctorat : Sociologie : Paris : EHESS (sous la direction de Dominique Schnapper) 2003

[17] Ce titre fait référence à l’article de Didier Fassin « L’invention française de la discrimination » in Revue Française de Science Politique, vol.52, n°4, août 2002, p.403-423

[18] Notes de terrain, novembre 2004

[19] Notes de terrain, réunion Collectif DOM septembre 2004.

[20] BENFORD, D.,SNOW, David, ROCHFORD, B. et WORDEN, S. “Frame Alignement Processes, Micromobilization and Movement Participation”. American Sociological Review, 1986, vol.51, n°4, p.464-481.

[21] FILLIEULE, Olivier, Fillieule, Olivier : Lutter ensemble. Les théories de l’action collective. Paris : L’Harmattan, 1993

[22] BACOT, Paul. « La politisation comme élargissement de la conflictualité », 7e Congrès de l’AFSP, atelier Conflictualisation et Politisation, 2002, Lille.

[23] FASSIN, Didier. « L’invention française de la discrimination », Revue Française de Science Politique, vol. n°52, n°4, août 2002.

[24] ESCAFRE-DUBLET, Angéline, SIMON, Patrick. « Représenter la diversité en politique », Raisons Politiques, n°35, août 2009, p.125-142

[25] Le CRAN bénéficie d’une couverture médiatique importante, et dans les mois qui suivent sa création plusieurs ouvrages sont publiés sur la « question noire », FAES, Géraldine ; SMITH, Stephen : Noirs et Français ! Paris :Hachette, 2006, 445p, DURPAIRE, François. France blanche, colère noire. Paris : Odile Jacob, 2006, 276p. L’hebdomadaire Le nouvel observateur consacre la une aux « Noirs de France » en mai 2006. Une conférence intitulée « Black France » est également organisée en juin 2008 au centre parisien de l’université Columbia.

[26] Entretien avec Louis-George Tin, novembre 2007. Interview donné au site internet de l’« Observatoire du communautarisme » www.communautarisme.net, 17 mars 2006

[27] LAVABRE, Marie-Claire. « L’identité française est-elle en crise. ». French politics and society, vol.14, n°1,1996, pp.51-60

[28] CELESTINE, Audrey. Mobilisations collectives et construction identitaire. Le cas des Antillais en France et des Portoricains aux Etats-Unis. Thèse de .

[29] WUHL, L. (2006) op.cit.

[30] On peut noter qu’à cette période, l’un des nombreux ouvrages traitant de la nouvelle « Question Noire », (Faes, Géraldine ; Smith, Stephen : Noirs et Français !, Hachette, 2006, 445p.) consacre une soixantaine de pages sur près de 450 à la Tribu Ka et de son président Kemi Seba, en faisant un acteur incontournable de ladite « question Noire », ce qui apparaît assez fantaisiste.